Géopolitique et hégémonie sur le pétrole: l'échiquier tchétchène
 |
31/12/02 |
 |
7.05 t.u. |
 |
Mauro Bottarelli |
|
Pendant les 58 heures qu'a duré la prise d'otages au théâtre Dubrovka à Moscou, bon nombre d'observateurs internationaux ont prétendu que la question tchétchène avait été "oubliée" en Occident et que les partisans de l'autonomie dans cette république nord-caucasienne étaient alignés sur les positions des fondamentalistes islamistes. C'est partiellement vrai, mais ce qui est totalement faux, c'est de dire que l'Occident a "oublié" la Tchétchénie: depuis le printemps 1999, ce petit pays du Caucase se trouve en tête de liste des pays prioritaires pour au moins six grands pays occidentaux. Mais nous allons voir comment. A la veille de l'attaque de l'OTAN contre la Yougoslavie de Milosevic, le gouvernement de la Tchétchénie a suspendu les flux de brut en direction de la Russie, dans un but de dissuasion et pour extorquer des concessions, tandis qu'au Daghestan, les guerilleros islamistes de Bassaïev sabotaient les structures de l'oléoduc en projet, devant relier le Kazakhstan à Novorossisk (en Russie). Au même moment, l'oléoduc alternatif, reliant Baku (Azerbaïdjan) à Soupsa (Géorgie) et doublant celui qui traverse le territoire russe, devenait réalité. De cette façon, Moscou était mise hors circuit dans le "grand jeu" des hydrocarbures qui se déroule dans la région.
Dans ce contexte, il est évident que la Russie perd l'une de ses artères principales, qui lui amenait d'importantes ressources stratégiques, tandis que l'Ukraine, nouvel allié de l'OTAN, voyait son rôle amplifié. Le port d'Odessa était destiné à devenir le débouché majeur du pétrole en provenance du port géorgien de Soupsa. Tandis que la guerre dans les Balkans se poursuivait, en mai, l'Aerbaïdjan et la Géorgie (tous deux membres du "Partnership for Peace" depuis 1996) insistent pour devenir membres de l'OTAN et pour accueillir des bases militaires américaines ou turques sur leur territoire. Les Etats-Unis et la Turquie aideront ces deux pays financièrement et organiseront des man¦uvres militaires, de concert avec les armées géorgiennes et azéries, dans le but de former des unités opérationnelles homogènes. La Géorgie et l'Azerbaïdjan ont envoyé chacun un peloton de soldats au Kosovo, qui ont été inclus dans le contingent turc. En juillet 1999, le Secrétaire d'Etat à la Défense américain, William Cohen, s'est rendu en Géorgie. Les Etats-Unis ont prêté six hélicoptères à ce pays et préparent désormais l'entraînement de ses garde-frontières. Simultanément, la Géorgie annonce qu'elle entend réviser le traité de Tachkent qui autorisait l'installation de bases russes sur son territoire, à Goudaouta et Vitsiani (le Traité de Tackkent réglait les problèmes de sécurité collective de la CEI).
Les autorités géorgiennes, dirigées par Chevarnadze, ont déclaré en outre vouloir renforcer le Pacte GUUAM (Géorgie, Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Moldavie). Le 19 août, on annonce le début des travaux pour le gazoduc "Bluestream", entre Novorossisk (Russie) et Samsun (Turquie). L'ENI (Italie), Gazprom (Russie) et Botas (Turquie) sont impliqués. Mais avant la fin de ce mois d'août, le Secrétaire d'Etat américain pour l'énergie, Richardson, se rend en Turquie où il déclare "comprendre les préoccupations turques quant à la sécurité du Bosphore du fait que la guerre au Daghestan a prouvé la nécessité d'un second oléoduc". La Russie manifeste aussitôt ses préoccupations à la Turquie en ce qui concerne la volonté américaine de mettre également "des bâtons dans les roues du projet Bluestream". Moscou a compris alors qu'Ankara jouait double jeu. Les Turcs faisaient semblant de s'intéresser au projet euro-russe "Bluestream", tout en négociant un autre projet, très différent, prévoyant un gazoduc partant du Turkménistan pour aboutir à Bakou en Azerbaïdjan, puis pour se diriger vers Ceyhan sur la côte turque de la Méditerranée orientale. Le tracé de ce gazoduc coïncidait et était parallèle à celui de l'oléoduc contesté. Le monopole turc des pétroles, Botas, avait déjà signé un accord avec le Turkménistan pour se voir fournir 16 milliards de m3 de gaz entre 2002 et 2010. Entre septembre et octobre, les Russes sont contraints de lancer une offensive pour mettre hors d'état de nuire les terroristes islamistes du Daghestan, qui s'était retranché en Tchétchénie, pays voisin.
