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:::::::: evola et spiritualité européenne ::

STIRNER ET NIETZSCHE

06/09/02 12.16 t.u.
Albert Lévy



c) La philosophie et l'art

Les théories pédagogiques des deux philosophes sont liées à leurs idées sur les rapports de la philosophie et de l'art.
Stirner, disciple de Hegel, considère l'art et la religion comme des formes imparfaites de la philosophie. L'art réalise dans un corps extérieur l'idéal de l'homme, il projette au dehors les aspirations et les désirs, et crée ainsi, en dédoublant l'homme, l'objet qu'adore la religion (25). Hegel a donc eu raison de considérer l'art comme antérieur à la religion : il ne suffit pas de dire que ce sont les poètes comme Homère et Hésiode qui ont fait aux Grecs leurs dieux ; pour fonder une religion quelconque, il faut un artiste. Mais l'art qui permet la naissance de la religion en hâte aussi la mort. L'art, en effet, après avoir créé l'objet que nous adorons à genoux, ne tarde pas à revendiquer son bien, à le ramener de l'au-delà où la religion voudrait le maintenir, à le détruire même pour faire place à des créations nouvelles. ainsi la religion vit en nous enchaînant à un objet ; l'art crée et détruit les objets que nous adorons successivement ; la philosophie se distingue de l'art comme de la religion en ce qu'elle ruine tout objet. La liberté est son élément. Pour le philosophe, Dieu est aussi indifférent qu'une pierre (26).

Tandis que Stirner, disciple de Hegel, met l'art qui crée l'objet au-dessous de la philosophie qui est le triomphe du sujet, Nietzsche, disciple de Schopenhauer et ami de Richard Wagner, considère que l'art est l'activité proprement métaphysique de l'homme. Il estime que la seule théodicée possible est la doctrine qui justifie le monde en le considérant comme un phénomène esthétique. Dans la critique qu'il fit en 1886 de sa première Ïuvre, il déclare que la Naissance de la Tragédien'admet qu'une interprétation des choses, l'interprétation esthétique : elle suppose un Dieu artiste qui cherche dans la construction comme dans la destruction, dans le bien comme dans le mal, une consolation et une rédemption. Nietzsche se garde bien de reprocher à l'art, comme l'a fait Stirner, son souci de l'objet : il estime au contraire que c'est le caractère objectif qui donne à l'art sa supériorité. L'esthétique moderne a eu tort de croire que l'antiquité ait voulu, en opposant Archiloque et Homère, mettre sur le même pied l'artiste subjectif et l'artiste objectif. Un artiste subjectif n'est en effet qu'un méchant artiste ; l'art est avant tout une victoire sur l'élément subjectif, une rédemption du moi qui impose silence à toute volonté et à tout désir individuel. Nietzsche est persuadé que la contemplation désintéressée est la condition même de l'art : aussi considère-t-il comme un problème l'existence de cet art lyrique qui permet au poète de parler sans cesse de son moi et de chanter ses passions ou ses appétits. Il n'admet pas l'explication que donne de cette difficulté son maître, Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation,précisément parce que Schopenhauer fait des concessions au sujet égoïste, qui ne doit être considéré, selon l'auteur de la Naissance de la Tragédie,que comme l'adversaire de l'art. Nietzsche essaie de rectifier sur ce point la théorie de son maître, en s'inspirant de sa métaphysique de la musique : il suppose donc que le génie lyrique s'oublie lui-même dans une ivresse dionysiaque, où il communie avec l'essence une des choses (27). Ainsi, tandis que Stirner tend à assurer le triomphe du sujet sur l'objet, Nietzsche voudrait absorber dans l'objet le sujet borné. Stirner est un esprit critique ; Nietzsche est un artiste.

d) Histoire de la civilisation

Humaniste et artiste, grand admirateur de la Grèce, Nietzsche ne saurait avoir la même philosophie de l'histoire que Stirner, esprit critique, partisan de la Révolution française et des idées modernes.

