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:::::::: evola et spiritualité européenne ::
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STIRNER ET NIETZSCHE
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06/09/02 |
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12.16 t.u. |
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Albert Lévy |
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THÈSE
Présentée à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris
Société nouvelle de librairie et d'édition 1904
À MONSIEUR LUCIEN HERR
Témoignage de reconnaissance affectueuse.
INTRODUCTION
Il s'est produit dans la deuxième moitié du XIXe siècle une réaction contre l'individualisme. Les théories morales les plus répandues, par exemple celle d'Auguste Comte en France, celle de John Stuart Mill en Angleterre, celle de Schopenhauer en Allemagne, avaient ce caractère commun de pêcher l'altruisme. Les philosophes tenaient-ils à garder la morale chrétienne au moment où ils renonçaient à la foi, ou se croyaient-ils obligés, comme l'a soutenu Nietzsche, de se montrer plus désintéressés que les chrétiens eux-mêmes ? Toujours est-il qu'ils condamnaient l'égoïsme et l'isolement de l'individu. De même, en politique, on insistait sur les liens nationaux ou sociaux qui unissent les individus, et on prêchait la solidarité.
Or, vers 1890, on commença à parler en Allemagne de deux philosophies qui n'admettaient ni l'altruisme moral si la solidarité sociale. Stirner, qui n'avait joui de son vivant que d'une gloire éphémère, venait d'être ressuscité par un disciple fanatique, J.-H. Mackay, qui voyait dans l'auteur de l'Unique et sa propriétéle théoricien de l'anarchisme contemporain.
D'autre part, Nietzsche, si longtemps «inactuel», s'imposait à l'opinion publique au moment même où la maladie triomphait définitivement de sa raison, et devenait peu à peu un des favoris de cette mode européenne qu'il avait si durement jugée.
Il était naturel qu'on rapprochât les noms de ces deux philosophes, dont les idées s'opposaient si nettement aux idées courantes ; on s'habitua à voir en Stirner un précurseur de Nietzsche. Mais il y a lieu de se demander si cette habitude est justifiée. Est-il vrai d'abord que Stirner ait eu une influence sur Nietzsche ? Est-il juste ensuite de considérer leurs philosophies comme deux systèmes analogues et animés du même esprit ? Est-ce à bon droit qu'on rattache Nietzsche à Stirner, et qu'on parle d'un courant individualiste, anarchiste ou immoraliste ?
Chapitre premier
NIETZSCHE A-T-IL CONNU STIRNER ?
On ne rencontre le nom de Stirner ni dans les Ïuvres, ni dans la correspondance de Nietzsche. Mme E. Förster-Nietzsche, dans la biographie si minutieuse qu'elle a consacrée à son frère, ne parle pas de l'auteur de l'Unique et sa propriété.L'Ïuvre de Stirner était d'ailleurs à peu près oubliée jusqu'au moment où J.-H. Mackay entreprit de la célébrer. J.-H. Mackay nous dit lui-même qu'il ne lut pour la première fois le nom de Stirner et le titre de son ouvre qu'en 1888 : c'est l'année même où l'esprit de Nietzsche sombrait dans la folie. En 1888, Mackay trouva le nom de Stirner dans l'Histoire du Matérialisme,de Lange, qu'il lut au British Museum, à Londres ; puis il se passa un an avant qu'il rencontrât de nouveau ce nom qu'il avait soigneusement noté. Jusqu'à cette date, Stirner était donc bien mort : il doit à Mackay une sorte de résurrection.
Il est certain que Nietzsche a recommandé à l'un de ses élèves, à Bâle, la lecture de Stirner. En consultant les registres de la Bibliothèque de Bâle, on ne trouve pas, il est vrai, le livre de Stirner dans la liste des ouvrages empruntés au nom de Nietzsche (1) ; mais on constate que ce livre a été emprunté trois fois entre 1870 et 1880 : en 1872, par le privat-dozent Schwarzkopf (Syrus Archimedes) ; en 1874, par l'étudiant Baumgartner, et, en 1879, par le professeur Hans Heussler. Or Baumgartner, fils de Mme Baumgartner-Köchlin, qui traduisit en français les Intempestives,était l'élève favori de Nietzsche ; le philosophe l'appelle dans sa correspondance son «Erzschüler».M. Baumgartner, qui est aujourd'hui professeur à l'Université de Bâle, déclare que c'est sur le conseil de Nietzsche lui-même qu'il a lu Stirner ; mais il est certain de n'avoir pas prêté le volume à son maître.
