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:::::::: histoire :: pays de l'est ::
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Reportage à Saratov-sur-Volga
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06/11/02 |
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4.43 t.u. |
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Mark Ames* |
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Le procès d’Edward Limonov, 59 ans, […] un des plus célèbres écrivains de la Russie, se poursuit depuis près de deux mois, et la presse de langue anglaise n’a encore fait que l’ignorer. Alors qu’il y a eu beaucoup de presse au sujet des poursuites de l’Etat contre deux autres écrivains, beaucoup moins talentueux, Vladimir Sorokine et Bayan Chirianov […].
Limonov, en tant que président du Parti national-bolchévik (PNB), est accusé d’avoir tenté d’acheter des armes, lever une armée et envahir le Kazakhstan. On n’a trouvé ni les armes ni l’armée, mais le procès de Saratov continue quand même. Limonov a été arrêté en avril 2001, détenu plus d’un an à Lefortovo, la prison de l’ex-KGB à Moscou, puis transféré à Saratov cet été pour le procès. Il encourt jusqu’à 25 ans de travaux forcés.
Je suis arrivé à Saratov mardi 15 oct. au soir, après 80 mn de vol au sud depuis Moscou. L’accusation était toujours en train de produire ses témoins. Elle prévoit d’appeler quelque 26 témoins en tout, dans un procès qui devrait durer au moins jusqu’à la fin de l’année.
Le tribunal est situé dans un indescriptible bâtiment de 4 étages, caché par un rang de bouleaux sur le trottoir, voisin d’un grand lycée privé. [Une agence bancaire O.B.I., rescapée du krach d’août 98, est installée au rez-de-chaussée du tribunal !]
J’ai dû passer au détecteur de métaux à l’entrée de la salle d’attente. Les flics m’ont dit que j’aurais des problèmes, là-haut, avec ma caméra vidéo. Quand je leur ai dit que j’étais un journaliste américain venu suivre le procès Limonov, ils sont brusquement devenus nerveux, et se sont détournés pour me laisser passer, dans le style classique “Sergent Schulz” : « Che n’ai rien fu ! »
[Mark attend l’audience en compagnie d’agents de sécurité en tenue camouflée, ainsi que de skinheads.]
Avec eux se trouvait Arina Koltsova, 21 ans, attachée de presse du PNB, qui a déménagé de Moscou à Saratov depuis quelques mois, avec son petit ami, pour mieux coordonner les dons alimentaires et médicaux pour Limonov** et les 5 autres NB en procès. Les trois skinheads debout près d’elle attendaient d’être appelés comme témoins à charge. Deux venaient de Krasnoïarsk, un de Rostov.
« Ils ont dormi par terre dans notre studio, me dit Arina. C’était la folie chez nous. On a logé gratuitement tous les témoins de l’accusation. Hier on a eu un journaliste cinglé de Tchéboskary, un vieil alcoolique qui n’a pas dessaoulé de son arrivée à son départ. À la barre des témoins, il n’a même pas pu dire lequel des accusés dans leur cage était Limonov. Les accusateurs secouaient la tête. C’était hilarant. »
[Le procès reprend dans un grand déploiement de force policière.]
Suivre un procès russe peut être troublant. L’accusé, que ce soit une jeune poétesse comme Alina Vitoukhnovskaïa ou un écrivain radical à l’âge de la retraite comme Limonov, est toujours obligé de siéger dans une cage lugubre, dont les barreaux sont généralement peints en gris-vert, avec des policiers de chaque côté. La cage à accusé a été introduite dans les tribunaux du temps de Gorbatchev, les procureurs ayant été impressionnés par son emploi lors des opérations italiennes contre la Mafia. Comment un accusé peut-il être jugé impartialement ou être présumé innocent s’il est déjà en cage, et que le juge ne le voit qu’en cette cage, ça me dépasse. Mais c’est ainsi.
[Le président de la Cour de Saratov, Vladimir Matrossov, a une barbe soignée, beaucoup d’esprit, et quelques tics.] Matrossov a rejeté la tentative du FSB d’obtenir le huis-clos au public et aux médias. Toutefois, il a banni caméras et interviews pendant toute la procédure. Les médias russes ont tout de même réussi à interviewer et à filmer Limonov dans sa cage. Mais ils ont perdu tout intérêt pour le procès. Il y a moins de dix personnes sur les bancs du public, sympathisants de Limonov pour la plupart, tel l’acteur NB Anatoly Tichine. Un seul journaliste local.
[Mark dégaine sa caméra vidéo. Le service d’ordre lui tombe dessus, malgré les protestations de Victor Tchérépkov, député à la Douma, ex-maire de Vladivostok, conseiller spécial de la défense.]
Ce n’est qu’à l’issue de l’audience, vers 18 h, que j’ai pu filmer brièvement Limonov. Quand j’ai tenté de lui demander en anglais comment il se sentait, un flic m’a empoigné et m’a sorti, disant que je n’avais pas le droit de parler à l’accusé. Limonov m’a souri. Ce sourire, et un salut de la main la première fois qu’il m’a vu, furent mes seuls contacts avec lui.
La plupart des témoins de l’accusation n’ont fait que servir la cause de Limonov. Ou bien ils apparaissaient comme d’inoffensifs paumés, ou bien ils démontaient carrément la thèse accusatrice d’un grand plan magistral d’invasion [du Nord-Kazakhstan].
[Cruelle description de Serge Verbine, procureur fédéral, et du procureur local, plutôt indifférents aux événements dans leurs uniformes bleu roi avec une étoile d’or aux revers.] Interrogatoire type : un skinhead roule sa caisse dans le prétoire, et s’efforce péniblement d’avoir l’air calme et concentré en agrippant la barre grinçante.
