Le Mur de l'Apartheid et l'histoire du conflit israélo-palestinien
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01/03/04 |
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11.36 t.u. |
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Norman G. Finkelstein |
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Compte rendu de conférence et traduction par Olivier Roy
Norman Finkelstein est né à Brooklyn en 1953, de parents survivants des camps de concentration nazis. Il est professeur de science politique à l'Université De Paul à Chicago. Il a passé sa thèse de doctorat à Princeton sur la théorie du sionisme. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont deux traduits à ce jour en français, L'industrie de l'Holocauste, réflexions sur l'exploitation de la souffrance des Juifs, aux Éditions La Fabrique (2001) et, co-écrit avec Ruth Bettina Birn, L'Allemagne en procès, la thèse de Goldhagen et la vérité historique, paru chez Albin Michel (2000). Vous pouvez retrouver de nombreux textes de Norman Finkelstein - en anglais - sur son site: www.normanfinkelstein.com.
La conférence intitulée « The Apartheid Wall » a été donnée le 11 février 2004 à l'Université Concordia de Montréal..
À l'occasion d'une semaine d'activités organisée par l'organisation étudiante Solidarity for Palestinian Human Rights/Solidarité pour les droits humains des Palestiniens (SPHR/SDHP), organisation présente dans les quatre universités montréalaises et dans quelques universités en Ontario, le Dr Norman G. Finkelstein est venu donner une conférence le 11 février dernier à l'Université Concordia. Le sujet de la conférence portait sur le Mur de l'Apartheid en Israël/Palestine, mais l'essentiel de la conférence a été consacré à la contextualisation de ce plus récent développement du conflit israélo-palestinien.
Le premier sujet abordé par M. Finkelstein concerne la différence à faire entre le traitement des faits historiques et l'aspect moral et politique du conflit. Rappelant à juste titre que le conflit israélo-palestinien n'est pas aussi compliqué que certains veulent le faire croire, il a ensuite abordé la question du traitement des faits historiques. «En fait, on peut légitimement affirmer qu'au cours des dernières années, un large consensus a été atteint sur ce qui est arrivé en Israël/Palestine depuis cent ans. Il y a eu une époque où la somme de savoir sur la question était complètement dominée par une partie et où il n'y avait qu'une poignée de dissidents dans l'historiographie. Mais aujourd'hui, je crois qu'il est juste de dire que le portrait général fait plus ou moins l'unanimité. Il y a bien sûr certains détails sur lesquels les historiens sont en désaccord, et c'est normal, mais les points essentiels de cette histoire forment un consensus.» Mais c'est là qu'une question intéressante apparaît, selon M. Finkelstein, à savoir pourquoi, étant donné que le conflit n'est pas si compliqué et qu'il existe une certaine unanimité, il y a encore tant de dissensions autour de l'aspect intellectuel de ce conflit. À cela, deux pistes de réflexions sont fournies. D'une part, il y a les «désaccords légitimes (...) relevant avant tout du conflit moral et politique. Les gens peuvent avoir des jugements moraux différents sur les mêmes sujets.» Un bon exemple de cela est l'expulsion des Palestiniens de 1948 qui «n'est plus un sujet de différents sérieux». Ici, M. Finkelstein rappelle d'ailleurs que, bien avant Benny Morris, le biographe-hagiographe de Ben Gourion avait reconnu que la moitié des Palestiniens qui sont devenus réfugiés avaient été expulsés entre mai 1948 et le début de 1949, démontrant ainsi que «même les historiens israéliens conservateurs ont concédé, il y a assez longtemps, le fait qu'au moins la moitié des Palestiniens ont été expulsés».