La question se pose donc de savoir où Nietzsche a rencontré le nom de Stirner. Il se peut qu'on ait prononcé ce nom devant lui chez Richard Wagner ; Wagner avait peut-être entendu parler de Stirner au temps de la Révolution de 1848, par son ami Bakounine, par exemple. Il n'est pas tout à fait impossible non plus que Nietzsche ait lu le nom de Stirner dans quelque chapitre d'Eduard von Hartmann. Celui-ci affirme, en effet, que Nietzsche a dû être frappé par l'analyse des idées de Stirner qui se trouve dans le 2° volume de la Philosophie de l'Inconscient.Nietzsche critique assez longuement le chapitre de ce livre où Hartmann a parlé de Stirner : particulièrement dans le 9° paragraphe de la 2° Intempestive.Nietzsche attaque avec vivacité les théories évolutionnistes de Hartmann, en empruntant surtout ses citations aux pages où l'auteur de la Philosophie de l'Inconscienttraite de la troisième période de l'humanité ; or c'est au seuil de cette troisième période que Hartmann a marqué la place de Stirner. Mais il semble que ce que Hartmann a dit de Stirner n'a pas dû engager Nietzsche à étudier avec sympathie l'Unique et sa propriété: car Nietzsche combat précisément les théories de la Philosophie de l'Inconscientparce qu'elles lui paraissent propres à fortifier cet égoïsme qui, selon Stirner, caractérise l'âge mûr de l'humanité comme l'âge mûr de l'individu. A cette maturité égoïste, Nietzsche oppose l'enthousiasme de la jeunesse. Il serait bien surprenant que Nietzsche, qui ne prend pas au sérieux la «parodie» de Hartmann, se soit décidé à cette date à étudier l'Ïuvre de Stirner où il eût trouvé des théories plus paradoxales encore à ses yeux que celles de la Philosophie de l'Inconscient. En tout cas, l'argument de Hartmann ne prouve pas qu'il y ait eu influence directe de Stirner sur Nietzsche.
L'hypothèse la plus vraisemblable est évidemment celle qui a été émise par M. le professeur Joël (2). Il est probable que Nietzsche a remarqué, comme Mackay, le nom de Stirner dans l'Histoire du Matérialismede Lange. Nietzsche lisait ce livre avec beaucoup de soin, comme en fait foi sa correspondance avec le baron de Gersdorff et avec Erwin Rohde. Le 16 février 1868, Nietzsche écrit, en effet, au baron de Gersdorff : «Ici, je suis obligé de te vanter encore une fois le mérite d'un homme dont je t'ai parlé déjà dans une lettre antérieure. Si tu as envie de bien connaître le mouvement matérialiste contemporain, les sciences naturelles avec leurs théories darwinistes, leurs systèmes cosmiques, leur chambre obscure si pleine de vie, etc..., je ne vois toujours rien de plus remarquable à te recommander que l'Histoire du Matérialisme,de Friedrich-Albert Lange (Iserlohn, 1866), un livre qui donne infiniment plus que le titre ne promet, et qu'on peut regarder et parcourir toujours de nouveau comme un vrai trésor. Étant donnée la direction de tes études, je ne vois rien de meilleur à te nommer. Je me suis fermement proposé de faire la connaissance de cet homme, et je veux lui envoyer mon travail sur Démocrite, en témoignage de ma reconnaissance (3)».
Lange ne consacre à Stirner qu'une dizaine de lignes ; mais il faut croire que ces lignes frappent le lecteur, puisqu'elles ont déterminé la conversion de J.-H. Mackay, qui est devenu depuis le disciple fanatique de Stirner. Il y a d'ailleurs dans cette courte analyse un mot qui a dû fixer l'attention de Nietzsche : Lange déclare, en, effet, que Stirner peut nous rappeler Schopenhauer. «L'homme qui, dans la littérature allemande, a prêché l'égoïsme de la façon la plus absolue et la plus logique, Max Stirner, se trouve en opposition avec Feuerbach. Dans son fameux ouvrage l'Individu et sa propriété(1845), Max Stirner alla jusqu'à rejeter toute idée morale. Tout ce qui, d'une manière quelconque, soit comme simple idée, soit comme puissance extérieure, se place au-dessus de l'individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limitation du moi par lui-même. Il est dommage que ce livre, le plus exagéré que nous connaissions, n'ait pas été complété par une deuxième partie, une partie positive. Ce travail eût été plus facile que de trouver un complément positif à la philosophie de Schelling ; car, pour sortir du Moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d'idéalisme, comme l'expression de ma volonté et de mon idée. En effet, Stirner donne à la volonté une valeur telle qu'elle nous apparaît comme la force fondamentale de l'être humain. Il peut nous rappeler Schopenhauer. C'est ainsi que toute médaille a son revers. Stirner n'a d'ailleurs pas exercé une influence assez considérable pour que nous nous en occupions davantage (4)».
