Même un tsunami est politique
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06/01/05 |
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18.58 t.u. |
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Christian Bouchet |
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Personne n’a pu échapper - depuis le 26 décembre dernier - aux images du tsunami qui a frappé les côtes de l’Océan indien et à celles de ses effets dévastateurs. Une telle exploitation médiatique de la souffrance humaine est, sans aucun doute, sans précédent et les reportages incessants sur la détresse des populations, sur le sort des touristes occidentaux et sur l’" élan de solidarité internationale ", ont totalement aveuglé toute analyse dissidente de la situation. Une fois de plus, il fallait avoir accès à des canaux d’information très spécialisés pour pouvoir bénéficier, sur ce dramatique événement, d’une réflexion qui ne soit ni sensationnaliste ni idéologiquement occidentaliste. Pourtant, même un tsunami est politique...
Sans vouloir épuiser le sujet on peut l’aborder selon quatre axes : 1 - tous les morts n’ont pas la même valeur, 2 - Oncle Sam est pire qu’Oncle Picsou, 3 - l’aide humanitaire montre les nouveaux rapports géopolitique, 4 - le Tsunami est un utile paravent.
Tous les morts n’ont pas la même valeur
Il y aurait eu 145.000 morts du fait du raz de marée. Si l’on accepte l’idée que les morts d’un jour valent les morts de tous les jours, il faut mettre ce chiffre en perspective. 145.000 morts c’est, selon la FAO, le nombre de décès dans le monde en six jours du fait de la faim et de la malnutrition. 145.000 morts c’est a peine un tiers de plus que les irakiens décédés du fait de l’occupation américaine. 145.000 morts, c’est - pour rester dans la région du séisme - trois fois moins que les communistes tués en Indonésie avec le soutien des Américains par le régime de Suharto.
Bien sûr, la démesure du séisme, sa soudaineté, sa symbolique biblique même à la période des fêtes de Noël, ne pouvaient qu’entraîner choc et émotion. Mais ce choc et cette émotion sont en grande partie dus au travail des médias. Médias qui sont habituellement étrangement muets et aveugles face aux morts et aux blessés " par respect pour la pudeur du public "... Parlant de la situation aux USA, mais d’une manière qui est facilement transposable dans tous les pays occidentaux, Mike Whitney de la revue américaine Couterpunch a pu écrire avec justesse : " Chaque aspect de la souffrance a été examiné à la loupe par le regard prédateur des médias. C'est dans ce genre de situation que la presse occidentale se surpasse ; dans cette ambiance festive des catastrophes humanitaires. Leur goût pour la misère n'est dépassé que par leur appétit pour les profits. Où était la "presse libre" en Irak lorsque le nombre de morts atteignait les 100.000 ? Jusqu'à présent, nous n'avons rien vu de la dévastation à Falloujah où plus de six mille personnes sont mortes et où les cadavres furent alignés dans les rues pendant des semaines. La mort est-elle moins photogénique en Irak ? (...) N'était-ce point Ted Koppel (un célèbre journaliste de TV des USA, NDLR), il y a à peine quelques jours, qui déclarait que les médias faisaient preuve de retenue en Irak par respect pour la pudeur du public. Il répéta encore une fois la rengaine sur le fait que montrer des images d'Irakiens morts était "de mauvais goût" et que le public américain trouverait de telles images repoussantes. (...) Il semblerait que Koppel et toute la bande aient rapidement changé d'avis. Le tsunami s'est transformé en une agitation médiatique non-stop autour du carnage et des ruines, explorant toutes les facettes de la misère humaine dans les moindres détails sordides. Le festival sanglant est lancé à toute vapeur et l'audimat grimpe avec. (...) Cependant, lorsqu'il s'agit de l'Irak, le discours devient autre. Les morts et les mutilés sont cachés hors du champ des caméras. Aucun média n'oserait montrer le cadavre d'un "marine" ou