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L'Eurasie et l'Europe doivent coopérer contre l'Amérique
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01/12/04 |
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4.13 t.u. |
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Une interview avec Alexandre Dugin |
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Le penseur russe favorise une Europe unie contre l’Amérique, mais pense qu’une alliance plus large est nécessaire à cause des forces anti-nationales à l’intérieur de l’Union Européenne.
D’après le stratège russe Alexandre Dugin, la géopolitique en tant que « philosophie du lieu » est l’un des instruments les plus fondamentaux que l’âge postmoderne a développé contre l’historicisme de la modernité.
Dugin a tenté de faire comprendre au public le sens du statut mondial de la Russie, dans le cadre de la géopolitique qu’il définit comme étant la « relation avec le lieu » pour l’humanité.
La Russie avait occupé la scène en tant qu’empire grâce à son développement historique et culturel et à sa position géostratégique sur la scène mondiale. Selon Dugin, la seule manière de maintenir l’affirmation de l’empire russe, qui se tient entre des civilisations, en tant que force asiatique et européenne, est de revigorer la géopolitique eurasienne. L’eurasisme est une stratégie indispensable non seulement pour la Russie mais aussi pour l’ascension des forces eurasiennes orientées contre l’alliance occidentale. Dans cette interview, Dugin expose ses vues sur les forces régionales, la Turquie en particulier, sur les précautions à prendre contre l’Orient et l’Occident, et sur l’avenir en général.
QUESTION : L’Union Européenne (UE) a terminé son cinquième processus d’élargissement le 1er mai 2004. Contrairement aux précédents, les principaux composants de cet élargissement étaient des pays relativement pauvres d’Europe de l’Est et d’Europe Centrale. Cet élargissement a étendu la géographie européenne d’Helsinki à La Valette, de Lisbonne à Budapest. Comment jugez-vous l’expansion de l’UE dans le territoire de la Russie ?
A.DUGIN : En général, je pourrais dire que je suis favorable à une plus grande Europe. Ce pourrait être une sorte d’Union Européenne pouvant se transformer en une union géopolitique, ou une puissance compensant l’hégémonie américaine. Une Union Européenne indépendante, puissante et unie est une opportunité unique pour créer un monde multipolaire. Cependant, il y a deux puissances majeures à l’intérieur de l’UE : l’une est composée des pays euro-atlantiques – Angleterre, Portugal, Espagne et certains pays de l’Est. Dans ce groupe, l’Angleterre et les Etats-Unis sont les puissances actives. Ce groupe est contre la Russie et l’Eurasie, et sa stratégie est de causer une tension continuelle entre l’Ouest européen et l’Est eurasien. L’UE a deux identités. L’une, comme je l’ai dit, est euro-atlantique, et la seconde est l’identité euro-continentale Berlin-Paris. La dernière est indépendante des pays atlantiques, puissante et démocratique et tente d’établir un empire européen qui serait allié à la fois des Etats-Unis et de l’Eurasie. Il y a un désaccord secret entre ces deux groupes. Les Européens de l’Est, les membres les plus récents, ont renforcé l’aile atlantique. Mais ces pays, pour certaines raisons historiques, se sont opposés à la Russie. C’est pour cela qu’en tant qu’Eurasiens, partisans d’une Europe grande et démocratique, nous voyons cette opposition des plus récents membres de l’UE contre la Russie comme une action contre l’Eurasie elle-même. Par conséquent, en général, il est agréable de voir que ces membres sont sous l’influence de l’UE. Il est déjà impossible d’être un membre.
Q : Comment jugez-vous la situation de la Russie, coincée entre le Projet du Grand Moyen-Orient et l’Europe ? Pour l’auteur qui a établi la pensée eurasiste, est-il possible pour l’eurasisme d’être une alternative aux grandes puissances au sommet de la hiérarchie des forces dans le système international ?
AD : Les Etats-Unis visent à créer un monde unipolaire qu’ils pourront facilement dominer et auquel ils pourront dicter leur propre programme géopolitique. Comme ils ont des difficultés pour le faire, des crises ont surgi dans le système international. Comme alternative à cela, nous proposons un nouveau monde multipolaire, qui sera basé sur la coopération avec l’Europe, l’Eurasie et le Pacifique. Nous pensons qu’il est nécessaire que l’Eurasie, l’Europe et la Russie jouent des rôles fondamentaux dans ce processus.