Revenant sur le cas de Benny Morris, M. Finkelstein aborde ensuite l'aspect moral de ces désaccords légitimes, c'est-à-dire la façon de considérer ces faits historiques. «Monsieur Morris (...) affirme qu'il est vrai qu'ils ont été expulsés, mais que c'est ce qu'il fallait faire. Le nettoyage ethnique, tel que le démontre selon lui le vingtième siècle, ne serait pas une mauvaise idée. De plus, il dit que l'erreur de Ben Gourion a été de ne pas expulser suffisamment de Palestiniens, qu'il aurait dû expulser tous les Palestiniens qui sont devenus citoyens israéliens et qu'il aurait également dû expulser les Palestiniens de Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Voilà un jugement moral. On pourrait dire que c'est un jugement moral nazi, mais c'est tout de même un jugement moral. On peut ne pas être d'accord avec cela.» Se référant ensuite à la reconnaissance et aux modalités d'application du droit au retour, M. Finkelstein démontre «qu'on peut être d'accord sur les faits [l'expulsion des Palestiniens] tout en ayant des différents légitimes sur les dimensions morales et politiques du conflit [l'application du droit au retour]».
La deuxième piste de réflexion quant aux nombreuses dissensions sur l'aspect intellectuel du conflit relève plutôt d'un ensemble de discussions et de débats complètement illégitimes qui présentent trois dimensions. La première est la «la tentative de mystification du conflit, pour l'envelopper dans un nuage qui vise à masquer et à voiler les vrais problèmes». C'est la catégorie des «professeurs pompeux et des semblants de professeurs [qui parlent] d'anciennes animosités, de conflit biblique, de conflits de religion et de civilisations». Pour M. Finkelstein, «c'est là une diversion intentionnelle et une tentative délibérée pour dissimuler le vrai problème». La seconde dimension est la carte de l'Holocauste, celle qui consiste à «essayer d'impliquer les souffrances colossales que les Juifs ont endurées durant la Seconde Guerre mondiale, dans le but de susciter la confusion». C'est dans cette dimension que s'insère le dernier instrument de diversion, le «nouvel antisémitisme», qui, «si on y regarde de près, et je l'ai fait (à mon grand chagrin j'ai épluché toutes les publications), n'est que pure absurdité». Cette nouvelle carte comporte deux buts, «associer toute critique à l'encontre d'Israël à l'antisémitisme» et «exactement comme l'Holocauste nazi, (...) métamorphoser l'auteur du crime en une victime». La troisième dimension est cette «prolifération vaste et incontrôlée de pures impostures qui continuent d'avoir de l'influence malgré le niveau impressionnant des connaissances raffinées».
La dernière en date parmi ces impostures est celle du professeur de droit à Harvard, Alan Dershowitz qui, dans son livre The Case for Israel, se livre à une attaque en règle contre toutes les accusations portées à l'encontre d'Israël au cours des dernières années. Ce livre a fait l'objet d'une polémique aux États-Unis après que l'auteur a dit, à un commentateur radio qui remettait en cause la véracité des faits présentés dans le livre, qu'il donnerait un chèque de dix mille dollars à l'OLP si quelqu'un prouvait qu'il y a quoi que ce soit de faux dans son livre. Norman Finkelstein s'est attelé à la tâche et a démontré que le livre, en plus de contenir des inexactitudes grossières, était en fait largement un plagiat d'une autre imposture vieille de vingt ans, From Time Immemorial de Joan Peters. Dans ce livre paru en 1984, l'auteur affirmait que les Palestiniens n'existent pas, qu'ils ont simplement immigré en Palestine à la fin du dix-neuvième siècle dans la foulée des premières vagues d'immigration juives. Largement acclamé à sa sortie, ce livre avait peu après été mis au pilori après que M. Finkelstein en ait démontré le caractère frauduleux.
