Dans leur combat douteux, surtout quand l’onction du Ciel, comme disent les Chinois, commence à leur manquer, il n’est pas rare, de nos jours, de voir les petits timoniers de la barque erratique qu’on n’a presque plus l’habitude d’appeler Etat, invoquer les esprits pour retrouver un semblant de légitimité - on n’osera pas dire « devant l’éternel » - du moins en regard de la fugacité dérisoire des choses publiques qui deviennent un jeu pitoyable d’ombres et de mystifications, dans la grotte télévisuelle où s’agite un peuple d’Alberichs cauchemardesquement démultipliés autour du trésor des Nibelungen. Les Sauvages, dit-on, mangeaient volontiers leur grand-père pour que la force spirituelle, l’énergie vitale des aïeux, restât dans le sang familial. Notre âge de Titans à bout de souffle se contente de la mastication des cadavres qu’on exhibe devant un public blasé avant d’en faire du pâté de poncifs.
Tel est le sort de Camus, qui aurait traité le cas Sarkozy avec la commisération qu’il mérite.
Bernard de Chartres avait eu ces mots magnifiques, rapportés par Jean de Salisbury, à une époque, le 12ème siècle, où le mot « grandeur » avait encore quelque sens : « Nous sommes des nains assis sur les épaules de géants, aussi nous pouvons voir plus et plus loin qu’eux, non pas à cause de l’élévation de notre regard ou de la taille de notre corps, mais parce que nous sommes portés en hauteur et soutenus par leur gigantesque dimension. » Que dire de ce début du troisième millénaire ? Le Panthéon, cette boîte à apothéose, suffira-t-il à octroyer à ses officiants intermittents une once de la gloire supposée de génies désignés qui n’ont souvent été élus par le pouvoir que pour leur utilité propagandiste, comme le cabotin et mythomane Malraux ( protégé durant la guerre par son ami Drieu La Rochelle) ou le sang mêlé Dumas ? Cela n’enlève rien au talent de l’un et de l’autre, mais on voit bien pourquoi on a refusé une résidence pompeuse aux cendre du très réactionnaire Eugène Delacroix. Les mânes des asticots qui ont grouillé sur les chairs putrides de ces hommes imparfaits, que les classes de lycées ont parées d’immortalité républicaine, se satisfont aisément des gargouillis gazeux qui les repaissent en guise de gueuleton politicien.
Mais que disait donc Camus, Camus le nietzschéen, l’immoraliste moralisateur, le libertaire nobélisé ?
Disons que pour la postérité, sub specie aeternitatis, Camus fut le vainqueur de ce cent mètres insignifiant qui l’opposa à l’agité du bocal, à ce Sartre qui voulait qu’on tuât les Blancs parce qu’ils étaient blancs. On ne saura jamais si l’auteur de l’Etranger mourut à temps (mais son ouvrage Le Premier homme laissait augurer de belles heures littéraires), cependant il est certain que son ombre coiffa sur le poteau ce naufrage de la pensée qu’était Sartre qui, après avoir affolé les « Chinoises » émoustillées et les excités de Normale sup., termina sa vie ratée, soutenu pathétiquement, tel qu’en lui-même l’éternité l’avait changé, par André Gluksmann et Bernard Henri Lévy, ces deux clowns du cirque médiatique.
Camus, il faut bien le dire, connut, comme Raymond Aron, une certaine disgrâce de la part d’une classe moyenne encore jacobine d’épiderme, qui louchait du côté de la Nouvelle Rome. Les zélotes pardonnent difficilement aux tièdes présumés, encore moins à ceux qui ne bêlent pas de concert.
Avouons-le sans barguigner. Les scrupules de Camus, son intransigeance face aux dégâts de l’engagement, sa défense des « Justes », des innocents broyés par la logique nihiliste, toutes ses prises de positions qui semblaient tenir un équilibre précaire entre les deux choix qu’une triste époque offrait aux Européens médusés en guise de viatique, ce rejet de l’étouffant totalitarisme soviétique et de l’hypocrite pharisaïsme yankee, le rendent finalement sympathique. Car on voit bien que son combat pour les droits de l’homme n’était généré ni par un arrivisme opportuniste, ni par une intoxication du cerveau, comme la plupart des intellectuels engagés, ce clergé haineux et bouffi de poison idéolâtrique. En matière de pensée, il vaut mieux se fier au cœur, c’est-à-dire au courage tel que l’entendait Corneille, qu’à cette hypocrisie melliflue qui désigne volontiers le Diable pour mieux persuader de sa promiscuité avec le Bon Dieu. Camus dédaignait ces facilités rhétoriques. Il était aisément récupérable par un libéralisme bon teint, qui n’en est pas à un cynisme près, mais comment le lui reprocher ? Ce n’est pas un Jean-Sol Partre viannesque, qui disait dialectiquement avoir eu raison quand il avait eu tort, qui rabaissera, à nos yeux, la figure la plus humaine d’une caste assez dédaigneuse, finalement, des êtres humains, quand bien même elle eût à la bouche sa litanie droitdel’hommesque. Ce qui rend en effet Camus autrement sympathique, c’est son écoute scrupuleuse du cœur humain. Un honnête homme du 17ème siècle chu en ce désastre obscur, image contemporaine d’une absurdité qu’il sonda pour que la dignité tragique de l’Homme surgît. Quel courage au fond de déclarer, en pleine guerre d’Algérie, qu’il préfèrerait toujours sa mère à la justice, bafouant ainsi le logicien Aristote, trop raisonneur pour être vrai ! Qui n’a pas foulé la terre algérienne ne connaît pas la crampe au cœur qui noue le corps à son austère beauté, et qui transforme en billevesées les effets de manches des Raminagrobis.
C’est cette vérité humaine qu’il faut retenir de Camus, dont l’existence dément tous les mensonges actuels. Dans La Chute, chef d’œuvre nietzschéen inspiré intimement du Sous-sol dostoïevskien, qu’il faut absolument lire, n’a-t-il pas dit, par la bouche amère de Clamence, « Je rêve parfois de ce que diront de nous les historiens futurs. Une phrase leur suffira pour l’homme moderne : il forniquait et lisait des journaux. » La télévision était rare dans les années 50, il n’avait pas tout vu…. Autre citation, parmi d’autres tout aussi passionnantes : « Je sais bien qu’on ne peut se passer de dominer ou d’être servi. Chaque homme a besoin d’esclaves comme d’air pur. Commander, c’est respirer… ». Et plus loin : « La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d’être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. » Ou encore (on ne s’en lasserait pas !) : « Ah ! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible. Il faut donc se choisir un maître, Dieu n’étant plus à la mode. » Encore une dernière, pour la route qui court vers la liberté vraie : « Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. »