Stirner, comme toute la gauche hégélienne, voit dans l'histoire un progrès continu. Les âges de l'humanité correspondent aux âges de l'individu. De même que chacun de nous, l'humanité a eu son enfance ; elle est encore dans sa jeunesse, mais touche à l'âge mûr. Ceux que nous appelons les anciens devraient s'appeler les enfants ; de même en effet que les enfants tiennent aux objets qui les entourent, à leurs jouets ou à leurs parents, de même les anciens respectaient la nature et la famille. «Pour les anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité.» On saisira mieux la portée de cette proposition, si l'on songe que les chrétiens ne voyaient que vanité dans ce monde éphémère. Les anciens étaient patriotes, tandis que le chrétien doit se considérer comme un étranger sur terre ; Antigone mettait au-dessus de toutes les autres obligations le devoir sacré d'enterrer les morts ; le chrétien dit : «Laisse les morts enterrer les morts» et il ne se sent pas enchaîné par les liens de la famille. Il y a donc opposition entre l'antiquité et le christianisme ; mais le christianisme a été préparé au sein même de l'antiquité par les sophistes qui ont fondé la dialectique, par Socrate qui a fondé l'éthique et par les sceptiques. Le travail gigantesque des anciens a eu pour résultat de dégager l'homme de tous les liens naturels, ce qui lui a permis de prendre conscience de l'esprit qui est en lui. Or, avoir conscience de l'esprit, c'est être chrétien. La sagesse antique a expiré en donnant naissance au Dieu chrétien, qui triomphe du monde. Mais aussitôt s'est engagée une nouvelle lutte : après avoir réussi à s'élever au-dessus de la nature, on chercha à s'élever au-dessus de l'esprit ; et les insurrections théologiques commencèrent, qui durent encore aujourd'hui. La dernière de ces insurrections est la tentative qu'a faite Feuerbach pour réintégrer en nous Dieu, l'esprit, notre essence ; mais que l'esprit soit hors de nous ou en nous, il continue à nous dominer. La troisième période de l'humanité, l'âge mûr, commencera quand nous aurons l'audace de nous élever au-dessus de l'esprit, comme les chrétiens se sont élevés au-dessus du monde. L'enfant est l'esclave des objets ; le jeune homme se sacrifie à l'idée ; l'homme mûr est égoïste. L'antiquité respectait la nature ; le christianisme vénérait l'esprit ; l'âge mûr de l'humanité ne connaîtra plus ni idole ni Dieu (28).

Nietzsche expose avec la même assurance une philosophie de l'histoire tout aussi simple, mais bien différente. Au lieu d'admettre un progrès continu, il trouve qu'il y a des périodes où la civilisation gagne du terrain et des périodes où la barbarie envahit tout. Dans l'antiquité grecque elle-même, la décadence a commencé avec Socrate et Euripide. L'histoire du christianisme tout entière n'est que l'histoire d'une longue décadence. Le dernier grand événement est la tentative d'Alexandre ; pour conquérir le monde, Alexandre a orientalisé l'hellénisme. Les deux facteurs dont le jeu détermine le rythme de l'histoire universelle sont l'hellénisme et l'orientalisme. Le christianisme est un «fragment d'antiquité orientale». Depuis que l'influence de cette religion barbare diminue, la civilisation grecque renaît. Il y a par exemple entre Kant et les Éléates, Schopenhauer et Empédocle, Richard Wagner et Eschyle, si peu de distance et de si grandes affinités que nous ne pouvons les comparer sans être frappés du caractère relatif qu'ont toutes les notions de temps ; la science contemporaine aussi nous fait songer à la période alexandrine. La terre, qui n'a que trop subi jusqu'ici l'influence orientale, paraît désirer de nouveau les bienfaits de la civilisation hellénique. Nous sommes donc dans la période de réaction contre le mouvement d'Alexandre : Wagner est un des anti-Alexandre qui entreprennent de renouer le nÏud gordien (29).

Ainsi tandis que Stirner admire dans l'histoire l'effort continu qui entraîne l'humanité vers la liberté, Nietzsche se contente d'espérer que parfois, à des intervalles très éloignés, la civilisation grecque pourra triompher de la barbarie orientale.

e) L'État

Aussi, tandis que Stirner oppose à l'état chrétien et patriarcal qu'on essayait de maintenir en Prusse les principes de la Révolution française, Nietzsche souhaite la restauration d'un état analogue à l'état dorien et cherche à réaliser l'organisation aristocratique rêvée par Platon.

