Incessantes turbulences au Sud du Caucase
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17/04/04 |
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12.27 t.u. |
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Curd-Torsten Weick |
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Après l’effondrement de l’Union Soviétique, on a recommencé à parler du “Grand Jeu”, réédition du long combat pour acquérir influence, pouvoir et pétrole dans la région du Caucase. Les protagonistes sont cette fois Washington et Moscou. L’objet de leur querelle, aujourd’hui comme hier entre Londres et Moscou, est constitué par les réserves de pétrole et de gaz de la région de la Mer Caspienne, très importantes mais encore loin d’être totalement exploitées et partagées entre les riverains. Les vainqueurs de la lutte sont incontestablement les Etats-Unis aujourd’hui, notamment parce qu’ils viennent d’investir trois milliards de dollars dans un projet d’oléoduc, qui évite délibérément le territoire russe, part de la capitale azérie, Bakou, et, pour un embranchement, traverse la Géorgie pour arriver à la Mer Noire et, pour un autre embranchement, traverse la partie orientale de la Turquie pour déboucher en Méditerranée, à Ceyhan. A partir de l’année 2005, le marché mondial tirera quelque 50 millions de tonnes de pétrole par an de cette région, si bien que les prix diminueront sur le marché mondial.
Mais l’enjeu ne se limite pas au pétrole de la région de la Caspienne. Les intérêts des deux puissances, la Russie et les Etats-Unis, dans cette région qui forme un trait d’union, un pont, entre l’Ouest et l’Est, entre l’Europe et l’Asie, n’ont pas cessé de s’y heurter depuis le 11 septembre 2001. Outre la lutte à mener contre les trafiquants de drogues, d’armes et de technologies nucléaires, l’actualité retient surtout le combat contre les terroristes talibans et les séparatistes tchétchènes. Les services secrets américains affirment que des combattants talibans se seraient repliés dans le Caucase. Les services russes, eux, considèrent plutôt que le Cacause est une zone de repli pour les francs-tireurs tchétchènes. Au beau milieu de ces turbulences, nous trouvons la légendaire Vallée de Pankisi, située au nord de la capitale géorgienne Tiflis (Tbilissi). L’an dernier, les Américains y ont envoyé quelques “spécialistes” pour former un bataillon de l’armée géorgienne et le spécialiser dans la lutte anti-terroriste.
Si l’on observe attentivement le problème géorgien, il semble que le Caucase ne connaîtra jamais la paix. L’hyperpuissance américaine avait placé de gros espoirs —et d’importants investissements— dans le pouvoir détenu par le Président Chevarnadzé, un homme fort apprécié en Occident. Mais la stabilité tant espérée n’est pas venue; au contraire, la Géorgie n’a plus cessé de sombrer dans le chaos, tant et si bien que Washington a laissé tomber Chevarnadzé. La rivalité géopolitique entre Moscou et Washington pour obtenir de l’influence à Tiflis (Tbilissi) vient dès lors de rebondir, depuis le départ de Chevarnadzé. Le fait à retenir pour comprendre l’enjeu réel, c’est que 250 km du tracé de l’oléoduc voulu par les Américains passent par le territoire géorgien.
La situation est bien différente dans l’Azerbaïdjan voisin. Celui-ci, comparé à la Géorgie, est un pays riche. En 1994, l’Azerbaïdjan a en effet conclu un accord de plus de 7,4 millions de dollars avec des sociétés pétrolières occidentales, permettant l’exploitation des champs pétrolifères de la Mer Caspienne jusqu’en 2004. Contrairement à la Géorgie, le pouvoir azéri est un pouvoir fort et dur, gouvernant à la façon autoritaire, type soviétique. Depuis l’intronisation du fils du Président, Ilham Aliyev, au poste de premier ministre, on parle même de “monarchie héréditaire”. Mais ces péripéties n’ont finalement guère d’importance dans le “Grand Jeu” financier et politique qui se déroule là-bas. Le clan Aliyev, aux yeux des financiers et des pétroliers engagés en Azerbaïdjan, garantit la stabilité du pays, si importante pour les bonnes affaires. «Je pense qu’Ilham Aliyev possède les facultés nécessaires pour devenir le Chef du pays, et même pour devenir un bon chef», expliquait David Woodword, directeur du consortium BP en Azerbaïdjan.
Mais les apparences de stabilité sont trompeuses. Certes, les rues de la capitale, Bakou, prennent des allures occidentales, mais 49% de la population azérie vit en-dessous du seuil officiel de pauvreté, avec moins de 30 dollars par mois. Pire : la corruption, de type oriental, étouffe dans l’?uf toute velléité d’entreprendre rationnellement une activité économique en dehors du secteur étatisé du pétrole. Conséquence : le clan Aliyev gouverne un pays qui dépend quasi exclusivement du pétrole, soit 90% du total des exportations [ndt : C’est sans doute cela que Woodward estime être des qualités de “bon Chef”].
Mais cette situation instable ne choque pas l’Occident. L’UE qui est si soucieuse de défendre partout et nulle part la démocratie et les droits de l’homme renonce à critiquer ouvertement le régime des Aliyev, si favorable aux grands trusts pétroliers L’Occident, tout d’un coup, ne se préoccupe plus des droits de l’homme et de la démocratie parlementaire; il ne s’intéresse qu’à la “stabilité”, en dépit de sa fragilité et de son injustice. Comme d’habitude : deux poids, deux mesures.
Curd-Torsten Weick.
(article tiré de Zur Zeit, Vienne, n°50/2003).
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