Le scénario du nouveau conflit dans le Caucase avait été largement prévu par les observateurs russes. "Le premier coup partira du Daghestan. Evidemment, au même moment, des insurrections seront prévues en Tchétchénie et dans le pays des Akkintchi, dans la région de Khasavyourt; de même, une insurrection des Yesghines dans le sud de la République. Des accords secrets sont en passe d'être signés entre le Front National de Libération des Yesghines et le gouvernement azéri: le transit des armes, des vivres, des fournitures en tous genres et des spécialistes à travers le pays est une condition absolument nécessaire pour que puisse se développer le mouvement insurrectionnel au Daghestan. La révolte sera appuyée par des groupes tchétchènes" : voilà ce qu'écrivait Igor Malachenko dans la Literatournaïa Gazeta du 1 avril 1998. Et il poursuivait: "Au même moment, ces forces insurrectionnelles entreprendront diverses actions pour neutraliser les forces fédérales russes. Un simple calcul des forces et des possibilités démontre que ces actions ne sont possibles que sous la forme d'une terreur massive dans le Caucase-Nord et de terreur psychologique au centre même de la Russie, surtout à Moscou". Effectivement, dès septembre 1999, trois attentats, que l'on peut attribuer à la guerilla tchétchène, détruisent totalement des immeubles résidentiels à la périphérie de la capitale russe, causant plus de 300 morts. Au cours des jours suivants, de fausses alertes ont déclenché une psychose de masse à Moscou.
Le 4 novembre, la Russie demande officiellement à l'Azerbaïdjan de ne pas signer l'accord relatif à l'oléoduc Bakou-Ceyhan, tandis que la Géorgie refuse de donner l'autorisation à la Russie d'utiliser les bases militaires, qu'elle abrite, pour lancer des opérations offensives en Tchétchénie. Le 16 novembre, quand une conférence de l'OSCE a lieu à Istanbul, la Turquie et l'Azerbaïdjan signent l'accord pour l'oléoduc Bakou-Ceyhan, sous l'¦il du Président américaine Bill Clinton. Le premier élément de cet oléoduc avait déjà été installé au cours du mois d'août. Il faut noter que cet oléoduc, voulu par les Etats-Unis et la Turquie pour tenir la Russie en dehors du jeu pétrolier, avait, dès le début, une capacité programmée bien supérieure au débit des réserves azéries: cela signifie que les intentions réelles des constructeurs devait également servir à convoyer vers la Méditerranée le pétrole du Kazakhstan, au détriment du projet d'oléoduc qui devait aboutir à Novorossisk.
Jusqu'à ce moment-là, la majeure partie des multinationales du pétrole, présentes dans la région, s'étaient montrées réticentes quant à ce tracé Bakou-Ceyhan, pour des raisons de coût et de logistique. Mais la firme BP-Amoco est parvenu à rompre la résistance des états-majors hostiles à l'oléoduc et à mettre tout le monde d'accord sur le tracé voulu par le tandem américano-turc. Ces deux pays ont aussi déclaré être prêts à concéder des facilités fiscales aux sociétés qui accepteraient leur projet. Or, quelle est la personne qui est le principal consultant de la BP-Amoco? Zbigniew Brzezinski ! L'ex-chef du Département d'Etat de Jimmy Carter, qui est le théoricien majeur de la guerre à outrance contre la Russie pour le contrôle de la masse continentale eurasienne. Il est aujourd'hui le médiateur et l'envoyé des Etats-Unis pour la Tchétchénie.