Entre 1840 et 1848, les libéraux allemands sommaient le gouvernement prussien de tenir les promesses faites au temps des guerres contre la Révolution et l'Empire, et d'accorder au peuple la liberté et l'égalité, dont le baron de Stein avait parlé dans son message. Stirner prit prétexte de ce débat pour comparer le sens que donnaient à ces termes les ministres prussiens et la définition qu'en avaient donnée les révolutionnaires français (30). Stein a voulu supprimer les différents ordres et fortifier le pouvoir central en ruinant les dominations féodales : il n'y aura plus de police privée ni de juridiction patrimoniale ; le roi seul aura sous ses ordres les agents de la sûreté publique et les juges. Tous seront donc égaux en ce sens que personne ne dépendra plus de son voisin ; les privilèges de naissance seront abolis, et ceux qui exerceront le pouvoir ne l'exerceront plus que comme une délégation du monarque qui les a nommés aux postes qu'ils occupent. Or il est impossible, dit Stirner, de confondre cette égalité dans la servitude sous l'autorité de la monarchie prussienne avec l'égalité qu'a proclamée la Révolution française : il y a loin de l'égalité des sujets à l'égalité des citoyens libres. Tandis qu'en Prusse la représentation nationale exprime respectueusement les vÏux des sujets, en France les citoyens libres dictent par la voix de leurs représentants leurs volontés. Ñ Stein a promis d'autre part à chacun le droit de «développer librement ses forces en leur donnant une direction morale.» Il est évident que par ce mot «direction morale» Stein a entendu interdire la spontanéité, l'autonomie et la souveraineté de la volonté individuelle ; il a voulu dire : «Vous êtes libres, si vous faites votre devoir, c'est-à-dire si vous aimez Dieu, le roi et la patrie.» La Révolution française au contraire a déclaré que la liberté des citoyens était une liberté souveraine.

Nietzsche se garde bien de réclamer, comme le fait Stirner, la liberté et l'égalité des citoyens. Dès 1871, il essaie de montrer la nécessité de l'esclavage (31). S'il est vrai que le génie est la fin suprême de la nature, nous sommes forcés d'admettre que c'est l'organisation de la société grecque qui a permis d'atteindre ce but. La merveilleuse fleur de l'art grec n'eût pu s'épanouir si elle n'avait été protégée. Reconnaissons donc, malgré l'horreur que nous inspire toute vérité profonde, que les bienfaits de la civilisation sont réservés à une minorité de mortels élus, tandis que l'énorme masse est faite pour l'esclavage. Nous parlons aujourd'hui de la dignité du travail, comme si le travail qui perpétue une existence misérable n'était pas misérable aussi ! Admirons-nous l'effort désespéré que font les plantes rabougries pour prendre racine dans le sol dénudé et pierreux ? Aujourd'hui chaque individu prétend être un centaure, à la fois ouvrier et artiste ; chez les Grecs, où les fonctions étaient séparées, on avouait franchement que le travail était une honte. Malheureux temps que le nôtre, où l'esclave fait la loi ! Malheureux séducteurs qui avez détruit l'innocence de l'esclave en lui faisant goûter le fruit de l'arbre de la connaissance ! Aujourd'hui, pour rendre la vie supportable, on est forcé d'avoir recours à des mensonges : on parle de droits naturels, comme si tout droit ne supposait pas déjà une certaine hauteur et une inégalité de niveau entre les hommes. Ayons le courage d'être cruels : il n'y a pas de civilisation possible sans esclavage. Le voilà, le vautour qui ronge le foie de Prométhée ! Il faut accroître encore la misère des malheureux pour permettre à un petit nombre d'Olympiens d'être des artistes. On ne comprend que trop la haine que les communistes, les socialistes, et la pâle race des libéraux ont vouée à l'art et à l'antiquité classique. Parfois, comme aux origines du christianisme, l'instinct des iconoclastes l'emporte ; un cri de pitié fait tomber les murailles de la citadelle ; le sentiment de justice exalte les misérables et exige le partage des souffrances humaines : l'arc-en-ciel de l'amour et de la paix apparaît aux mortels. Mais bientôt la loi inexorable de toute vie impose de nouveau la cruauté nécessaire. La civilisation ressemble à un vainqueur dégouttant de sang, qui traîne derrière son char les vaincus et les captifs.

L'État n'a pas d'autre mission que celle d'assurer la sanglante victoire de la civilisation aristocratique. Il ne doit sa naissance qu'à la violence brutale des conquérants, et n'a pas en lui-même sa raison d'être ; l'enthousiasme qu'il inspire à ses naïfs adorateurs n'a que l'avantage de faire oublier un instant à la masse les misères de sa basse condition. L'État est un abri qui permet l'éclosion du génie. L'État grec favorisait la naissance de l'artiste, donnait aux spectateurs l'éducation nécessaire, organisait les fêtes. Pour que l'artiste puisse naître, il faut qu'il y ait une classe dispensée du travail servile ; pour que l'Ïuvre d'art puisse naître, il faut qu'elle soit protégée par la vertu magique de l'État. L'histoire politique de la Grèce n'est qu'une suite continue de scènes barbares ; mais ce qui justifie cette longue et terrible Iliade, c'est la beauté d'Hélène.