Verbine : Avez-vous lu l’article “Drougaïa Rossiïa” ?
Skinhead : Non.
Verbine : Avez-vous vu le bulletin n° 5 du PNB ?
Skinhead : Non.
Verbine : E.V. Savenko [le vrai nom de Limonov] vous a-t-il jamais parlé d’acheter des armes ou d’envahir le Kazakhstan ?
Skinhead : Non.
Verbine : Pas d’autre question.
L’après-midi ne se passe pas mieux pour l’accusation. [Un de ses témoins parle si bas que le président lui demande s’il lui faut un interprète.] Matrossov finit par [lui] ordonner de se tenir bien en face de lui et des deux “témoins du peuple”, cas gériatriques, qui l’encadrent, “babouchkas” à peau grise qui peuvent à peine garder les yeux ouverts et empêcher leur tête de tomber sur leur poitrine. Même ainsi, on l’entend à peine. Mais on entend distinctement des coups de marteau au-dessus de nous.
[Ce témoignage est dévasté par l’avocat de Limonov, qui fait des révélations sur le témoin. Les deux skinheads de Krasnoïarsk ne savent rien non plus. L’article “Drougaïa Rossiïa” (Une autre Russie), plan d’invasion du Kazakhstan selon l’accusation, s’avère d’un autre auteur que Limonov.]
Le chef d’équipe de la défense est Serge Béliak, célèbre avocat qui défendit notamment Vladimir Jirinovski contre Boris Nemtsov […]. Il entre dans le prétoire vêtu d’un col roulé noir sous une veste de cuir noir, un bouc discret au menton. Béliak a un assistant moscovite, 3 avocats de Saratov, et le député Tchérépkov, mais il assume presque toute la charge de la défense à lui tout seul. Il est incisif, imposant, et nuancé dans son traitement des témoins de l’accusation.
[Le lendemain, un ex-militant NB de Volgograd (Stalingrad) fait enfin un témoignage conforme aux désirs de l’accusation. Mark note qu’il semble avoir été “préparé”. Contre-interrogatoire de la défense.]
Béliak : Rappelez-nous votre emploi ?
Témoin : Je travaille au service social de l’administration de Volgograd.
Béliak (ton moqueur) : Vous travaillez au service social de l’administration de Volgograd. Je vois, je vois. L’administration de Volgograd… Et comment avez-vous payé le voyage jusqu’ici ?
Témoin : La police a aidé à payer mon voyage.
Béliak (ton moqueur) : La police a aidé à payer votre venue ici. Je vois, la police. Ainsi vous travaillez au service social de l’administration de Volgograd, et la police a payé pour que vous veniez ici témoigner.
[Le témoin finit par être pris à mentir, puis il revient sur son témoignage ! A la sortie, un NB se souvient de lui et se demande s’il n’était pas introduit par la police dans le PNB ! Mark le suit dans la rue et remarque ses contre-marches anxieuses, comme s’il craignait d’être suivi.]
Limonov semble dans une santé surprenante pour un asthmatique de 59 ans emprisonné depuis 18 mois. Il passe chaque audience à prendre des notes détaillées de tout ce qui est dit, très concentré, et posant les questions appropriées. […] Il a l’air de ce qu’il est : un radical provocant qui n’a pas été brisé.
[Toutefois, s’il a pu terminer 7 manuscrits à Lefortovo, il ne peut plus écrire à Saratov, enfermé avec un meurtrier et 2 voleurs. Son courrier est intercepté. Et son attachée de presse a été battue dans la rue par des inconnus aux cris de « Limonov est une tapette ! »]
Rien de plus frustrant que le silence de la presse occidentale sur le procès Limonov. Les correspondants de ma connaissance qui ont tenté de vendre l’histoire à leurs journaux ont échoué. D’autres se réjouissent ouvertement de voir Limonov derrière les barreaux, comme s’il avait ce qu’il mérite, même si peu croient qu’il ait représenté une réelle menace pour la Russie ou le Kazakhstan.
[L’association mondiale d’écrivains “PEN International” est une des rares voix qui se sont élevées pour défendre Limonov dans “l’Ouest hypocrite”.]
Je ne vois vraiment pas comment quel journaliste peut encore se dire pour la liberté de conscience et de dissidence… sauf quand ses propres valeurs sont menacées. Là encore, depuis le “11 Septembre”, rien de nouveau : la majorité des journalistes américains ont montré le peu de fonds de leur éthique professionnelle, échangeant le peu de scepticisme, d’investigation et d’impartialité qu’il leur restait contre un pur et simple corporatisme une fois qu’ils se sentaient menacés. Autant pour les valeurs universelles…
Limonov représente-t-il une menace ?
Oui, je crois. Comme un ami vétéran de l’Afghanistan me l’a dit, des tronches de cake fascistes comme Barkachov peuvent bien avoir de vraies armées privées, ce ne sont guère que des boy-scouts sans idées. Les gens comme Limonov et les artistes, intellectuels, poètes et punks autour de lui sont l’espèce d’intelligentsia radicale qui, si elle ne représente pas de menace physique par elle-même, surgit avec des idées qui pourraient prendre racine et germer. C’est cela qui menace le régime. Et c’est pourquoi Limonov, seul de tous les extrémistes de la Russie, est en réel danger de passer le reste de ses jours en prison.
traduit de l’anglais (US) par
[email protected]
* Mark Ames ([email protected]) est rédacteur en chef du magazine anglophone de Moscou “eXile”. C’est avec son aimable autorisation que nous publions son reportage du 17 oct. 2002 (“eXile” n° 152).
**Russie - Saratov
ul. Koutiakova, 107
cu 30 64/1 korpus 3, k.125
Savenko E.V.
Féd. de Russie
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