Rapprochons ce texte des passages où Nietzsche nous parle de l'Histoire du Matérialisme.En septembre 1866, le philosophe écrit au baron de Gersdorff : «Ce que Schopenhauer est pour nous, c'est ce que vient encore de me prouver avec précision un autre ouvrage excellent en son genre et très instructif, l'Histoire du matérialisme et critique de sa valeur pour l'époque contemporaine,par F.-A. Lange, 1866. Nous avons affaire ici à un kantien et à un naturaliste extrêmement éclairé. Les trois propositions sui-vantes résument sa conclusion :
« 1° Le monde sensible est le produit de notre organisation ;
2° Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme les autres parties du monde phénoménal, que les images d'un objet inconnu ;
3° Notre organisation réelle demeure pour cette raison tout aussi inconnue de nous que les objets extérieurs réels. Nous n'avons constamment devant nous que le produit des deux. »
Ainsi, non seulement nous ne connaissons pas la vraie essence des choses, la chose en soi, mais encore l'idée même de cette chose en soi n'est rien de plus et rien de moins que la dernière conséquence d'une antithèse relative à notre organisation, et dont nous ne savons pas si elle a un sens quelconque en dehors de notre expérience. En conséquence, Lange estime qu'on doit laisser aux philosophes toute liberté, à condition qu'en retour ils nous édifient. L'art est libre, même dans le domaine des conceptions. Qui veut réfuter une phrase de Beethoven ou reprocher une erreur à la Madone de Raphaël ? Tu vois que, même en se plaçant à ce point de vue, même en admettant la critique la plus stricte, notre Schopenhauer nous reste ; bien plus, on peut presque dire qu'il nous est encore davantage. Si la philosophie est un art, Haym (5). lui-même n'a plus qu'à se cacher devant Schopenhauer ; si la philosophie doit édifier, je ne connais, pour ma part, aucun philosophe qui édifie plus que notre Schopenhauer (6).»
On voit que Nietzsche a surtout retenu du livre de Lange cette idée que la philosophie est libre comme l'art ; chacun a dès lors le droit d'admettre la métaphysique qui répond le mieux à ses sentiments ; on peut être schopenhauérien comme on est wagnérien. Si donc il a été frappé par les quelques lignes que Lange consacre à Stirner, c'est sans doute parce que Lange a interprété les théories de Stirner dans un sens favorable à sa thèse. Lange croit, en effet, que Stirner veut effacer les limites qui bornaient jusqu'ici l'individualité, pour laisser à chacun le droit de choisir selon sa volonté un idéal ; c'est là une erreur : tout idéal, qu'il soit choisi par la volonté, proposé par l'intelligence ou imposé par une puissance extérieure, n'est, aux yeux de Stirner, qu'une idée fixe. Il est remarquable que Lange parle moins de la partie négative du système de Stirner que de la partie positive qu'il eût pu y ajouter ; or, Stirner n'admet pas de partie positive au sens où l'entend l'historien du matérialisme. Lange demande en effet une partie positive «pour sortir du Moi», et Stirner ne veut pas qu'on en sorte. Lange cherche, en soutenant une théorie de la connaissance, à plaider la cause de la spéculation métaphysique ; Stirner voit dans toute métaphysique une sorte de folie. Lange essaie de sauver l'essence de la religion en insistant sur la vertu éducative de la foi ; Stirner considère l'éducation désintéressée comme une duperie. Comme l'a dit Nolen dans son introduction à la traduction française de l'Histoire du Matérialisme : «Nul n'a mieux compris que Lange qu'affaiblir le sens de l'idéal, c'est accroître celui de l'égoïsme» ; or, c'est précisément ce que Stirner avait compris, lui aussi ; mais, tandis que Lange veut fortifier le sens de l'idéal pour affaiblir celui de l'égoïsme, Stirner veut, au contraire, pour accroître le sens de l'égoïsme, affaiblir le sens de l'idéal.
