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:::::::: histoire :: allemagne ::
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Armin Mohler, présent !
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11/07/03 |
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6.29 t.u. |
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Götz Kubitschek |
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Nous venons d’apprendre, avec tristesse, le décès du professeur Armin Mohler survenu le 4 juillet dernier.
Ancien secrétaire d’Ernst Jünger et théoricien de la « révolution conservatrice » Armin Mohler a toujours été une référence cardinale dans notre démarche politique.
En guise d’introduction à son travail, nous publions ci-dessous le très beau texte que Götz Kubitschek avait écrit pour ses quatre-vingts ans.
Götz Kubitschek : L'image comme argument
Quand on entre chez Armin Mohler, dans son appartement
munichois, on suit d'abord un long corridor sombre. Au
début de ce couloir, près de l'entrée, se dresse une
commode, avec, en face d'elle, un grand miroir. Puis,
on suit une rangée de bibliothèques énormes et très
larges, s'élevant jusqu'au plafond, qui rendent ce
corridor plus étroit. Une ou deux heures plus tard, on
se trouvera en face d'elles, avec le maître du logis,
pour s'entendre dire que celle-ci contient les
ouvrages sur les réalistes russes, celles-ci les
ouvrages sur les Espagnols, les Scandinaves, les
Américains. Ainsi s'alignent plusieurs milliers de
superbes volumes consacrés à l'histoire de l'art, la
préoccupation majeure de l'autre Mohler, celle que le
public politisé et idéologisé ne connaît pas. Car le
Mohler que ce public plus militant connaît est avant
toute chose l'auteur d'une thèse de doctorat, devenue
un ouvrage de référence essentiel, Die Konservative
Revolution in Deutschland. Ce livre, aujourd'hui
publié en deux volumes avzec tous les ajouts cumulés
au fil du temps, a permis de forger un concept —celui
de "Révolution Conservatrice"— qui est toujours
utilisé dans les ouvrages traitant de l'histoire
culturelle et politique allemande de ce siècle.
Ensuite, ce livre a eu un effet de cristallisation,
dans la mesure où il sert de référence à tous les
penseurs de la droite.
Cet amateur d'art, ce fabuleux collectionneur de beaux
ouvrages, cet homme qui a donné aux intellectuels de
droite un fil d'Ariane, se tient debout au milieu de
la pièce et appuie son corps massif sur une canne.
Plusieurs opérations aux genoux ont fait leur effet.
Les cheveux blancs sont peignés en arrière.
Visiblement, il s'est préparé pour nous recevoir. A
côté de son fauteuil préféré se trouve une liasse de
papier et un petit tas de livres. Nous entrons
directement dans le vif du sujet. Aucune de nos
questions reste sans réponse. Mohler fait venir de
nouveaux documents de la pièce voisine. Trois
portraits-icônes sont accrochés au mur: Ernst Jünger,
Carl Schmitt, Arnold Gehlen. Nous avons une courte
conversation sur ces trois géants de la pensée
allemande de ce siècle. Ensuite, dans la foulée,
Mohler me fait traverser la pièce et frappe du bout de
sa canne une autre photographie, accrochée au-dessus
du chambranle de la porte, et dit: "Cet homme a eu un
grand mérite en prononçant son fameux discours, si
bien qu'on peut beaucoup lui pardonner". Je reconnais
le visage de Martin Walser.
Oui, Armin Mohler, figure de proue du
néo-conservatisme allemand, a cloué une photographie
de Walser au-dessus de sa porte. Car Mohler est un
homme qui pense avec les yeux (Er ist ein
Augenmensch). Il a étudié l'histoire de l'art et il a
écrit beaucoup d'articles sur le cinéma et sur les
expositions. Ses livres, au fond, sont truffés
d'images; Mohler harponne toujours le concret, raconte
des anecdotes afin de déceler, par leur médiation, la
tendance dont elles sont un reflet, la courant qui se
profile derrière elles, les lignes directrices de leur
époque; Mohler rend visibles les modes de
comportement. Sa démarche d'esprit est tout le
contraire d'une logique de juriste, qui cherche à
capter et à figer tout ce qui peut donner lieu à une
interprétation logique. Au contraire, les images
suggérées et décrites par Mohler visent à révéler
immédiatement le noyau fondamental de ce qu'il veut
nous montrer ou nous démontrer.
Mais ces images deviennent floues sur leurs bords,
elles semblent fuir, se fondre dans le fond-de-monde.
C'est l'évidence. Il ne faut pas le répéter sans
cesse. Armin Mohler ne se défend jamais contre ceux
qui ne veulent pas le comprendre. Il se moque d'eux,
tout simplement.