même celui d'un Irakien mutilé par une bombe américaine. Cela pourrait saper les objectifs patriotiques de notre mission : la démocratisation des indigènes et leur entrée dans le système économique global. De plus, si l'Irak était couvert par les médias comme le tsunami, le soutien à la guerre pourrait connaître une érosion supérieure à celle des côtes thaïlandaises (...). Il semblerait que les médias aient raison ; le massacre en Irak est d'une autre nature qu'en Thaïlande, Indonésie ou en Inde. La boucherie Irakienne fait partie d'un projet beaucoup plus vaste, un projet de conquête, de soumission et de vol des ressources, les prémisses du maintien de la domination yankee pour le siècle à venir. (...) Le conflit Irakien illustre comment les médias se plient aux objectifs politiques de leurs propriétaires. Les médias picorent les informations selon les intérêts des investisseurs ; jetant aux orties les images (tels que des soldats américains morts) qui ne rendent pas service à leur politique. Ainsi, ils peuvent faire coïncider l'information avec leur doctrine, celle qui sert les intérêts des multinationales. Il s'agit d'éliminer sélectivement tout ce qui pourrait compromettre les objectifs plus larges et impériaux. A l'inverse, le tsunami en Asie permet aux médias d'assouvir l'appétit du public pour la tragédie et de combler son intérêt macabre pour le malheur. (...) Les médias peuvent enterrer une information toute en manipulant une autre pour faire grimper l'audimat. Ils sont à la fois capables d'exploiter la souffrance des asiatiques et d'ignorer celle des Irakiens. Dans un cas comme dans l'autre, nous sommes toujours aussi éloignés de la vérité. Il est tout simplement impossible de se faire une idée cohérente du monde à travers le prisme des fabriquants d’information. Ils sont plus préoccupés par la création de conditions favorables à la consommation que par un compte-rendu objectif des événements. "
Oncle Sam est pire qu’Oncle Picsou
Dans les premiers jours du désastre, George Bush a fièrement annoncé des dons à hauteur de 15 millions de dollars. Accusé de pingrerie, il a délié les cordons de sa bourse et il est monté jusqu'à 35 millions de dollars avant, qu’aiguillonné par la polémique sur la faiblesse des sommes promises par les USA, il finisse par accorder royalement 350 millions de dollars.
Ces chiffres en millions de dollars font impression et, comparés à nos maigres revenus, ils semblent astronomiques. Pour percevoir leur réalité, il importe donc de les comparer.
Une journée de guerre en Irak coûte au trésor américain de 200 à 300 millions de dollars. Le coût prévu des festivités d’investiture de Bush à la Maison blanche est de 50 millions de dollars. Le coût de la dernière campagne présidentielle a été d’un milliard de dollars.
Donc, la première offre d’aide correspondait à environ une heure de guerre, la seconde à environ trois heures et la troisième a un peu plus d’une journée d’occupation. Ou bien, avec la première et la seconde offre on ne pouvait payer qu’une partie des festivités d’investiture... et avec l’aide la plus généreuse on ne versera au million de réfugiés qu’un tiers de ce qui a été dépensé pour élire une seule personne !
Une autre comparaison est particulièrement parlante : les quatre ouragans qui ont touché la Floride l’an passé ont occasionné une dizaine de victimes. L’aide de l’Etat fédéral aux sinistrés a cependant été de 11,6 milliards soit plus de trente fois ce que les USA proposent aux millions de sinistrés des pays victimes du Tsunami.
L’Etat américain n’est pas le seul a être près de ses sous. Les dons des multinationales ont été de même insignifiants au regard de leurs bénéfices. Deux exemples : Nike a donné un million de dollars alors que ses bénéfices se chiffrent à 1,6 milliards de dollars ; General Electric a fait un don, elle aussi, d’un million de dollars, l’équivalent, vu ses bénéfices, du don d’un euro par vous et moi et cent vingt trois fois moins que le salaire annuel de son PDG !