Nietzsche a donc vu sans doute, à travers l'analyse de Lange, un Stirner bien différent de ce qu'a été en réalité l'auteur de l'Unique et sa propriété; il a considéré cette Ïuvre comme une sorte d'introduction à la philosophie de Schopenhauer ; et c'est ce qui explique ce fait, paradoxal en apparence, que Nietzsche a parlé de Stirner dans sa première période, quand il était le disciple fervent de Schopenhauer ; tandis qu'il n'en a plus parlé dans sa deuxième période, la période critique, où il était en un sens plus voisin des idées de l'Unique.
Il a dans les lettres d'Erwin Rohde à Nietzsche un passage qui nous paraît confirmer cette interprétation. Le 4 novembre 1868, Rohde écrit à Nietzsche : «Tu dois sans doute nager cet hiver dans la musique ; je veux essayer autant que possible d'en faire autant dans notre Abdère ; car j'ai beau n'y rien comprendre, cela sert toujours à purifier l'âme de la poussière des jours de travail et tout particulièrement à calmer la volonté rétive. Sans doute on ne nous permettra pas à Hambourg de nous enivrer du philtre wagnérien. Comme je ne suis qu'un profane, je ne me risque à approuver cette musique que dans mon for intérieur ; mais elle me fait, à moi aussi, une telle impression, que je crois me promener au clair de lune dans un jardin aux parfums magiques ; aucun son de la réalité vulgaire n'y pénètre. Aussi est-ce avec une indifférence absolue que je vois les très sages MM Schaul, etc., démontrer que cette musique est malsaine, lascive et bien autre chose encore. ; moi, elle me ravit, selon ton expression qui est très juste, et cela me suffit. D'ailleurs, je comprends de plus en plus la sagesse du vieux sophiste qui, malgré toutes les objections des personnes saines de son temps, affirmait que l'homme était la mesure des choses. Le livre de Lange que je te retournerai très prochainement Ñ n'a pas peu contribué à me confirmer dans cette idée ; il m'a, au cours de mon voyage, constamment maintenu dans la sphère des idées élevées. Sans aucun doute, Lange a raison de prendre si gravement au sérieux la découverte que nous devons à Kant du caractère subjectif des formes de la perception ; et s'il a raison, n'est-il pas parfaitement raisonnable que chacun se choisisse une conception du monde qui lui suffise, c'est-à-dire qui donne satisfaction au besoin moral qui est à proprement parler son essence ?
»Or, une philosophie qui insiste sur le caractère profondément, âprement sérieux de l'objet qui nous demeure absolument inconnu, répond à mes tendances intimes, et c'est ainsi que j'ai eu beau me convaincre chaque jour davantage que toute spéculation n'était que fantaisie vaine ; la doctrine de Schopenhauer a gardé pour moi tout son prix, ce qui d'autre part confirme le fait que la volonté, le éthos,est plus fort, plus primaire que l'intelligence qui pèse froidement le pour et le contre (7).»
Comme Rohde ajoute que son ami est cordialement d'accord avec lui sur ces points importants, nous avons le droit de dire que Nietzsche a vu dans les théories exposées par Lange une justification de sa sympathie instinctive pour la doctrine de Schopenhauer ; toute la philosophie allemande de Kant à Stirner lui a paru donner une nouvelle force à deux propositions qu'il avait toujours admises :
1° L'homme est la mesure de toutes choses, ce qu'en leur qualité d'hellénistes, Rohde et Nietzsche savaient déjà par les sophistes grecs.
2° La volonté est antérieure et supérieure à l'intelligence, ce qui évident pour un disciple de Schopenhauer.
Bref, il ne semble pas que Stirner ait eu sur Nietzsche une influence décisive ; il a peut-être contribué à retenir quelque temps Nietzsche dans le domaine de la métaphysique de Schopenhauer ; il a été sans doute peu à peu oublié dans la suite.