Pourtant Mohler aime les véritables joutes
intellectuelles, celles où l'on prend son adversaire
au sérieux, où on le considère comme honnête, comme un
partenaire qui s'efforcera, sans céder sur l'essentiel
de ses positions, d'arriver à une analyse commune avec
vous, au départ d'idées pourtant divergentes, un
adversaire qui tentera de forger une approche commune
ou d'atteindre simplement la vérité dans la
discussion, même s'il croit à des paramètres
politiques complètement différents des vôtres. La
liste des orateurs que Mohler avait choisis jadis,
quand il était directeur de la Fondation Siemens,
prouve ce goût prononcé pour les polémiques
fructueuses. Ainsi, Bernard Willms est monté à cette
tribune d'abord comme jeune homme de gauche, puis
comme homme mûr de droite. Dans tous les débats de la
Fondation Siemens (et dans les autres!), Mohler est
toujours resté fidèle à sa méthode, c'est-à-dire la
méthode des images. Pour lui, il ne s'agit pas de
terrasser ou de surplomber ou de déchirer l'image que
suggère un adversaire, ni même de faire dévier la
discussion vers le flou infini qui entoure l'image,
car alors le débat chavirerait dans un flot non
maîtrisable de définitions chaotiques et les
adversaires sortiraient tous vainqueurs sans avoir
rien réglé ni décidé ni tranché. Armin Mohler
cultivait un plaisir vraiment agonal quand il pouvait
suggérer une plus belle image que celle de son
adversaire.
Cette scène est tiré d'un débat où Mohler a participé :
"Monsieur Mohler, vous dites que l'homme ne trouvera
le sens que s'il a une conscience nationale. Pourquoi
cela serait-il vrai?".
"Parce que nous le disons. Une telle idée, on la pose.
Je ne peux pas vous expliciter ses fondements par la
logique. Dans ce sens, je n'ai pas de théorie. Je pose
une image et les gens doivent l'accepter ou non. S'ils
ne l'aiment pas, eh bien, c'est simple, ils ne
l'aiment pas. C'est dommage pour moi".
"Donc vous posez simplement une image et vous pensez
que les gens n'ont pas besoin d'explications?".
"Exactement. Par l'éducation, que vous avez reçue,
vous pensez évidemment que l'on doit, quelque part,
trouver une explication logique. Mais moi, je ne peux
pas vous donner d'explication logique. Il existe très
certainement des gens qui pourront vous en donner.
Mais ceux qui pensent comme moi ne peuvent pas faire
grand chose de ces explications logiques. Nous disons:
"cela ne doit pas être fondé (logiquement)", nous le
savons. C'est cela le perspectivisme. C'est MA
perspective et j'essaie de la rendre accessible aux
gens par des images. Souvent aussi par des
arguments…".
Armin Mohler ouvre tout à coup son armoire à verres,
en extrait quelques gros classeurs et les étalent sur
la table. Ils contiennent sa correspondance avec Ernst
Jünger, le Maître. Une correspondance privée.
Impubliée jusqu'ici. Une véritable mine de
renseignements. On a envie de rester assis dans ce
sofa très bas, presque à ras du sol, de commencer à
lire sans s'arrêter: les lettres de Jünger débutent
par la formule "Lieber Sekretarius". Chaque fois, la
réponse, sur copie carbone, est accrochée à la lettre
initiale. Mais on n'a pas le temps de les lire. Mohler
apporte les livres où signent tous les hôtes de la
maison. La première mention est d'Ernst Jünger. Il est
vrai que c'est par lui que tout a commencé. Le
disciple Armin Mohler, rappelons-le, souffrait, dans
sa Suisse en paix, d'une "sous-alimentation
monumentale" et, sur fond de cette ambiance morose,
tout à coup, l'Allemagne attaque l'Union Soviétique;
un sentiment indéfinissable s'empare du jeune Mohler
et met rapidement un point final à ses agissements
d'intellectuel de gauche, aimant les arts et les beaux
esprits. Maintenant, c'est le moment décisif. Mohler
avale d'un seul trait le Travailleur de Jünger. Ce fut
une lecture existentielle. L'ouvrage met un homme
jeune sur les rails qu'il n'abandonnera jamais plus.
Après cette lecture, tout sera différent. Mohler n'a
jamais été au front. Il a étudié à Berlin. Pendant des
semaines de travail, il a retranscrit à la main les
essais de Jünger, au temps où il était militant
nationaliste et national-révolutionnaire. Il est
devenu ainsi le meilleur connaisseur du Maître. Plus
tard, le souvenir de cet engouement pour le
Travailleur et pour les écrits
nationaux-révolutionnaires d'Ernst Jünger, servira de
noyau à la critique acerbe que Mohler adressera au
Maître quand celui-ci commencera à réécrire et à
réadapter ses œuvres. Pour Mohler, un auteur qui, par
ses livres, a bouleversé toute une génération, ne peut
agir ainsi. Travailler l'image que l'on veut laisser
derrière soi peut paraître insuffisant. Toutefois,
Ernst Jünger (et d'autres!) ont eu des lecteurs qui,
après avoir fermé ses (leurs) livres, ne se sont pas
contenté de réfléchir dans leur fauteuil à côté de
leur feu ouvert…
Armin Mohler a fêté ses 80 ans le 12 avril 2000.
Götz Kubitschek.
(article tiré de Junge Freiheit, n°15/2000;
http://www.jungefreiheit.de ; G. Kubitschek
participera à l'ouvrage d'hommages à Armin Mohler qui
paraîtra sous le titre Lauter Dritter Wege, Ed.
Antaios, Alte Frankfurter Straße 59, D-61.118 Bad
Vilbel).
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