De surcroît, il faut bien noter que si ces sommes ont été " promises ", rien ne nous assure qu’elles seront versées. Souvenons nous qu’en 2000, George Bush avait promis, de même, cinq milliards de dollars pour le développement de l’Afrique. Or cette promesse n’a jamais été honorée !
Dans le passé, on pouvait accuser les Américains d’arrogance, de violence, de rudesse, etc., mais pas de pingrerie. Ils tuaient, massacraient et occupaient, mais ils dépensaient. Ils s’étaient même fait une image de générosité dans le monde grâce au plan Marshall et à une campagne de propagande ingénieuse pendant la guerre froide. Les USA semblaient avoir compris que les Empires ne sont pas bon marché et qu’ils ne se construisent pas à l’économie. Tout cela semble a été oublié et l’avidité l’emporte aujourd’hui sur la clairvoyance politique et l’habilité diplomatique.
Donald Duck ne distribue les miettes de son festins que contraint et forcé, et il les distribue de surcroît avec parcimonie.
L’aide humanitaire montre les nouveaux rapports géopolitique
Contraint et forcé, l’Oncle Sam, l’est plus par la géopolitique que par l’opinion publique (celle-ci étant aux States assez réservée sur l’aide humanitaire, au point que le New York Times n’a pas hésité à titrer le 30 décembre " Nous sommes pingres ? et bien oui ! "
Avec un étonnant retard, les USA se sont compte que s’ils ne voulaient pas voir leur influence reculer dans l’Océan indien, ils devaient donner. Il est vrai que le tsunami a été l’occasion pour beaucoup de pays de se positionner sous couvert d’actions humanitaires.
Comme l’a écrit un analyste invité par Le Figaro : " depuis 2001, un nouvel équilibre semblait se dessiner en Asie du Sud-Est au profit de la Chine, géant économique incontournable, courtisé par l'ensemble des pays de la région, à la fois fortement attirés et inquiets pour leur avenir. Lors du dernier sommet de Vientiane au Laos, au mois de novembre 2004, le projet de zone de libre-échange lancé par Pékin en 2000 avait été réaffirmé et un "partenariat stratégique pour la paix et la coopération" avait été signé entre la RPC et les pays de l'Asean. Le Japon de son côté, pourtant première puissance économique régionale, de très loin, ne semblait capable que de réagir au dynamisme de Pékin. "
Or la Chine a été incapable de faire face en volume à l’aide américaine. Proposant tout d’abord 2,5 millions de dollars d'aide puis 60 millions, elle a du avouer les limites et les contradiction de son discours de puissance et de son système de développement. Comme l’a souligné son ministère des Affaires étrangère : 2,5 millions de dollars c'est 20 ans de subsistance pour 20 000 paysans chinois, 60 million c’est de quoi faire vivre une ville de 500.000 habitants pendant la même durée... Or la Chine a besoin de cet argent pour elle-même et sa relative prospérité ne lui permet pas encore d’être charitable de manière conséquente.
Comme le remarque de nouveau Le Figaro : " A l'inverse de la Chine, l'offre d'aide japonaise à la zone sinistrée a été d'emblée très importante et, là aussi, il y a sans doute une volonté délibérée de la part de Tokyo, au-delà de la compassion, de réaffirmer sa position dans la région. Au-delà de l'aide en dollars (...) cette aide japonaise reprend le format de l'organisation stratégique régionale en s'inscrivant aussi dans le projet américain de "coalition internationale" regroupant dans la région les alliés de Washington, Japon, Australie et - ce qui n'est pas un hasard - Inde. " Cette coalition, initiative de Monsieur Bush n’ayant pour but véritable, bien sûr, que de contourner et d’humilier l’ONU, c’est-à-dire la seule source de droit international. La coopération internationale, pour coordonner efficacement les efforts n’ayant, à aucun moment, été le premier réflexe des élites mondialisées.