Mais cette fois, la démystification que M. Finkelstein a fait du livre de M. Dershowitz n'a pas eu le moindre effet. «Avez-vous observé les critiques du livre après notre débat [les deux protagonistes se sont affrontés sur les ondes d'une station de radio], dans le New York Times, le Washington Post, le Boston Globe? Regardez. Ils savaient que le livre était une imposture, ils savaient que le livre était un canular. Regardez les critiques, c'est comme si ce livre était la plus grande invention depuis le pain tranché. Pas le moindre effet. Cela est particulièrement effrayant.» Soulevant l'inquiétude que suscite l'impunité dont peut jouir un tel homme, «c'est Alan Dershowitz, c'est l'École de droit de Harvard, c'est Israël, c'est le ch¦ur», M. Finkelstein attire aussi l'attention sur les jugements moraux de M. Dershowitz. Dans un livre publié en 1992, ce dernier parle du nettoyage ethnique. «Il en parle comme «d'une question de dernier ordre» et l'assimile à un «renouvellement urbain massif». Voilà le nettoyage ethnique. Que dit-il de la torture? Il dit qu'il veut plus de torture. Il veut que cette torture soit insoutenable. Allez voir l'entrevue qu'il a accordée à Salon Magazine, c'est en ligne. Il y dit qu'il souhaite que la torture soit atroce, qu'il y en ait plus, pas moins. Voici même un exemple: il veut que des aiguilles stérilisées soient insérées sous les ongles. (...) Voilà des antécédents assez horribles. Il n'est pas seulement un monstre pathologique, il est un monstre moral.» Mais, comme le dit M. Finkelstein, tout cela passe comme si de rien n'était.
Après cette introduction sur le caractère moral et politique du conflit israélo-palestinien, M. Finkelstein a abordé l'histoire de ce conflit. Selon lui, les objectifs du mouvement sioniste voulaient répondre à deux problèmes. Le premier était celui de la «répulsion des Gentils, le rejet des Juifs par les Gentils ou ce qu'on nomme aujourd'hui l'antisémitisme». Le second problème était «l'attraction des Gentils, ou ce que certains Juifs appelaient le problème de l'assimilation. Il y avait cette peur que les Juifs soient tellement attirés par le monde non juif qu'ils s'y fondraient complètement et y perdraient leur identité juive.» À partir de là, le mouvement sioniste a suggéré sa solution, l'établissement d'un État juif en Palestine, devant être majoritairement juif, voire homogène. Mais cette solution comporte elle-même deux problèmes. En premier lieu, «le mouvement sioniste avait besoin du soutien d'une grande puissance, parce que la Palestine, au moment de l'émergence du sionisme, était une partie intégrante de la carte mondiale (...) que, non seulement les Britanniques, mais les Ottomans, les Allemands et les Français convoitaient». Ce problème a cependant été réglé dès 1917 avec la publication de la Déclaration Balfour qui, «quoiqu'il y ait encore plusieurs interprétations, affirme le soutien de la Grande-Bretagne envers la création d'un État juif en Palestine». Malgré ce soutien, le mouvement sioniste affrontait toutefois un second défi, qui se poursuit encore aujourd'hui, celui de la population indigène. «On a ici même le n¦ud du problème: que faire lorsqu'un veut créer un État majoritairement sinon homogéniquement juif dans une région qui est majoritairement non juive?»
«On peut imaginer toutes sortes de solutions, mais dans la réalité, il n'y a que deux solutions, puisque, comme l'a déjà dit Ben Gourion, il n'y a aucun exemple dans l'histoire d'une nation qui laisse sa place à une autre nation parce que cette dernière lui a expliqué ses raisons. (...) En fait, il y a quelques années, l'historien Benny Morris, un m'as-tu-vu mais tout de même un chercheur convenable, a écrit dans un essai qu'en examinant la situation passée, il n'y avait que deux solutions pour les sionistes. La première est la voie de l'Afrique du Sud, (...) une minorité coloniale dominant une large majorité indigène exploitée. L'Apartheid. Quant à la deuxième option, c'était celle du transfert, ce qu'on nomme aujourd'hui le nettoyage ethnique. Se débarrasser de la population indigène afin de pouvoir créer un État homogène, ou à tout le moins presque homogène. Au bout du compte, peu importe comment on examine le problème, c'étaient les deux seules options si on voulait créer un État juif plus ou moins homogène.»