Nietzsche s'emporte contre les libéraux et les optimistes modernes qui veulent mettre un terme aux luttes héroïques : il condamne les idées du XVIIIe siècle et de la Révolution française, qui sont selon lui absolument contraires à l'esprit germanique et témoignent de l'absence de tout esprit métaphysique chez les adeptes de cette théorie romane. Il ne voit dans les efforts des partisans de la paix que la manifestation de la peur et l'influence du capital ; il entonne un péan en l'honneur de la guerre : l'arc d'argent a un son terrible ; mais Apollon n'en est pas moins un Dieu purificateur. La guerre est pour l'État une nécessité ; l'armée est le type de l'État ; car la masse chaotique y est organisée en pyramide sous la domination des castes par une constitution analogue à celle que Lycurgue donna à Sparte ; le guerrier n'est qu'un outil au service du génie militaire. Il suffit de généraliser le problème pour comprendre que l'homme n'a de valeur, de dignité ou de droit qu'en sa qualité d'instrument conscient ou inconscient du génie. L'État parfait de Platon mérite à cet égard de rester notre idéal.

Tandis que Stirner avait jugé l'État, comme il avait apprécié l'éducation, en s'inspirant des principes de la Révolution française, Nietzsche, humaniste convaincu, ne s'est pas contenté d'admirer l'art de la Grèce : il a souhaité la Renaissance de la cité antique, comme si l'on pouvait effacer de l'histoire le Christianisme, la Réforme et la Révolution.

Chapitre III

COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA DEUXIÈME PÉRIODE.

Dans sa deuxième période, celle où il s'affranchit de ses éducateurs, Schopenhauer et Richard Wagner, pour se rapprocher du positivisme, Nietzsche paraît plus voisin de Stirner. Les deux philosophes affirment en effet l'égoïsme et la liberté : ils nient tous deux la morale, le droit et l'État. Mais il importe de définir exactement ce que les deux philosophes entendent par ces affirmations et ces négations.

a) L'égoïsme

Stirner donne de l'égoïsme deux définitions. Quand il dit que tout acte est égoïste, il entend d'abord par là qu'il y a toujours un lien entre le sujet qui agit et son acte. Même ceux qui se sacrifient pour une idée se sacrifient pour leur idée ; chacun n'agit donc à vrai dire que pour l'amour de soi. Toutefois cet égoïsme est le plus souvent inconscient : l'homme ne cherche jamais que son bien, mais il croit devoir servir des êtres supérieurs ; il s'imagine qu'il se sacrifie absolument, sans s'apercevoir que le sacrifice même n'est qu'une satisfaction de l'égoïsme : Stirner appelle pour cette raison l'homme un égoïste involontaire. En insistant sur cette première définition de l'égoïsme, Stirner a surtout l'intention d'affranchir l'homme des illusions religieuses. Pourquoi, demande-t-il, vous souciez-vous des commandements de Dieu ? Ce n'est pas uniquement, je suppose, pour faire plaisir à Dieu ; non, c'est pour l'amour de vous-même ; c'est pour le salut de votre âme. Ayez donc le courage d'être franchement égoïstes. Sur ce point, les théories de Stirner sont très voisines de celles que Feuerbach a longuement développées dans ses Conférences sur l'essence de la religion.