Chapitre II
COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA PREMIÈRE PÉRIODE.
a) L'Unique
Stirner et Nietzsche insistent tous deux sur le caractère «unique» de l'individu. Le titre même de l'ouvrage de Stirner montre que tout son système est fondé sur la singularité du Moi. Toute sa polémique contre l'humanisme de Bruno Bauer et de Feuerbach porte sur ce point. Bruno Bauer avait, dans sa brochure sur la Question juive,critiqué l'attitude des juifs et des chrétiens qui tenaient, les uns comme les autres, à leur religion particulière, à leurs privilèges spéciaux. Bruno Bauer souhaitait que les citoyens renonçassent à ces vaines distinctions et se contentassent de la dignité d'homme qui leur est commune à tous et leur assure les mêmes droits. Or c'est là, selon Stirner, une idée absolument fausse : il ne s'agit pas, pour diminuer les occasions de conflit entre les hommes, de les ramener à un type unique ; il s'agit, au contraire, d'accentuer les différences : un juif et un chrétien se ressemblent trop ; ils ne se battent que parce qu'ils ne sont pas d'accord sur la religion. Or, chaque homme devrait se considérer comme absolument distinct de son voisin, comme unique de la tête aux pieds (8). Tu n'as, en ta qualité d'être unique, rien de commun avec un autre, et tu n'as pas pour cette raison à te préoccuper si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges ou si on te refuse des droits à cause des différences entre les autres et toi. Il n'y a rien de commun entre les hommes que leur absolue inégalité ; et encore faut-il, pour reconnaître ce caractère commun de la disparité, admettre une comparaison.
Feuerbach avait, dans sa critique de la métaphysique de Hegel, opposé la sensation à la pensée, la réalité concrète à l'idée abstraite. Selon Stirner, ma sensation comme ma pensée est singulière. «Si je n'étais pas tel ou tel, Hegel par exemple, je ne regarderais pas le monde comme je le regarde ; je n'en tirerais pas le système hégélien (9).» La relation de tout sujet à l'objet est particulière au sujet : la Bible, par exemple, est un jouet pour l'enfant, le livre sacré pour le croyant, un texte pour l'exégète, un coquillage sans valeur pour l'Inca qui la met à l'oreille et la jette parce qu'il n'entend rien. Chacun trouve dans les objets ce qu'il y cherche : le philosophe y trouve des idées. Il est donc vain de tenter une définition objective des choses. A plus forte raison est-il vain de vouloir définir l'«Unique». L'Unique est indéfinissable parce que les prédicats ne sauraient épuiser le contenu du sujet : les noms communs n'ont pas la puissance d'étreindre l'originalité. Le terme même d'unique est déjà une expression imparfaite : on ne prétend pas plus te désigner par ce mot qu'on n'entend te qualifier en te donnant un nom propre, Louis ou Max (10).
De son côté, Nietzsche déclare, dans son «Intempestive»sur Schopenhauer considéré comme éducateur,que chaque individu n'est qu'une fois au monde : jamais le hasard ne ramènera cette combinaison singulière d'éléments bariolés qui constituent ton Moi. Il a fallu un temps infini pour te faire naître ; il y a dans le monde un chemin unique que personne ne peut suivre, si ce n'est toi : chaque homme est un miracle qui ne se produit qu'une fois (11).
Il y a cependant des différences profondes d'une part entre les sentiments qui ont amené les deux philosophes à insister sur cette idée, et d'autre part entre les conclusions qu'ils en tirent. Stirner tient avant tout à l'indépendance : toute définition lui paraît une limite et un lien. Il a craint qu'on ne prît prétexte des ressemblances entre les individus pour les grouper dans la même servitude et qu'on n'érigeât les prédicats en devoirs impérieux. Isolé sur une pointe inaccessible, le sujet unique est à l'abri de toute contrainte sociale, morale ou religieuse. Stirner est arrivé à cette conséquence extrême en partant des idées de Feuerbach. Feuerbach avait entrepris, pour réagir contre la tendance qui pousse l'homme à se sacrifier à Dieu, de réintégrer dans l'humanité l'essence qu'elle avait projetée au ciel : les prédicatshumains, l'amour et la raison, étaient toujours sacrés à ses yeux ; mais il les vénérait pour eux-mêmes, sans les attribuer à un sujet transcendant. Or c'est là, selon Stirner, s'arrêter à mi-chemin dans la voie de l'immanence : l'humanité est toujours extérieure et supérieure à moi : mes prédicats continuent à me dominer. Le fantôme divin a disparu du ciel ; mais le spectre de l'humanité m'obsède encore et me possède. Faisons donc un pas de plus : de même qu'il n'y a pas de Dieu en dehors de l'humanité, de même il n'y a pas d'Humanité en dehors de moi. Ne disons pas, comme l'auteur de l'Essence du Christianisme : Homo homini Deus; ayons le courage de dire : Ego mihi Deus.C'est le seul moyen de mettre un terme à l'aliénation qui l'a trop longtemps appauvri et asservi. Le sujet qui pose l'objet en face de lui devient la victime et l'esclave de cet objet, qui n'est pourtant que son ombre : s'il veut être libre, il faut qu'il cesse de consentir à ce dédoublement de soi-même, qu'il reprenne en lui sa créature et se pose en maître unique, en créateur souverain. L'Unique de Stirner montre à quelle conséquence extrême aboutit le panthéisme de la philosophie hégélienne : on s'était efforcé d'abord de rattacher l'idée et le réel ; on a été conduit au nominalisme. L'originalité de Stirner a consisté à tirer argument de ce nominalisme pour affranchir l'individu de tout lien.