Après la publication de la Déclaration Balfour, on peut voir apparaître une tendance au sein du mouvement sioniste qui «soutient, en privé, sinon en public, la voie du transfert». Il y avait donc deux versions. En public, «ils affirmaient vouloir vivre avec les Arabes, aider à créer un État florissant pour les Arabes et les Juifs», alors qu'en privé, «ils étaient attachés à l'idée du transfert». M. Finkelstein s'appuie sur les deux principaux livres de Benny Morris ainsi que sur d'autres ouvrages qui démontrent cette attitude au sein du mouvement sioniste. C'est ici qu'entre en jeu ce que M.. Finkelstein appelle «la meilleure carte du mouvement sioniste et plus tard d'Israël», c'est-à-dire «qu'ils sont bien organisés, bien préparés et que quand vient le temps d'agir, ils agissent». Du point de vue même de Ben Gourion, tout était une question d'opportunité. «Leur unique préoccupation était de choisir le bon moment» en fonction de divers facteurs, dont l'opinion publique. Il fallait donc qu'ils se préparent pour «ce que Ben Gourion appelait les temps révolutionnaires, les temps où l'on peut faire des choses qu'on ne peut pas faire en temps normal. Et s'ils rataient cette occasion, tout un monde était perdu.»
Insistant sur ce facteur de l'opportunité historique, M. Finkelstein fait remarquer qu'à chaque occasion, la Déclaration Balfour en 1917, le Plan de partage de 1947 et la Guerre de juin 1967, le mouvement sioniste, puis l'État d'Israël, ont su s'organiser adéquatement, se préparer efficacement et surtout, faire preuve de suffisamment de férocité. Employant le langage marxiste, c'était, dit-il, «un de ces moments dans l'histoire où le facteur subjectif est crucial. Et à chaque fois que ce facteur subjectif a été crucial, le mouvement sioniste, puis l'État israélien, savaient comment maximiser ce facteur subjectif.» M. Finkelstein fait remarquer que c'est ce qui est arrivé dans le cas du Plan de partage de 1947, lorsque le mouvement sioniste était très bien organisé, en plus d'avoir pu acheter une demi-douzaine de votes, dont celui des Philippines et du Liberia.
Cet opportunisme n'a cependant pas été commun aux deux parties du conflit. «Pour être honnête avec les faits historiques, le mouvement palestinien a été excellent pour gaspiller tous les moments historiques et pour ne pas mobiliser leurs ressources humaines.»
Dans ce contexte où il est clair que le mouvement sioniste était engagé envers l'option du transfert, «on peut ainsi dissiper quatre-vingt-dix pour cent du brouillard qui enveloppe le conflit israélo-palestinien, parce qu'il n'est pas nécessaire d'invoquer de complexes explications pour déterminer la raison de la résistance palestinienne envers le sionisme. (...) Ils avaient compris que si le sionisme l'emportait, ils deviendraient exilés.» Citant de nouveau Morris, «la peur du déplacement territorial et de la dépossession ont été la principale cause de l'antagonisme arabe envers le sionisme», M. Finkelstein insiste sur les expressions qui n'apparaissent pas dans cette citation. «Est-ce qu'il mentionne l'antisémitisme? Est-ce qu'il mentionne la haine à l'égard des Juifs? Est-ce qu'il mentionne un quelconque choc de civilisation cosmique entre le monde judéo-chrétien et le monde islamique? Non!»
Mais le conflit israélo-palestinien est dans une classe à part. «Dans toute autre circonstance, dans tout autre conflit, les gens rationnels auraient compris cela. Prenons un exemple facile, l'Amérique du Nord. (...) Les Amérindiens ont démontré une résistance très brutale envers l'empiétement des immigrants européens. Ils ont tué des femmes et des enfants, comme l'ont fait les colons. (...) Que dirait toute personne rationnelle si un historien affirmait, pour expliquer la résistance des Amérindiens, que ces derniers étaient poussés par un anti-européanisme, ou la haine des Blancs, ou l'antichristianisme? Toute personne rationnelle rirait, parce que la raison est évidente, ils résistaient (...) aux Euro-américains parce qu'ils perdaient leur terre, ils perdaient leur patrie. Alors pourquoi, dans le cas du conflit israélo-palestinien, faut-il en arriver à des explications cosmiques pour quelque chose qui est, ou à tout le moins me semble, assez simple et peu compliqué?»