Cette première définition que donne Stirner de l'égoïsme se retrouve aussi chez Nietzsche. Nietzsche dit par exemple : «Un bon auteur qui a réellement son sujet à cÏur, souhaite qu'il vienne quelqu'un pour l'anéantir en développant plus distinctement le même sujet et en répondant intégralement à la question posée. La jeune fille qui aime désire trouver dans l'infidélité de celui qu'elle aime l'occasion de prouver sa fidélité dévouée ; le soldat désire tomber sur le champ de bataille pour sa patrie ; car dans la victoire de sa patrie triomphe aussi son désir suprême. La mère donne à l'enfant ce qu'elle se refuse à elle-même, le sommeil, la meilleure nourriture ; dans certains cas, elle sacrifie sa santé et sa fortune. Mais y a-t-il dans tout cela désintéressement ?... N'est-il pas clair que dans chacun de ces quatre cas l'homme préfère tel fragment de lui-même, pensée, désir ou Ïuvre, à tel autre, qu'il se divise par conséquent et sacrifie une partie à l'autre ? N'est-ce pas au fond une conduite analogue à celle que tient l'entêté qui dit : «Je préfère être fusillé plutôt que de m'écarter d'un pas devant cet individu» ? L'inclination (désir, instinct, aspiration), existe dans tous les cas cités ; céder à cette inclination, en acceptant toutes les conséquences, n'est pas en tout cas faire preuve de désintéressement (32). Nietzche dit encore à propos du désir de rédemption chez les chrétiens : «Un être capable d'actions absolument désintéressées est un être aussi fabuleux que le phénix ; il ne saurait même être distinctement conçu, quand ce ne serait que pour cette raison que l'idée «d'action désintéressée» ne résiste pas à une analyse rigoureuse. Jamais un homme n'a agi exclusivement pour autrui et sans motif personnel ; comment pourrait-il même faire quelque chose qui n'aurait aucun rapport à lui, sans obéir par conséquent à une impulsion intérieure (qui supposerait un besoin personnel) ; comment l'ego pourrait-il agir sans ego ?» (33). L'argumentation ressemble bien à celle de Stirner ; mais l'intention est différente. Stirner veut prêcher l'égoïsme conscient ; il s'efforce donc de montrer que tout acte est inconsciemment égoïste. Nietzsche, dans sa deuxième période, cherche surtout à réfuter la morale et la théologie métaphysique ; il veut prouver contre Schopenhauer que les actes désintéressés ne sont pas des miracles, des actes à la fois impossibles et réels ; il veut montrer qu'il faut renoncer à la théologie apologétique qui, depuis Schleiermacher, se préoccupe plus de conserver la religion chrétienne que d'expliquer les phénomènes religieux ; il essaie donc d'analyser ce qui se passe dans l'âme des chrétiens, pour trouver une interprétation dégagée de toute représentation mythologique. C'est en psychologue que Nietzsche étudie dans cette deuxième période l'égoïsme, et c'est dans les Ïuvres des psychologues qu'il faut chercher l'origine de ses théories.

Nietzsche lui-même cite Lichtenberg et La Rochefoucauld. «Il nous est impossible, dit Lichtenberg, de sentir pour autrui comme on a coutume de dire ; nous ne sentons que pour nous. La phrase paraît dure; elle ne l'est pourtant pas, pourvu qu'on l'entende bien. On n'aime ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, mais les sentiments agréables qu'ils nous causent.» La Rochefoucauld dit de son côté : «Si on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle, on est bien trompé.» Mais l'influence qui a agi sur Nietzsche d'une manière décisive est évidemment celle de son ami Rée. L'auteur de l'Origine des sentiments morauxa fait connaître au philosophe allemand les théories anglaises sur la généalogie du bien et du mal. Nietzsche a sans doute déclaré qu'il n'y avait pas une phrase de Rée qu'il eût signé sans réserve, et il est vrai qu'il n'est presque jamais d'accord avec les Anglais ; mais on retrouve là précisément un des traits du caractère de Nietzche : ses adversaires ont beaucoup plus d'influence sur lui que les philosophes qui soutiennent des théories analogues aux siennes. Il écrit toujours contre quelqu'un. Il ne parle guère de la Grèce sans attaquer Socrate ; de même, il n'étudie guère la généalogie du bien et du mal sans réfuter les Anglais ; mais c'est malgré tout à leur école qu'il se rattache dans sa deuxième période ; il se propose comme eux de faire la «chimie des idées et des sentiments (34)» Il oppose à la métaphysique la philosophie historique, la plus jeune de toutes les méthodes philosophiques, qu'on ne peut plus séparer aujourd'hui des sciences naturelles.

Pour Stirner, l'égoïsme est une règle d'action ; pour Nietzsche, il est avant tout un objet de science. Quand, par exception, Nietzsche conseille de se préoccuper d'abord de l'intérêt personnel, les raisons qu'il en donne n'ont absolument rien de commun avec les arguments de Stirner. Tandis que Stirner, en effet, estime que tout souci de l'intérêt général est une duperie, Nietzsche considère comme prouvé Ñ et il est bien difficile de ne pas voir ici l'influence de l'école anglaise Ñ qu'il y a harmonie préétablie entre l'intérêt personnel et l'intérêt général, de sorte que c'est précisément la conduite rigoureusement personnelle qui répond le mieux à notre conception actuelle de la moralité fondée sur l'intérêt général (35).