A Moscou, la réaction russe ne s'est pas fait attendre: la BP-Amoco a été exclue de la société Tchernogornet, qui, finalement, est entre les mains de la Tymen Oil russe. Le 17 novembre, l'accord pour le gazoduc entre le Turkménistan et la Turquie a été défini. Cet accord induit de sérieuses difficultés pour l'ENI et pour Gazprom, toutes deux impliquées dans le projet "Bluestream", partant de la Russie pour aboutir en Turquie. Les deux sociétés ‹l'une italienne, l'autre russe‹ signent le 23 novembre un accord pour la construction d'un gazoduc commun, avec une firme japonaise, la Mitsui-Itochu-Sumitomo, et une firme allemande, Mannesmann.
Mais l'enjeu final va bien au-delà du contrôle des nouvelles routes pétrolières. Sur la ligne de front tchétchène se reconstituent, derrière le paravent guerrier, d'une part, et humanitaire, d'autre part, des intérêts stratégiques et géopolitiques de plus grande ampleur, pour les deux parties. Dans les colonnes du journal parisien Le Monde, Zbigniew Brzezinski déclare, le 17 novembre 1999 : "Les réactions internationales sont finalement inexistantes, malgré les conséquences vastes et désastreuses qu'aurait une victoire russe. Un succès militaire clair stimulerait principalement, dans l'avenir, les aspirations néo-impériales de Moscou, en augmentant le prestige des pires éléments de la classe dirigeante russe. La politique de ce pays ferait un pas en arrière". Ensuite, en poursuivant Brzezinski a dit: "A cela s'ajouterait que toute la politique américaine dans le Caucase du Sud et en Asie centrale serait bloquée. Pour les Russes, une Géorgie qui referait sa soumission, leur permettrait d'avoir à nouveau un accès à l'Arménie ‹déjà inféodée à Moscou‹ ce qui détacherait ipso facto l'Azerbaïdjan et l'Asie centrale de l'Occident et, surtout, signifierait un contrôle politique russe sur l'oléoduc Bakou-SoupsaŠ Il faudrait informer Eltsine, sans circonlocutions inutiles, que sa politique menace la stabilité dans la région et est incompatible avec les intérêts communs de l'Amérique et de l'Europe".
La guerre en Tchétchénie est donc une guerre de plus pour le pétrole mais qui a une importance cardinale dans la mesure où elle entre dans les projets américains de contrôler la zone toute entière. Un contrôle qui postule inévitablement l'élimination de la Russie dans ce jeu, c'est-à-dire de toutes les routes stratégiques du pétrole. Il ne faut pas oublier que la Russie est un pays qui vit pour 70% de ses exportations de pétrole et de gaz. Si la Russie est mise hors jeu, elle entrera dans une crise pire que celle du crack financier subi par l'Etat en 1998.
Aujourd'hui, avec, à l'horizon, le risque d'une guerre en Irak, la CEI risque la banqueroute économique définitive. Dans une telle perspective, le tandem américano-turc pourrait tenter un sérieux coup de poker, par Tchétchènes interposés, dans le Caucase. La crise du théâtre de Dubrovka a servi à distribuer les cartes aux joueurs. Les paroles prononcées hier par le leader communiste Guénnadi Ziouganov laissent augurer ce risque: "Plutôt que d'accuser Al Qaïda, il faudrait parler de l'oligarchie moscovite. Autour d'Eltsine, il y avait des terroristes qui ne défendaient que leurs seuls intérêts et s'occupaient à détruire l'économie du pays. Il existe une seule et unique stratégie de la tension : démontrer que la Russie est incapable de faire face au terrorisme, affaiblir la position de Poutine et renforcer le pouvoir de Tchoubaï (l'ancien ministre des privatisations, proche d'Eltsine, ndlr) et de la famille d'Eltsine, qui continue à occuper des positions importantes dans le pays. Sans compter que ces gens veulent une alliance avec les Etats-Unis contre l'Irak". Voilà comment les cartes sont distribuées. A Bali aussi, il y a désormais de la nouveautéŠ
Mauro BOTTARELLI.
(article paru dans La Padania, 30 octobre 2002 - http://www.lapadania.com ).
|