La Russie a, de son côté, tenté un come-back régional en envoyant des iliouchines chargés d'aliments, l’Inde a montré son état de " grande " puissance en refusant toute aide et en proposant à ses voisins, la France a eu a cœur d’intervenir assez généreusement, etc.
Ainsi la générosité est-elle bien géopolitique. Ce qui est dramatique c’est, qu’en la matière, même le plus pingre reste le plus riche. Ainsi Powell peut-il parader en Indonésie en montrant toute la générosité du " grand frère " américain et comment, tous les peuples ont intérêt à faire acte de vassalisation, tout en " prouvant " par dollars interposés que les USA n’ont rien contre l’islam puisqu’ils aident le plus grand pays musulman.
On remarquera de plus que cette aide vient après la catastrophe alors que, comme l’a dit au New York Times, le professeur Tad Murty, expert des raz de marée à l’Université de Winnipeg, " il n’y a aucune raison pour qu’il y ait une seule victime des tsunami. Les vagues sont absolument prévisibles. Nous avons mis au point des tableaux qui nous disent la vitesse de propagation de la vague dans l’Océan Indien. Et pour arriver en Inde le tsunami devait mettre quatre heures. Un temps amplement suffisant pour donner l’alarme ". Or le coup d’un tel système d’alarme dans toute la région aurait été inférieur à un million de dollars, c’est à dire trois fois rien (quelques minutes de guerre en Irak...). Mais pour les pays de la " coalition internationale d’aide humanitaire " américano-centrée faire du préventif n’avait aucun sens alors que faire de l’humanitaire grand spectacle est porteur.
Le tsunami est un utile paravent
Le séisme aura eu du intérêt évident pour les dirigeants du Nouvel ordre mondial, durant le temps ou il aura focalisé toute l’attention des médias, ils auront vécu un " instant de grâce " durant lequel on n’aura parlé de rien d’autre. Or, pourtant, la terre n’a pas cessée de tourner, Tsahal d’assassiner en Palestine, les GI’s de tuer en Irak, etc. Mais personne ne s’en est soucié, c’est l’effet paravent des événements hyper-médiatisés.
Or le raz de marée de l’Océan indien a permis de faire passer dans l’indifférence, ou presque, une date clef des rapports économiques mondiaux dont les conséquences sociales risquent bien de dépasser en nuisance de nombreux tsunami.
Le 1 janvier, en effet, la libéralisation des échanges de produits textiles, voulue par l’OMC, a annoncée des moments difficiles pour de nombreux pays du tiers-monde qui seront soumis à une concurrence à laquelle ils ne pourront pas résister. On sait déjà que l’industrie textile du Népal et de la République dominicaine devraient être rayées de la carte, que la Turquie devrait être durement touchée et que la production de textile en Afrique devrait connaître une baisse de 70 % ! On annonce 30 millions de chômeurs supplémentaires dans le tiers monde dont 2,2 millions rien qu’au Bangladesh. Et pour résister à la pression de la concurrence devenue folle les Etats annoncent déjà la remise en cause de leurs protections sociales : les Philippines ont renoncé à l’application de la loi sur le salaire minimum dans la confection, le Bangladesh a annoncé que le nombre d’heures supplémentaires autorisées va être très largement majoré, etc. L’Occident lui aussi devrait être touché par une accentuation des délocalisations et par un chômage accru dans le secteur du textile.
Les seuls gagnants dans l’opération devraient être quelques industriels chinois et les multinationales de l’habillement et de la distribution. Une fois de plus la misère des peuples permettra le bien être de quelques uns. Ce tsunami silencieux ne préoccupera pas les journaleux, il n’est pas " médiatique ", il ne fait pas grimper l’audimat (donc le prix des secondes de publicité) et de surcroît il profite à ceux qui possèdent les médias.
Tout se tient donc et l’ennemi reste, partout et toujours, le même : le monde marchand et son incarnation : l’Empire du mal. Ce sont eux qui manipulent toutes nos perceptions du monde et toutes nos émotions même les plus nobles comme la solidarité...
Christian Bouchet
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