Il y a d'ailleurs dans l'Unique et sa propriétéune deuxième définition de l'égoïsme qui est plus originale que la première. Ma conduite ne doit pas seulement être égoïste en ce sens que tous mes actes doivent se rapporter consciemment à mes fins personnelles ; elle doit encore être vraiment mon Ïuvre, en ce sens qu'elle doit manifester l'autononomie du moi créateur. Stirner considère que c'est l'autonomie (Selbstbestimmung)qui fait la dignité de l'homme ; il ne doit subir l'influence ni d'un objet, ni d'une personne, il doit être le créateur de lui-même (36).

L'homme égoïste au sens vulgaire du mot (der Selbstsüchtige)veut posséder l'objet de son désir ; il ne cherche pas à se donner à lui-même une certaine forme, à se modifier lui-même ; il reste tel qu'il est. L'homme qui aime est souvent transformé par son amour, car il efface en lui tout ce qui ne convient pas à l'objet aimé ; il est donc en un sens son propre créateur, mais il dépend encore d'autrui ; il s'adapte à autrui, il est encore passif. L'homme libre, au contraire, ne réalise que sa propre volonté. L'homme égoïste n'est qu'une créature, un objet naturel ; l'homme qui aime est déjà une Ïuvre, mais seul l'homme libre est une Ïuvre originale. Ainsi l'amour est plus noble que l'égoïsme vulgaire, mais il est inférieur à la liberté, à l'autonomie, à l'égoïsme supérieur qui est essentiellement actif et exclut tout sacrifice de soi.

Or Nietzsche distingue bien comme Stirner trois phases dans l'histoire de la moralité. «On reconnaît que l'animal est devenu homme à ce que son activité n'aspire plus au bien-être momentané, mais au bien-être durable ; l'homme acquiert ainsi le sens de l'utile, de l'opportun : c'est la première manifestation de la libre domination de la raison. Un degré supérieur est atteint quand l'homme agit selon le principe de l'honneur ; en vertu de ce principe, il entre dans une organisation, il se soumet à des sentiments communs et cela l'élève bien haut au-dessus de la phase où seul l'intérêt personnel le guidait ; il respecte et veut être respecté, c'est-à-dire, il considère que l'intérêt dépend de ce qu'il pense d'autrui, de ce qu'autrui pense de lui. Enfin, parvenu au plus haut degré de la moralité atteint jusqu'ici, il agit selon son appréciation personnelle des choses et des hommes ; il détermine pour lui et pour autrui ce qui est honorable ou utile ; il est devenu le législateur des opinions, selon sa conception toujours plus haute de l'utile et de l'honorable. La connaissance lui permet de préférer l'intérêt supérieur, c'est-à-dire l'intérêt général et durable, à l'intérêt personnel, le tribut d'honneur qui a une valeur générale et durable au tribut momentané ; il vit et agit en qualité d'individu collectif (37).

Il semble à première vue que Stirner et Nietzsche conçoivent tous deux le progrès moral de la même façon. Le sujet passe par trois phases : dans la première, il agit par intérêt personnel ; dans la deuxième, il tient compte d'autrui ; dans la troisième, grâce à une sorte de synthèse des deux conceptions primitives, il est son propre législateur. Mais, à y regarder de près, ce parallélisme apparent permet de mieux mesurer toute la distance qui sépare la doctrine de Stirner et celle de Nietzsche, car à vrai dire les deux philosophes cherchent le progrès moral dans une direction opposée. Selon Stirner, l'homme vraiment libre se reconnaît à deux signes : d'une part il ne dépend plus d'autrui, et d'autre part il se modifie sans cesse. Ces deux conditions s'impliquent, d'ailleurs, car, si l'égoïste involontaire se sacrifie à autrui, c'est parce qu'il croit se transformer et se dépasser en se fuyant lui-même. Si tu es lié à ton passé, si tu es forcé de répéter aujourd'hui ce que tu as dit hier, si tu ne peux pas te rajeunir à chaque instant, tu te sens enchaîné comme un esclave et figé comme la mort. C'est pourquoi tu cherches sans cesse à atteindre la fraîche minute de l'avenir qui te délivre du présent. Le créateur qui est en toi ne veut pas se laisser immobiliser par la créature éphémère. Cette tendance qui pousse le créateur à dépasser à chaque instant ses créatures s'appelle chez Stirner tantôt l'instict de dissolution (Trich nach Selbstauflösung)(38), tantôt l'instinct de jouissance (Sebstgenuss, Lebensgenuss)(39). Au nom de cette tendance, Stirner exclut tout souci de l'objet et tout but fixe. L'homme n'a ni devoir, ni vocation ; il n'a qu'à se dépenser, à se consommer ; la vie comme la lumière brûle en se consumant.