Nietzsche, au contraire, tient d'abord à l'originalité artistique et à la sincérité morale. C'est aux bourgeois allemands, aux philistins et aux pharisiens qu'il s'adresse, quand il déclare que tout individu est un miracle unique. Chacun le sait bien, dit-il, mais le cache ; pourquoi ? Par peur du voisin qui exige des autres la convention sous laquelle il se dissimule lui-même (12). Mais qu'est-ce qui oblige à craindre le voisin, à penser et à agir comme le troupeau, au lieu de se réjouir de soi ? Pudeur peut-être chez quelques-uns, rares d'ailleurs ; paresse chez la plupart. Les artistes seuls détestent ces manières empruntées ; ils osent nous montrer comment l'homme est lui-même dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, comment cette originalité, qui se manifeste jusque dans les détails, lui conserve cette beauté neuve propre à toute Ïuvre de la nature. C'est la paresse qui donne aux hommes ordinaires ce caractère de banalité qu'ont toutes les marchandises fabriquées.
Le philosophe, d'autre part, rappelle aux hommes qu'ils sont personnellement responsables de leur existence singulière : seul dans sa barque sur la mer de la vie, chaque individu doit la diriger à ses risques et périls. Les deux éducateurs qui ont aidé Nietzsche a mieux sentir la beauté et la gravité que donnent à l'individu sa nature singulière et son rôle unique sont Wagner et Schopenhauer. Nietzsche n'entend pas du tout affranchir l'individu de toute loi ; il veut seulement que l'artiste ou le philosophe obéisse à son génie et suive sa voie propre, pour entrer dans l'ordre de ceux qui créent et maintiennent sur terre la civilisation. Les initiés seuls, les héros sont, aux yeux de Nietzsche, vraiment uniques. Il oppose singularité, non à humanité, comme l'avait fait Stirner, mais à vulgarité ; il voit dans le caractère unique, non un palladium intangible qui assure la liberté, mais un privilège de noblesse.
Stirner et Nietzsche font donc entrer la même idée dans deux systèmes qui n'ont rien de commun : ils en tirent des conclusions différentes dans leurs théories sur l'éducation, sur l'art, sur l'histoire de la civilisation et sur l'État.
b) L'éducation
Nietzsche et Stirner ont tous deux commencé par s'occuper du problème de l'éducation. Cette coïncidence n'est pas due sans doute au hasard, et il ne suffit pas, pour l'expliquer, de constater que les deux philosophes avaient tous deux suivi les cours des Universités allemandes pour devenir professeurs (13). Il est vrai que les questions pédagogiques étaient presque constamment à l'ordre du jour, au XIXe siècle, particulièrement en Allemagne ; mais Stirner et Nietzsche étaient tous deux assez «inactuels» pour ne pas se laisser guider par les soucis de leurs contemporains. S'ils ont tous deux traité d'abord le problème de l'éducation, c'est qu'à leurs yeux ce problème était primordial ; et, en comparant d'une part les raisons qui leur ont fait attacher tant d'importance à ce problème, et d'autre part, les solutions qu'ils en ont proposées, nous aurons une première donnée sur la différence de leurs systèmes.