Q : Quel est le point de vue des Russes ou celui des Eurasiens sur le Projet du Grand Moyen-Orient ?
AD : C’est un stratagème des néo-conservateurs (Neo-Cons) ultra-impérialistes américains, les « think-tanks » proches du cercle Bush-Cheney. Le plan est de chasser l’islam de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie, du Liban et des autres pays et de constituer des régions directement contrôlées par les Etats-Unis. Le rôle de la Turquie dans ce scénario anti-arabe et anti-islam est de servir d’intermédiaire, comme Bush l’a mentionné au Sommet de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Istanbul. Mais l’Amérique a les instruments pour matérialiser ce rêve. A part le Moyen Orient, j’ai peur que nous n’entrions dans une zone de conflit plus grande. Il semble que l’avenir de l’ordre mondial se décidera selon les initiatives dans cette région.
Q : Quel genre de message Putin tentait-il d’adresser aux Etats-Unis en n’assistant pas au Sommet de l’OTAN à Istanbul ?
AD : Le sort de l’OTAN ressemble aussi à celui de l’UE. Il s’est divisé en deux groupes, le pro-atlantique et le pro-européen. Le sommet d’Istanbul organisé sous la ligne directrice « Imposition des plans de domination pro-atlantiques » a également vu une diversité d’opinions qui s’est manifestée dans la querelle verbale entre Chirac et Bush. Putin reconnaît et soutient l’identité continentale de l’OTAN et recherche la coopération, mais il ne peut pas être enthousiasmé par l’OTAN, qui a un rôle pro-atlantique, et ne le sera jamais.
Q : Les forces US ont effectué des manœuvres militaires dans la mer Caspienne. Pouvez-vous évaluer leurs interventions en Afghanistan et en Irak en considérant les effets sur la Russie ? Comment la Russie va-t-elle réagir à cela ?
AD : Nous devons prendre en considération les moyens utilisés par les USA pour constituer un monde unipolaire. De même que la Grande-Bretagne menait autrefois le « Grand Jeu » contre les Russes, l’Amérique prévoit maintenant de contrôler le Caucase, l’Asie Centrale et d’autres régions stratégiques, qui sont importantes pour leurs objectifs. Les bases US installées en Asie Centrale et dans d’autres points similaires après la désintégration de l’Union Soviétique, ont été établies dans des régions stratégiques de l’Eurasie sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme international. Les stratèges russes sont tentés de percevoir cela comme un défi aux intérêts nationaux de la Russie. L’autre problème est que la Russie n’est pas assez forte pour traiter avec l’Amérique. Alors, que doit-on faire ? Se lancer dans une résistance diplomatique contre les Etats-Unis en utilisant notre efficacité diplomatique en Afghanistan, dans les pays arabes et en Asie Centrale est la meilleure solution. Cependant, la Russie et l’Eurasie ne peuvent avoir aucune efficacité sans l’appui des pays européens. Ils tous deux sont supposés développer des visions alternatives.
Q : Vous venez de parler de la lutte contre le terrorisme international. Croyez-vous qu’une telle menace existe ?
AD : Le terrorisme international est une sorte d’excuse que les stratèges US ont fabriquée afin de combler le vacuum du contre-pouvoir qui est apparu après la fin de l’empire soviétique. Ils avaient besoin de l’image d’un nouvel ennemi pour pouvoir créer un nouvel ordre mondial. Ce n’est pas seulement un véhicule utilisé pour la propagande de masse, mais aussi une composante stratégique des Etats-Unis pour démontrer leur puissance militaire à n’importe quel endroit dans le monde. C’est pourquoi les USA ont eu l’opportunité de prouver leur supériorité militaire, en utilisant la soi-disant lutte contre le terrorisme international comme une excuse. Bien sûr, il y a du terrorisme et des terroristes ; cependant, ce n’est pas le genre d’ennemi global que l’Amérique prétend, dans sa tentative de consolider sa domination mondiale. Pour souligner un point, nous ne voulons pas dire que nous soutenons ou que nous ignorons le terrorisme. S’il vous plaît, notez les déformations faites par les Etats-Unis.