Aux yeux de Nietzsche, au contraire, l'homme supérieur se reconnaît précisément à ce que d'une part il envisage l'intérêt général et durable et à ce que d'autre part il a une mission. Le progrès de l'humanité aura pour conséquence de proposer aux hommes des fins Ïcuméniques. Lui-même, Nietzsche s'impose un devoir. Il lui importe peu de savoir comment on vit, l'essentiel est de savoir pourquoi. Une ligne qui va droit à son but est à ses yeux le symbole d'une belle conduite. Il a personnellement un problème à résoudre ; c'est une tâche à laquelle il ne peut se soustraire ; elle pèse sur lui comme une fatalité. Sa vocation agit en elle-même, à son insu, et absorbe ses forces, comme l'enfant qui grandit aux dépens de sa mère (40). Ainsi, tandis que Stirner cherche à rendre le sujet indépendant de tout objet extérieur et veut que le créateur se montre à chaque instant supérieur aux fins provisoires qu'il s'est imposées, en détruisant ces créatures éphémères, Nietzsche propose d'une part au sujet de confondre sa cause et celle de l'humnaité, et d'autre part l'engage à rester fidèle au devoir qui est né et qui a mûri en lui, dût-il mourir pour faire vivre le fruit de ses entrailles.

b). La Tradition et la liberté

Stirner oppose la liberté à la moralité qui n'est à l'origine que tradition et habitude. Agir d'après la coutume de son pays, c'est être moral : en Chine, par exemple, on s'en tient à la tradition, et on déteste comme un crime digne de mort toute nouveauté (41). Mais, dans l'Europe chrétienne même, on ne fait que réformer ou améliorer les traditions, ce qui est une manière de les fortifier et de les conserver. On remplace sans cesse les anciens statuts par de nouveaux, les anciennes règles générales par de nouvelles : bref, les maîtres changent, la domination reste. Or, selon Stirner, la liberté exclut toute stabilité, toute substance, tout objet immuable. Il faudrait détruire, anéantir toutes les coutumes, tous les articles de foi, toutes les maximes et tous les principes qu'on prétend nous imposer comme ayant une valeur durable et sacrée. Le sujet n'est pas libre tant qu'il doit respecter une croyance. Le christianisme a donné sans doute au sujet sa première liberté en montrant que la nature était vaine, finie et éphémère : il faut maintenant que le Moi absolu mette fin à la domination de l'esprit.

Nietzsche comme Stirner considère que la moralité n'est au début que le respect de la tradition. Il importe peu qu'on s'y soumette de bon gré ; on n'est blâmable que si on ne se considère pas comme lié par la coutume. La morale de la pitié est ainsi la plus ancienne des morales (42). Nietzsche estime aussi que le progrès est dû aux individus qui ne se laissent pas lier, aux esprits libres, qui résistent à l'éducation qu'on leur impose. Mais Nietzsche se garde bien d'exalter la liberté aux dépens de la tradition comme le fait Stirner : il considère que la tradition est aussi nécessaire que l'aptitude au progrès. Pour qu'un organisme individuel ou collectif ait des chances de durée, il faut qu'il ait un caractère constant : or, Nietzsche admet avec Machiavel que la durée a bien plus de valeur que la liberté (43). Il reconnaît donc qu'il faut, tout en prenant des précautions contre l'autorité qui pourrait s'opposer à tout changement, augmenter la stabilité.

Par là même, Nietzsche est obligé de réserver la liberté à une minorité : il reconnaît comme Stirner que les représentations morales religieuses ou métaphysiques sont des chaînes, mais il ne veut pas qu'on brise ces chaînes inconsidérément. La plus grande prudence est nécessaire : on ne doit accorder la liberté qu'à l'homme parvenu à la noblesse morale : le temps n'est pas encore venu d'affranchir tous les hommes (44).