M. Finkelstein dresse alors un parallèle entre l'utilisation de l'antisémitisme par Ben Gourion et l'utilisation du nouvel antisémitisme aujourd'hui. Citant Ben Gourion qui a dit, à l'époque du Yishuv, que «des colons juifs sont tués uniquement parce qu'ils sont juifs», il démontre que, tout comme aujourd'hui, ce langage n'était qu'un instrument idéologique pour affermir l'esprit d'accord des sionistes, pour faire croire qu'ils étaient les victimes.
Un troisième élément de l'histoire du transfert dans le conflit israélo-palestinien évoqué par M. Finkelstein est celui de l'évolution du droit international. Il rappelle qu'à cette époque, entre les deux guerres mondiales, «la communauté internationale n'était pas entièrement opposée à l'idée du transfert de populations pour régler les conflits ethniques». Deux cas sont mentionnés, celui du transfert de populations entre la Grèce et la Turquie, après la Première Guerre mondiale, «très sanglant et horrible, mais au bout du compte, plusieurs pays en ont conclu que c'était mieux ainsi». L'autre cas mentionné est celui, moins connu, «des douze à quinze millions d'Allemands qui ont été expulsés de diverses parties d'Europe [après la Seconde Guerre mondiale], dont peut-être jusqu'à deux millions sont morts en chemin».
C'est dans ce contexte que la Guerre de 1948 se déroule. Profitant de la guerre qui l'oppose aux États arabes voisins, l'État d'Israël nouvellement créé s'approprie près de quatre-vingts pour cent de la Palestine et expulse les trois quarts de sa population indigène, soit environ sept cent cinquante mille personnes, «en accord avec leurs espoirs et leur planification. (....) Le mouvement sioniste atteint en quelque sorte son objectif: la création d'un État juif en Palestine, mais pas encore sur toute la Palestine. À quelques exceptions près, c'est ainsi que la situation demeure jusqu'en juin 1967.»
Profitant de nouveau de ces temps révolutionnaires, Israël conquiert le reste de la Palestine en juin 1967. «Toutefois, ils font face, en 1967, au même problème auquel ils faisaient face au début du mouvement sioniste, c'est-à-dire, dans le cas de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza, qu'ils veulent la terre, mais qu'ils ne veulent pas les habitants.» Mais les choses ont changé depuis 1948. Dans le cadre des Conventions de Genève, la communauté internationale a déclaré illégal tout transfert de population, dans le sillon de l'extermination des Slaves par les Nazis sur le front Est de la Seconde Guerre mondiale. Devant ce dilemme, le mouvement sioniste n'a que deux options, «expulser la population, ce qui n'est plus une option en 1967, ou, pour utiliser l'expression de Benny Morris, la voie de l'Afrique du Sud, (...) une minorité coloniale dominant une large majorité indigène exploitée». La solution de l'expulsion n'étant plus possible, c'est donc vers l'Apartheid qu'Israël se tourne. «Voilà une bonne esquisse de la présente situation, une minorité coloniale dominant une vaste majorité indigène exploitée. C'est très bien.»
Voilà donc un aspect de la situation d'alors, «Israël, avec le soutien crucial des États-Unis, réussit à créer un État d'Apartheid dans les Territoires occupés». Pour M. Finkelstein, l'autre aspect de la situation, c'est le reste du monde «qui compte parfois, pas souvent».. Dans ce cas, le reste du monde, c'est la résolution 242, adoptée à la fin de 1967, demandant l'évacuation des Territoires occupés en échange de la reconnaissance d'Israël par les États arabes. «Vous remarquerez que la résolution ne dit rien des Palestiniens. À cette époque, les Palestiniens n'étaient pas considérés dans ce conflit, c'était vu comme un conflit entre États voisins. C'est au début des années soixante-dix que la résolution 242 commence à être interprétée différemment» avec l'apparition du droit à l'autodétermination des Palestiniens dans les Territoires occupés en 1967. «C'est ce qui a été appelé et est encore appelé la solution à deux États. (...) En fait, cette étape du conflit dure depuis trente-cinq ans et on peut dire qu'au cours des vingt-cinq dernières années, le conflit est demeuré remarquablement stable, c'est-à-dire (...) d'un côté Israël et les États-Unis et de l'autre côté le reste du monde.»