Q : Alors, pouvons-nous conclure que l’Amérique tente d’utiliser le terrorisme international parce que le communisme a été sorti de la scène ?
AD : Maintenant les circonstances ont changé un peu. Le monde communiste était un ensemble et il était concret, alors que le terrorisme international est un phénomène mondial. Les Etats-Unis ont accepté le rôle du policier du monde. Pourtant, ce qu’ils font est le masque de la nouvelle stratégie américaine basée sur la domination impériale.
Q : Nous entendons souvent Putin parler de la menace du terrorisme international, en utilisant presque le même jargon que Bush. Comment commentez-vous cela ?
AD : Il s’agit une partie politique et ce qui est dit doit être dit. Les Etats-Unis et la Russie semblent utiliser le même jargon mais ils parlent de quelque chose de différent. Quand l’Amérique discute du terrorisme international, nous comprenons qu’elle tente en fait de dissimuler les plans concernant la domination mondiale, alors que la Russie parle d’ennemis tentant de perturber la stabilité en Eurasie et d’aller au-delà de leurs limites. Les stratèges militaires russes perçoivent l’OTAN dirigé par les USA comme menaçant pour des pays indépendants et poussant certains groupes radicaux au premier plan.
Q : Comment la Turquie serait-elle perçue par la Russie si les Turcs jouaient un rôle dans le Projet du Grand Moyen-Orient ? Y aurait-il une tension dans la région si la Turquie coopérait avec les Etats-Unis ?
AD : Oui, il y en aurait, parce que la Turquie a une double identité, une capacité à identifier ses stratégies régionales et sa position et une opportunité à traiter avec l’Eurasie tout comme avec l’Europe. De cette manière, la Turquie est capable de jouer un rôle positif indépendant de l’Atlantique ; mais si elle devient un instrument dans le Projet US du Grand Moyen-Orient, alors la Turquie courrait le risque de n’avoir aucun accord avec la Russie et avec l’Europe. L’Amérique a l’intention d’utiliser la Turquie non seulement contre les pays arabo-musulmans du Moyen Orient mais aussi contre l’Europe. Une Turquie pro-américaine ne peut résoudre aucun problème dans la région, idéologiquement ou stratégiquement. De plus, une telle tentative tendrait les relations avec la Russie, avec l’Europe et aussi avec les pays islamiques. Puisque la Turquie a un rôle actif, elle doit orienter ses relations diplomatiques dans un sens eurasien. Tant qu’elle suivra la politique du Grand Moyen-Orient sur la route que l’Amérique a tracée, la Turquie sera perçue comme un second Israël. La Turquie peut exercer davantage d’efforts intellectuels et culturels.
Déjà, le gouvernement turc – plus souvent que non – a fait savoir qu’il ne regarde pas favorablement la question de devenir un modèle américain, et approche cette question selon une perspective de coopération.
Les Etats-Unis sont au sommet de leur puissance, c’est pourquoi les pays européens et la Russie ne sont pas plus capables que la Turquie de résister aux politiques américaines. Pour le temps présent, rien d’autre ne peut être fait à part accepter les projets américains. Pour cette raison, Putin ne s’oppose pas aux bases US en Asie Centrale. Je peux voir que la Turquie a partiellement accepté les propositions de l’Amérique, c’est un choix de realpolitik. Cependant, il est certain que la Turquie n’est pas formée du gouvernement seulement. Nous savons que la Turquie a une structure sociale complexe, et la puissance de l’armée, des partis politiques et l’inclination religieuse peuvent aisément être perçus. Le public turc a protesté contre le Sommet de l’OTAN et a adopté une position proche des Eurasiens. C’est parce que le gouvernement turc ne pouvait pas explicitement reconnaître sa stratégie, ainsi que Putin l’a fait. C’est pourquoi les décisions pragmatiques du gouvernement doivent être regardées avec compréhension.
Q : Quelle est l’attitude de la Russie envers la Tchétchénie ? Est-il possible pour la Russie de changer sa politique envers ce pays ?
