La télévision, le showbiz, les bruits du net et le foot occupent l’esprit contemporain, à défaut d’autre chose. Il semblerait qu’on ait du temps à tuer, comme qui dirait plusieurs vies, comme les chats. Déjà, sous l’Empire de Rome, il était difficile de résister aux séductions du Cirque ainsi qu’aux petites phrases perfides des Juvénal, Suétone et autres Tacite (tant les empereurs nourrissaient les bavardages à pipelets). Sénèque en dit quelque chose dans ses Lettres à Lucilius, et aussi des clameurs d’athlètes qui se défoulaient au-dessous de son appartement, dans les thermes. Il avait son projet à lui, le stoïcien, qui était de se garder des frivolités émollientes et, surtout, avilissantes.
Au fond, il n’est pas invraisemblable que la nature des préoccupations de chacun en dise plus sur lui que n’importe quel jugement extrinsèque. Il est une manière par exemple d’évoquer le foot, qui révèle le pied.
Personnellement, je préfère le rugby, plus enraciné, plus collectif, plus festif et, somme toute, plus fair play que le football. Il n’empêche que j’ai éprouvé de sacrés coups de tripes, en 82, et, pourquoi le cacherais-je, en 98, et je me souviens de la finale de la coupe d’Angleterre Leeds-Chelsea, (en 67 ?), ainsi que de la coupe du monde au Mexique, en 70 me semble-t-il. Le foot nous fait volontiers entrer dans des histoires intenses, parfois de vraies épopées, comme en 82. Je fus, jeune, un admirateur fanatique du Roi Pelé.
Bien qu’il fût noir, notez-le bien.
Si j’avais été citoyen de l’Urbs et peu féru de stoïcisme, et que je me fusse glissé parmi les spectateurs impatients, je ne me serais peut-être pas soucié que les gladiateurs fussent nègres, celtes, germains ou syriens. Le rite sanglant du sacrifice consenti et l’esprit « sport » des combattants auraient fait mon affaire. Dans ce cas, on est rarement regardant sur la couleur de peau.
Le foot est une création du monde industriel et de la société libérale. Son universalisme s’est dilaté avec la civilisation occidentale, dans sa variante la plus économiste et individualiste. J’ignore à peu près comment un tel phénomène d’empathie a pu s’emparer de peuples aussi divers que les Latino-américains, les Africains, les Européens, bien entendu, et maintenant, de plus en plus, les Asiatiques. Mais justement l’exemple des derniers, soumis aux contraintes de la compétition libérale et au rabattement individuel qu’elle implique, montre combien modernité et football sont liés, tandis que le rugby est sans doute plus dépendant de structures socioculturelles holistes et ancestrales.
Mais qu’importe !
Je ne saurais dire non plus pourquoi il se trouve, dans l’équipe de France, plus de Noirs et de Maghrébins que d’Européens de souche. Il se peut bien entendu que ce résultat fasse l’affaire des partisans de la société multiculturelle, voire qu’il ait été voulu. Je ne veux d’ailleurs pas juger des qualités des uns et des autres. Peut-être au fond les « joueurs de couleur », du fait de leur origine, ont-il plus de rage à « monter » qu’une jeunesse française de souche qui, dans le même temps, s’étiole démographiquement.
Cela a-t-il vraiment de l’importance ?
Il me semble par exemple que la marchandisation du sport, l’aliénation consécutive à une dépossession du jeu au profit de la technique, la mise en condition médiatique de la vedettisation au détriment du sport de masse provoquent des effets autrement destructeurs que l’origine des uns et des autres.
On voit bien au demeurant ce qu’une telle focalisation sur l’identité ethnique des joueurs signifie. Et, franchement, on se trompe complètement de combat.
Car, outre qu’avoir l’esprit occupé uniquement par la constitution de l’équipe de France de football dénote pour le moins une absence complète d’ambition culturelle et un niveau de curiosité intellectuelle frisant le paupérisme absolu, si l’on veut par ailleurs user de cynisme pour parvenir à certains résultats politiques ad augusta per angusta, il faut réviser son Machiavel. En quoi agiter les remugles racistes avec sa petite trompette de supporter et des noms de singes va-t-il permettre d’accéder à une haute conscience de notre identité et de notre mémoire la plus longue ? On ne produira que des gueulards et, éventuellement, des gardes-chiourmes hargneux. Et puis, le petit Blanc est-il si différent du Noir fan de rap, consommateur repu et beauf indécrottable ? Tous américanisés et pourris jusqu’à la moelle ! Pourquoi ne pas trouver des gens valables dans les banlieues, ayant une haute estime des luttes populaires et spirituelles ? En rencontre-t-on tant dans les quartiers « européens » ?
On voudrait répondre à aux gorilles amateurs de forte boisson et de rixes obsessionnels que notre combat est autrement plus digne que leurs virées hebdomadaires.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas, qu’il ne faudra pas risquer sa vie. Mais la civilisation qui me hante, dont les prémisses s’inscrivent dans ma chair et mon âme, que j’interroge dans mon rapport avec un territoire multimillénaire, n’est pas une civilisation de haine et de racisme. Elle est un Ordre, un Cosmos, une Hiérarchie spirituelle qui offrent leur place aux hommes.
Les Anciens, les grecs et les Romains n’en usaient pas autrement, qui accordaient un rôle à l’étranger.
Il ne me reste plus qu’à rappeler les paroles d’Antigone, la fondamentaliste, la traditionaliste, l’intégriste : « Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent. »