Toutefois, un facteur du conflit a commencé à changer au cours des années soixante-dix, avec l'acceptation, par les Palestiniens et les pays arabes, de la solution à deux États de la résolution 242. «Israël fait maintenant face un grave problème, c'est-à-dire la pression qui est exercée sur lui pour joindre ce consensus international, entreprendre un retrait total et accepter une solution à deux États.» Ce revirement palestinien est décrit, dans la littérature universitaire israélienne, comme «l'offensive de paix palestinienne». Pour Israël, il n'y a plus qu'une solution, la défaite militaire de son principal adversaire, d'où l'invasion du Liban en juin 1982, entraînant la mort d'environ vingt mille Palestiniens et Libanais, majoritairement des civils. «À la fin, Israël atteint en quelque sorte son but et envoie en exil la direction palestinienne, éliminant la question palestinienne de l'agenda international.»
Cinq ans plus tard, les Palestiniens des Territoires occupés se révoltent «par des moyens de résistance largement non violents», et commence alors ce qui a été appelé l'Intifada. «J'ai passé quelque temps là-bas, et cela a été une réelle leçon d'humilité et une expérience inspirante. Cela n'a rien à voir avec un quelconque fantasme sur les peuples du Tiers monde, c'était simplement très inspirant et impressionnant de voir des gens ordinaires s'engager dans une lutte très héroïque et courageuse pour leur liberté.» Par la suite, M. Finkelstein a insisté sur les énormes souffrances subies par les Palestiniens pendant l'Intifada, emprisonnements, tortures, démolitions de maisons, couvre-feux, etc., et a mis cela en perspective avec la non violence qui a caractérisé cette lutte, et ce afin de répondre à la critique de ceux qui reprochent aux Palestiniens leur actuel recours à la violence.
Après la défaite de l'Intifada, l'éclatement du bloc soviétique et la fin de l'aide financière provenant des pays du Golfe suite à la première guerre du Golfe, les Palestiniens se retrouvent dans une situation de grande vulnérabilité. C'est alors que les États-Unis et Israël arrivent avec une nouvelle idée et disent à la direction palestinienne: «Si vous acceptez de jouer le rôle des applicateurs de l'occupation, vous pourrez garder votre place, sinon, alors c'est la fin de l'OLP. M. Arafat, avec ses copains, décide de jouer le rôle qu'on lui assigne. (...) C'est ce qui a été appelé le processus de paix d'Oslo.» Durant ces années Oslo, «Israël établit les bases d'un régime d'Apartheid».
On peut donc voir que, la solution du transfert n'étant plus possible, Israël s'est tourné vers l'Apartheid, et «en 2000, il a de facto atteint son but». M. Finkelstein emploie ici l'expression de facto parce qu'Israël n'a pas encore réussi à obtenir les droits légaux sur cette terre. C'est ce qu'Israël a essayé de faire à Camp David. «Dans les faits, ils ont présenté un ultimatum à M. Arafat et l'ultimatum était: Soit vous signez sur la dernière ligne et acceptez un bantoustan, soit vous êtes fini. Et M. Arafat, pour diverses raisons (...) ne signe pas sur la dernière ligne (...) et, à ce moment, il s'est métamorphosé en terroriste.» Suite à cette décision d'Arafat, constatant que les sept années de stratégie de la carotte n'ont pas fonctionné, et l'Intifada al-Aqsa ayant commencé, Israël décide alors d'employer le bâton. S'ensuit la réoccupation des Territoires, Israël essayant de contraindre les Palestiniens à l'obéissance par la force.