AD : En Tchétchénie, Moscou a triomphé militairement mais pas politiquement. Nous n’avons pas su leur expliquer pourquoi ils devaient rester à l’intérieur des frontières de la Russie ni leur faire sentir qu’ils avaient une place à l’intérieur de ces frontières. Résoudre le problème par des moyens militaires plutôt que par des moyens politiques fut la plus grande erreur du gouvernement Putin. Nous proposons une « solution eurasienne » sur la question de la Tchétchénie. La Russie doit proposer aux Tchétchènes un « Plan eurasien pour la Tchétchénie ». Les Tchétchènes sont des gens actifs, braves et fiers. Les séparatistes tchétchènes peuvent aussi être intégrés dans la vision eurasienne que nous avons mentionnée plus haut. La Russie doit mieux respecter ses bons ennemis et leur permettre de s’intégrer dans la vision eurasienne pour un meilleur avenir. Autrement, nous connaîtrons encore plus de chaos.
Q : Pensez-vous que les relations entre la Russie et la Turquie changent rapidement ? En effet, il y a six mois, l’attitude russe envers nous sur la question de Chypre était très sévère. Le ministre russe des Affaires étrangères, l’autre jour, a signé la conclusion du rapport dans lequel Mehmet Ali Talat avait le statut de premier ministre de la République chypriote turque lors de la rencontre de l’Organisation de Développement Islamique. Le premier conseiller du Premier ministre, Ahmet Davutoglu, avait mentionné dans l’un de ses discours qu’une rencontre officielle avec Putin pourrait avoir lieu dans les six mois à venir. Si cela se confirme, ce sera la première visite d’un président russe en Turquie depuis 30 ans. Pensez-vous que cette relation soit une sorte de mariage de raison ?
AD : La stratégie russe qui percevait la Turquie comme un ennemi a changé après la fin de la guerre froide. La Turquie avait l’habitude d’être l’alliée de l’Amérique dans ce monde bipolaire. Mais nous sommes maintenant dans un monde unipolaire et la Turquie a beaucoup plus d’alternatives qu’avant. En matière de faits, la Turquie et la Russie sont situées dans un triangle où les pays sont à la fois eurasiens et occidentaux et orientaux. C’est pourquoi Ankara et la Russie doivent se percevoir comme des partenaires régionaux. La Russie a changé de perspective en même temps que la Turquie a découvert sa dimension eurasienne. Je crois que Ahmet Davutoglu (membre de l’Association des industriels et hommes d’affaires indépendants) est conscient du potentiel eurasien. Il existe certains groupes qui étudient la vision eurasienne en Turquie. Jusqu’ici, la Russie avait totalement l’habitude de soutenir le camp grec dans la question de Chypre. Mais maintenant les paramètres ont changé. L’importance que les Chypriotes turcs donnent à leur indépendance est déjà bien connue ; cependant, la Turquie, comme d’autres pays, est consciente que ses caractéristiques sont menacées par le vent de la mondialisation dans ce monde unipolaire où l’Amérique est le seul leader. La même chose est vraie pour la Russie. Alors, serait-ce anormal pour ces deux pays de chercher à nouer une nouvelle alliance qui ne serait aucunement une sorte de colonialisme ou d’expansionnisme ; mais une sorte de coopération pour favoriser la démocratie et trouver des solutions spécifiques aux problèmes du monde multipolaire.
Alexandre Dugin est né à Moscou en 1962. Dugin, dont les écrits et les publications sur les sujets stratégiques et géopolitiques sont admirés, est un conseiller du parlement russe (la Douma) depuis 1999. Il est aussi connu pour être l’un des plus importants stratèges du cercle de Putin. Il a constitué le Parti « Eurasia » en 2001 et en a pris la direction. Ensuite il a commencé à publier le journal « Eurasian Observer ». Il a été chroniqueur dans plusieurs publications nationales comme les Izvestia, Literaturnaya Gazeta et Vremya Novosty depuis 2002. Dugin est un philosophe très actif et est aussi connu comme l’un des plus grands défenseurs de l’eurasisme. Il parle neuf langues, est marié et a deux enfants.
Article mis en ligne le 19 août 2004 (en très mauvais anglais, NDT) sur www.evrazia.org
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