Nietzsche est aristocrate dans sa deuxième période comme dans sa première ; il a simplement substitué l'oligarchie des esprits libres à l'ordre des génies créateurs en art ou en religion ; aussi quand, dans La gaie science,il veut opposer la liberté à la moralité traditionnelle, c'est l'exemple de Richard Wagner qui lui revient à l'esprit (45). Stirner, dupe malgré tout de la métaphysique supranaturaliste qu'il combat, oppose toujours le sujet à la substance et veut que la liberté absolue du Moi triomphe de tous les objets qui lui font obstacle ; de son côté, Nietzsche demeure fidèle au fond aux idées de sa première période en dépit de sa conversion superficielle : les hommes supérieurs sont toujours à ses yeux la raison d'être de l'humanité. Ainsi les différences fondamentales subsistent sous les ressemblances apparentes.

c). L'Immoralisme

En partant de sa conception du Moi unique et libre, Stirner devait aboutir par deux voies à l'immoralisme. Si d'une part tout individu est un être absolument différent des autres, rebelle à toute définition et à toute classification, il est évidemment impossible de le juger en le comparant à un type préétabli et de l'apprécier en le ramenant à une unité fixe. Mesurer les individus en leur appliquant la même toise morale, c'est leur infliger un supplice analogue à celui que subissaient les malheureux sur le lit de Procuste. Il est aussi naïf en tout cas d'imposer à une fille comme la Marie des Mystères de Paris (46) les vertus morales, que de juger le lion à sa générosité ; au lieu de tenir compte de sa ressemblance avec l'homme, on ferait mieux de se rappeler que par sa nature le lion est un animal particulier. Il n'y a pas de vertus communes à toutes les espèces animales ; or, chaque individu est à vrai dire seul de son espèce. Aucune bête ne s'efforce de réaliser le type de son espèce ; aucune brebis ne se donne du mal pour être une vraie brebis ; aucun chien ne cherche à être un vrai chien. De même, nous n'avons pas besoin de nous demander si nous sommes vraiment des hommes. Stirner n'entend pas nous conseiller de ressembler aux animaux : d'abord parce qu'on pourrait trouver chez les animaux des modèles moraux et nous imposer ainsi de nouveaux devoirs en nous ordonnant par exemple d'égaler le zèle de l'abeille ; puis parce que l'homme n'a pas plus à se soucier des autres animaux que ceux-ci n'ont à se préoccuper de lui. Ce que Stirner veut dire, c'est que tout dressage est contre nature ; ce n'est pas une raison parce qu'un chien dressé est d'un commerce plus agréable pour croire qu'il a plus de valeur qu'un autre ou que son intérêt est d'être dressé (47).

Nietzsche a, comme Stirner, objecté aux définitions de la morale normative que le Moi est un être singulier. Il proteste par exemple (48) contre la formule d'Ariston de Chios : «La vertu est la santé de l'âme». Pour que cette formule fût pratique, il faudrait au moins la rectifier et dire : «Ta vertu est la santé de ton âme». Car il n'y a pas de santé en soi, et toutes les tentatives faites pour définir cette abstraction ont misérablement échoué. Même la santé de ton corps dépend de ta nature psychologique, de tes instincts et de tes erreurs, de ton idéal et de tes rêves ; il y a donc autant de santés physiques que de corps différents ; plus on permettra à l'individu incomparable de relever la tête, plus on cessera de croire au dogme de l'égalité des hommes, et plus nos médecins devront renoncer à l'idée d'une santé normale, d'une diète normale, d'un cours normal des maladies. Nietzsche savait par expérience combien ces idées normatives sur les maladies étaient dangereuses pour les malades, et il ne voulait pas s'exposer à de graves erreurs en parlant de maladie et de santé morale : il admet donc qu'il y a une vertu propre à chaque individu, et que les vertus personnelles pourront ne pas se ressembler et parfois même avoir l'air de s'opposer ; mais, tout en prévoyant ces contrastes, Nietzsche se garde bien de nier l'antithèse fondamentale entre la santé et la maladie ; or, cette antithèse suffit à justifier l'art moral, comme elle justifie l'art médical. Nietzsche réserve simplement deux questions : il se demande d'abord s'il n'y a pas des crises morales nécessaires au développement de la vertu, comme il y a des crises de croissance nécessaires à la santé du corps ; il croit d'autre part que pour faciliter le progrès de notre science, il est nécessaire d'étudier aussi les âmes malades ; il craint que le désir exclusif de santé ne soit un préjugé ou une lâcheté ; mais il est facile de voir que ces problèmes se posent en médecine comme en morale et dans les mêmes termes.

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