Les conservateurs américains contre l'occupation de l'Irak
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27/03/04 |
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5.11 t.u. |
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William Lind |
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Entretien avec William Lind, directeur du
“Center for Cultural Conservatism” à Washington
Né en 1947, William Lind est un historien issu de la Princeton University. De 1973 à 1976, il a été l’un des principaux collaborateurs du Sénateur Robert Taft jr. De 1977 à 1986, il a travaillé dans le cabinet du Sénateur Gary Hart. Aujourd’hui, il est le directeur du “Center for Cultural Conservatism” à Washington, aux Etats-Unis [http://www.culturalconservatism.org/ ]. Ce club, aux idées très intéressantes et qui mériterait d’être mieux connu en Europe, s’oppose aux théories des “néo-conservateurs” qui ont pris le pouvoir en même temps que Bush jr. William Lind n’a pas l’habitude de mâcher ses mots; opposé férocement à la guerre en Irak, il a signé un éditorial musclé : “Envoyez les néo-conservateurs à Bagdad”, paru le 30 août 2003. Dans ce texte, il réclamait le retrait de toutes les troupes américaines d’Irak. L’évacuation, à ses yeux, devait s’achever à Noël. Ses propos étaient fort corsés : les néo-conservateurs, expédiés sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, devaient rester à Bagdad, jusqu’au départ du dernier bidasse américain, quitter la métropole mésopotamienne avec le dernier avion, “qu’on ferait bien d’oublier là-bas”, ajoutait-il avec rosserie. William Lind n’a jamais cru à la présence d’”armes de destruction massive” en Irak ni au soi-disant complot fomenté conjointement par Ben Laden et Saddam Hussein (deux idéologies totalement incompatibles) ni que l’Irak ait jamais représenté un danger pour la sécurité des Etats-Unis. Dès 1989, William Lind a forgé le concept de “guerre de la quatrième génération”, un concept qui tient compte des mutations qui se sont effectuées dans la façon de mener la guerre. Les événements d’Afghanistan et d’Irak ont montré combien ses thèses étaient pertinentes. Il a répondu aux questions du “Deutsch-National-Zeitung” des Dr. Frey, père et fils.
Q. : Professeur Lind, à rebours des néo-conservateurs, vous avez refusé la guerre contre l’Irak dès le départ. Comment jugez-vous la situation à l’heure actuelle?
WL : L’Amérique a d’ores et déjà perdu la guerre en Irak. La raison principale de cette défaite annoncée est la suivante: l’invasion américaine ne s’est pas bornée à éliminer un gouvernement du pouvoir, non, elle a fait pire, elle a détruit l’Etat irakien. Et une fois que cet Etat est détruit de fond en comble, l’Amérique constate qu’elle ne peut plus le ressusciter! Quant à la forme que prend la guerre —une guerre de guerrilla— je dirais que l’Irak est déjà un deuxième Vietnam pour les troupes américaines. Mais ce qui différencie l’Irak du Vietnam, c’est qu’au Vietnam les Américains faisaient face à un autre Etat, qui était leur ennemi. En Irak, nous avons affaire, très nettement, à “une guerre de quatrième génération”.
Q. : Que faut-il entendre par “guerre de la quatrième génération”?
WL : Une guerre de la quatrième génération est une guerre contre des forces non-étatiques. Or jusqu’ici aucun Etat n’a jamais réussi à vaincre, avec ses forces armées, un ennemi non-étatique. Comme Israël en Cisjordanie ou comme la Russie en Tchétchènie, les Américains assistent, en Afghanistan et en Irak, à la plus grande mutation de la belligérance depuis la Paix de Westphalie en 1648. Dans le monde entier, on voit que l’Etat perd son monopole de faire la guerre, qu’il détenait depuis cette fameuse Paix de Westphalie. Aujourd’hui, les Etats ne combattent plus d’autres Etats, mais des forces non-étatiques, comme Al Qaeda, le Hamas ou le Hisbollah —et les Etats ne savent tout simplement pas comment les combattre! Les chars d’assaut ou les avions de combat sont inutiles. La “guerre de quatrième génération” se livre plutôt aux niveaux mental et moral, plutôt qu’au niveau physique. A la suite de l’énorme migration de populations musulmanes en Europe, celle-ci vivra très probablement sur son territoire, au 21ième siècle, une “guerre de quatrième génération”.
Q. : Pendant combien de temps encore l’opinion publique américaine acceptera-t-elle la situation, acceptera-t-elle les pertes que l’avenir réserve à l’US Army?
WL : Elle acceptera les pertes tant qu’elle croira les affirmations du gouvernement Bush, qui dit évidemment que les Etats-Unis gagneront la guerre. Mais dès que l’opinion publique comprendra que ce n’est pas vrai, elle réagira de manière très sensible à la mort des soldats américains. Les façons de procéder de l’armée de terre américaine en Irak occupé ont poussé un nombre croissant d’Irakiens à soutenir la résistance. Au contraire, le Corps des Marines a procédé avec davantage de doigté vis-à-vis de la culture locale et a respecté, autant que possible, la dignité du peuple irakien. Au contraire de ce qui se passe dans l’armée de terre, les Marines accordent beaucoup d’importance au “renseignement d’ordre culturel”.
(entretien paru dans DNZ, n°52/2003).
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