Stirner part de cette idée que nous sommes des créateurs et non des créatures. Nos Ïuvres valent ce que nous valons ; la société a le même degré de perfection que les individus qui la composent. C'est pourquoi il se préoccupe avant tout de savoir ce qu'on fait des individus au moment de leur formation : la question scolaire est la plus importante des questions sociales (14). L'opinion de Stirner est, en un sens, diamétralement opposée à celle de son collaboratuer de la Gazette rhénane,Karl Marx : tandis que l'auteur du Manifeste communistecroit que c'est le milieu social qui détermine la valeur des individus, l'auteur de l'Uniqueestime que la qualité de la société varie selon la qualité des associés ; mais en un autre sens Stirner et Karl Marx sont d'accord : les questions pratiques ou sociales sont à leurs yeux les plus importantes de toutes. Pour Nietzche, au contraire, les questions pratiques ou sociales sont secondaires ; il y a un idéal de civilisation désintéressée que l'humanité doit s'efforcer d'atteindre ; l'essentiel est de diriger l'éducation des individus de manière à rapprocher l'humanité de cet idéal ; l'organisation de l'État et de la société ne doit être qu'un moyen pour défendre la civilisation contre la barbarie et permettre l'éducation de l'humanité.
Stirner montre comment le progrès de la pédagogie est lié au progrès social. La période qui va de la Réforme à la Révolution française est à ses yeux une période de sujétion : il y avait en présence des maîtres et des serviteurs, des puissants et des «mineurs» : aussi l'éducation était-elle réservée à la classe des «majeurs» ; elle était un moyen de domination et un privilège de l'autorité. La Révolution française brisa cette organisation de servitude et permit à chacun d'être son propre maître : par une conséquence nécessaire, l'éducation dut devenir universelle. Le parti qui soutient l'ancienne éducation, l'éducation exclusive, est le parti des humanistes ; le parti qui soutient l'éducation nouvelle, l'éducation universelle, est le parti des réalistes. L'humanisme continue de chercher ses modèles dans l'antiquité classique, comme le christianisme continue à chercher la vérité dans la Bible ; l'humanisme maintient une classe de savants, comme le christianisme maintient une classe de clercs ; ainsi se perpétue le romanisme. Une éducation fondée sur le grec et le latin ne peut être d'ailleurs qu'une éducation purement formelle : d'une part, en effet, elle ne peut ressusciter l'antiquité morte et depuis longtemps enterrée ; elle ne peut conserver que les formes, les schèmes de la littérature et de l'art ; d'autre part, la forme suffit à donner la supériorité : l'éducation des humanistes fut donc une éducation élégante, une éducation du goût, du sens de la forme. Le XVIIIe siècle se souleva contre ce formalisme : on ne pouvait reconnaître à tous les hommes des droits inaliénables sans accorder à tous une éducation humaine. Il fallait préparer dès l'école chaque citoyen à exercer sa part de souveraineté. Mais l'éducation ne doit pas seulement être universelle en ce sens qu'elle est accessible à tous ; elle doit encore cesser de s'en tenir exclusivement à l'antiquité gréco-romaine.
Selon Stirner, le réalisme est supérieur à l'humanisme, parce qu'il applique dans le domaine de la pédagogie les principes de liberté et d'égalité proclamés par la Révolution française (15), et parce qu'au lieu d'étreindre l'ombre du passé, il s'efforce d'embrasser le présent. La victoire est assurée au réalisme, s'il sait emprunter à son adversaire l'humanisme, le sens de la beauté et de l'adresse, qui soumet toute matière à la forme. Mais, tout en reconnaissant la supériorité du réalisme, Stirner ne se rallie pas sans réserve à cette doctrine pédagogique. Il n'admet pas le dédain que les réalistes affectent pour la philosophie. Les philosophes, en effet, ont le mieux réalisé l'idéal de leur temps, la liberté de pensée et de conscience ; ils sont les «Raphaëls de la période de la pensée», et ils ont préparé l'ère nouvelle, celle où sera assurée la liberté véritable, la liberté de la volonté. Bientôt ce ne sera plus la science qui sera le but, mais la volonté née du savoir. L'éducation doit former des hommes réellement libres, qui sauront découvrir leur personnalité, la libérer du joug étranger et de toute autorité pour en révéler la naïveté retrouvée. Il faut s'élever au-dessus du conflit de l'humanisme et du réalisme, du culte de la forme et du culte de la matière, du dandisme et de l'industrialisme ; il faut renoncer au double dressage qui fait sortir des savants de la ménagerie des humanistes et des citoyens utiles de la ménagerie des réalistes (16). Il ne s'agit plus d'exiger la soumission, mais de fortifier l'esprit d'opposition ; le plus haut devoir de l'homme est de s'affirmer soi-même. Au lieu de former des hommes qui agissent et pensent d'après des maximes, il faut former des hommes qui trouvent leur principe en eux-mêmes : la légalité n'est pas la liberté. Il faut que l'action et la pensée des hommes soient entraînés dans un perpétuel mouvement et rajeunissent à chaque instant : la fidélité aux convictions produit sans doute des caractères inébranlables ; mais la fixité des idoles ne vaut pas l'ondoyante éternité de la création continue de soi. Pour désigner cette pédagogie nouvelle, Stirner se servirait volontiers du mot «moralisme», s'il ne craignait une équivoque : on pourrait croire, en effet, qu'il veut inculquer une doctrine morale, tandis qu'il est opposé à tout dogmatisme. Il se résigne donc au terme «personnalisme».