En fin de conférence, M. Finkelstein revient sur la similarité entre les deux destructions de l'Irak, la première qui avait entraîné les Accords d'Oslo et la seconde qui a entraîné le Feuille de route, Israël et les États-Unis espérant que les Palestiniens se seraient rendus à l'évidence qu'ils ne pouvaient plus espérer la réalisation de leurs aspirations et accepteraient finalement les miettes. C'est dans ce contexte qu'Israël construit le Mur, pour s'approprier la terre. «Est-ce qu'il va réussir ou non? La réponse est entre nos mains. Je suis intimement convaincu que nous pouvons y mettre un terme, mais nous devons faire preuve du même niveau d'engagement, du même degré de conscience, de la même volonté de dévouement que le fait l'autre partie. Il est très facile de trouver des excuses pour nos défaites, d'évoquer ce lobby tout-puissant. (...) Mais nous avons deux armes formidables, et je ne suis pas poétique en disant cela, je le dis parce que je crois en ces deux armes: l'arme de la vérité et l'arme de la justice. Le fait est que nous avons aujourd'hui le monopole de (...) ces deux armes que sont la vérité et la justice.»
«Si nous avons un peu de courage, nous pouvons vaincre.»
Suite à la conférence, il y a eu une période de questions. Sept ou huit personnes sont intervenues, trois d'entre elles cherchant à discréditer M. Finkelstein, l'une d'elles obligeant d'ailleurs la sécurité à intervenir. Je ne reprends ici qu'une de ces questions.
— Qu'elles sont d'après vous les conditions d'une solution réaliste dans les circonstances présentes?
«Tout le monde sait que nous sommes présentement à la croisée des chemins. Il y a lieu de se demander si la soi-disant solution à deux États n'est pas dépassée par les faits, s'il y a vraiment possibilité de voir l'armée israélienne se retirer et si la seule alternative n'est pas de se battre pour le droit des Palestiniens à une citoyenneté égale au sein d'un seul État. Je ne connais pas la réponse à cette question et je n'aime pas y penser, parce que c'est naviguer en eaux troubles. Tout ce que je peux dire est que nous ne pouvons être cavaliers, capricieux ou des puristes idéologiques. Il est facile de jouer à ce jeu de dire, je veux un État, une personne, un vote, je ne veux pas ce règlement à deux États et ainsi de suite, parce que je ne crois pas aux États ethniques. Moi-même je n'y crois pas, je suis un communiste à l'ancienne, je crois en un monde, une communauté et tout le reste. Mais il faut considérer le monde tel qu'il est, et le principal aspect sur lequel il faut se concentrer (...), c'est la réalité de la souffrance des gens ordinaires là-bas. Le but ici ne doit pas être de gagner une bataille idéologique (...), mais de faire son possible, de faire de son mieux pour que les gens là-bas aient une mesure raisonnable de paix. (...) Tout ce que je peux dire est que si vous croyez que cet État unique idéal est la seule alternative, vous parlez de quelque chose pour lequel la présente génération de Palestiniens et probablement la prochaine sera sacrifiée. Vous rayez de la carte cette génération, parce que cela ne se produira pas avant dix, vingt, peut-être trente ans. Vous pouvez en être certains. Donc, il faut faire preuve d'une énorme prudence morale avant de rayer les vies des gens là-bas et dire: désolé, rien ne changera avant dix, vingt, trente ans. Il faut être certain qu'il n'y a pas la moindre possibilité d'un retrait israélien total et qu'il n'y a pas plus de possibilité d'alléger la souffrance des Palestiniens de cette génération avant de s'engager sur cette voie. Je ne suis pas certain de cela à cent pour cent. Je cois qu'il y a ne serait-ce que deux pour cent de possibilité d'assister à un retrait israélien total et à un allégement raisonnable de cette souffrance. C'est ainsi que je vois la situation.»
Olivier Roy
(Montréal)
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