Tandis que Stirner met le réalisme au-dessus de l'humanisme, Nietzsche prend nettement parti pour l'éducation classique. Il n'est pas seulement philologue de profession ; il considère que les adversaires de l'hellénisme sont des barbares. Dans sa conférence d'ouverture à l'Université de Bâle (17), il déclare que «l'épée de la barbarie est suspendue sur la tête de tous ceux qui perdent de vue la simplicité ineffable et la noble dignité de l'hellénisme» ; aucun progrès, si brillant soit-il, des arts et de l'industrie, aucun programme scolaire, si moderne (zeitgemäss) soit-il, aucune éducation politique de la masse, si répandue soit-elle, ne saurait nous préserver de la malédiction ; si nous commettons des erreurs de goût ridicules et barbares (skythisch); nous serons anéantis par la tête de gorgone de la terrible beauté classique (18). Selon Nietzsche, la philologie doit devenir une philosophie : philosophia facta est quæ philologia fuit; l'hellénisme a pour lui la valeur que les saints ont pour les catholiques (19) ; ce qu'il espère du nouvel Empire allemand et de Richard Wagner, c'est la résurrection de la Grèce et du drame grec : Bayreuth doit être la nouvelle Athènes.
Dans les conférences sur l'Avenir de nos établissements d'éducation,qu'il fit à Bâle au début de 1872 (20), Nietzsche se montre partisan de la culture exclusive, que le réalisme avait, selon Stirner, justement condamnée. Il admet que le nombre des hommes cultivés est forcément très faible (21) ; il y a à peine un homme sur mille qui soit autorisé à écrire ; tous les autres méritent pour chaque ligne un rire homérique. L'éducation formelle devrait donner des habitudes sérieuses et inexorables ; laisser faire la libre personnalité, c'est donner carrière à la barbarie et à l'anarchie ; l'éducation est avant tout une discipline rigoureuse (22). Pour habituer les élèves à respecter la langue, on ne saurait trop leur proposer l'exemple des écrivains classiques ; pour préparer le triomphe de l'esprit allemand sur la fausse civilisation contemporaine, il faut refaire le pélerinage qu'ont fait Schiller et GÏthe et retourner à la patrie grecque, terre sainte de toute vraie civilisation ; mais il ne faut pas dissimuler que le salut est réservé à un petit nombre d'élus. Nietzsche admet comme Stirner que l'humanisme est une doctrine aristocratique ; mais tandis que Stirner reprochait à ce système d'éducation de maintenir les citoyens dans la sujétion, Nietzsche estime qu'il est nécessaire de respecter l'ordre sacré qui soumet la masse des serviteurs obéissants à la royauté du génie (23). Parler d'éducation démocratique, c'est vouloir plus ou moins consciemment préparer les saturnales de la barbarie. Pour apprécier le degré d'éducation d'un peuple, la juste postérité ne tiendra compte que des grands hommes : la masse constitue en dormant la réserve de santé et de force nécessaire à l'enfantement du génie. Ainsi, dès le début, nous voyons s'accuser la différence fondamentale qui sépare le système de Nietzsche de celui de Stirner. Stirner est partisan de la libre manifestation de toutes les personnalités ; Nietzsche tient à une discipline aristocratique. Stirner considère que le réalisme marque un progrès sur l'humanisme et veut fonder un réalisme supérieur ; Nietzsche, tout en blâmant l'éducation pseudo-classique des gymnases allemands, cherche à restaurer le véritable humanisme : il estime que dans l'antiquité gréco-romaine est réalisé l'impératif catégorique de toute civilisation (24).
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