Réflexions géopolitiques face à la candidature turque
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16/12/04 |
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17.05 t.u. |
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Alexander Griesbach |
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Dans le contexte de la candidature possible de la Turquie à l’UE, on parle sans cesse des intérêts américains dans l’opération, qui concourt à appuyer tous azimuts cette candidature, et de l’importance géostratégique du territoire turc pour la stratégie globale américaine. Ces intérêts ont conduit, depuis la fin de la Guerre Froide, à une nouvelle politique américaine, qui consiste, en coulisses, à exercer une pression continuelle sur l’UE pour qu’elle accepte des pourparlers en vue de l’adhésion ultérieure de la Turquie. Cette pression permanente semble avoir porté ses fruits car les deux principaux Etats de l’UE, l’Allemagne, et, dans une moindre mesure, la France, plaident désormais pour que commence rapidement les négociations, préliminaires de cette adhésion future.
L’adhésion turque est décidée depuis longtemps, car le Chancelier Schröder, lors d’une rencontre avec le Président français Chirac, début décembre, a clairement déclaré: “Nous visons un objectif : l’adhésion”. Les Etats-Unis semblent près de réaliser leur vieux voeu, de voir leur principal allié du Proche-Orient rejoindre le club européen. Dans le cadre de cet article, nous n’allons pas nous pencher sur les motivations diverses et bizarres qui poussent Chirac et Schröder à prendre les positions qu’ils ont prises contre leur opinion publique, mais à analyser quels sont les intérêts réels des Etats-Unis, et subsidiairement d’Israël, quand ils poussent les Européens à accepter les Turcs au sein de l’UE. Premier élément à retenir : la Turquie, dès le début de la Guerre Froide, a suscité l’attention des stratèges américains. Elle devait jouer un rôle-clef sur le flanc sud-oriental de l’OTAN. La position géographique de la Turquie permettait à l’Occident américanisé, le cas échéant, [d’attaquer l’URSS à partir de la Mer Noire ou, officiellement], d’empêcher l’URSS d’attaquer en Méditerranée au départ de ses bases en Mer Noire. Le dispositif de l’OTAN, incluant le territoire turc, a obligé Moscou, à l’époque, à déployer d’importants contingents militaires dans cette région, afin de protéger la rive septentrionale de la Mer Noire.
Une modification du paradigme géopolitique
En 1979, après la chute du régime du Shah, favorable aux Etats-Unis, et après la perte des bases US d’Iran, les Etats-Unis ont eu la possibilité d’installer de nouveaux points d’appui militaires et de nouvelles stations de télécommunications en Turquie. Sans tenir compte du conflit larvé entre la Grèce et la Turquie, qui, pendant longtemps, a constitué un problème préoccupant au sein même de l’OTAN, les Etats-Unis n’ont cessé de plaider en faveur des intérêts de la Turquie. Jusqu’en 1991, année qui a vu la chute du régime soviétique, on pouvait à la rigueur comprendre que les Etats-Unis agissaient de la sorte, car ils avaient besoin, dans le cadre de la Guerre Froide, de ces bases militaires de Turquie, dont le rôle aurait été crucial en cas de conflit direct avec l’URSS. De même, ces bases les ont servis pendant la Guerre du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein.
Du point de vue américain, la fin de la Guerre Froide a signifié la modification du paradigme géopolitique, dans le sens où la ligne de front ne passait plus à travers l’Europe, mais se situait désormais en plein Moyen-Orient. La situation géostratégique a donc changé pour la Turquie aussi. Depuis 1989, elle ne se situe plus à la périphérie des zones d’intérêts américains, mais au centre. Pour les Etats-Unis, la Turquie reste donc un territoire-clef dans le bassin oriental de la Méditerranée et joue de surcroît un rôle tout aussi important dans les opérations américaines dans les Balkans.
Dans les pays arabes et en Israël, on voit les choses de la même façon. L’objectif des Etats-Unis et d’Israël, comme l’écrivent des politologues tels Geoffrey Kemp et Robert Harkavy dans le livre intitulé “Strategic Geography and the Changing Middle East” (1997), la position de la Turquie se trouve considérablement revalorisée sous ce nouveau paradigme géopolitique : elle redevient ce carrefour, ce croisement de voies stratégiques, ce pont territorial concret entre l’Europe et le Moyen-Orient. La Turquie ne pourra assumer le rôle qui lui est dévolu par la géographie, estiment nos deux auteurs (qui se font l’écho des gouvernements Clinton et Bush), que si elle devient membre à part entière de l’UE. Si et seulement si elle adhère à l’UE, disent les avocats de son adhésion, la Turquie sera capable de répondre au défi de l’Islam radical et de rester un Etat séculier et pro-occidental (et donc pro-israélien). C’est exactement l’argument que colportent Schröder et Fischer, entraînant le gouvernement fédéral allemand dans leur sillage.
Mais les intérêts turcs des Etats-Unis ne se limitent pas à cela. Les liens que la Turquie peut entretenir dans les diverses régions du Caucase acquièrent d’ores et déjà une importance primordiale. Les relations entre Ankara, d’une part, et la Géorgie et l’Azerbaïdjan, d’autre part, intéressent les Américains au plus haut point, sans parler des liens économiques que la Turquie noue de plus en plus étroitement avec les Etats turcophones d’Asie centrale. Au départ du territoire turc et des pays liés à la Turquie, on peut construire, en sautant au-dessus de la Caspienne, des voies de communication terrestres et maritimes en direction du centre de l’Asie.
Justement dans ce contexte centre-asiatique, la Turquie, officiellement “démocratique” et “séculière”, constitue le contre-poids idéal au fondamentalisme islamiste. Il faut donc estimer ce facteur à sa juste valeur, écrivent Kemp et Harkavy. Si la Turquie a l’appui d’investisseurs européens, elle pourra mieux faire valoir ses visées et ses intérêts en Asie centrale, et nous en ouvrir les marchés.
Cette option, souhaitée par les Etats-Unis, n’est possible, évidemment, que si la Turquie reste dans le giron de la pensée séculière, initiée jadis, à partir de 1923, par le Président Atatürk. Mais si un bouleversement révolutionnaire s’y opère, en direction d’un islamisme radical et anti-occidental, la donne risque bien d’être fort différente, comme le craignaient d’ailleurs les Etats-Unis en 1996, lorsque Necmettin Erbakan, devenu premier ministre avec l’aide de son “Parti du Bien-Etre” (“Refah Partisi”), a tenu brièvement en mains les rênes du pouvoir en Turquie. Les positions d’Erbakan rendaient toute adhésion à l’UE impossible.
Un bouleversement dans le sens du premier Refah d’Erbakan modifierait de fond en comble l’attitude de la Turquie envers Israël et dans le processus de paix engagé entre l’Etat hébreu et les pays arabes. De même, le rôle que pourrait jouer la Turquie en Asie centrale changerait du tout au tout. Si un bouleversement pareil survenait, cela conduirait irrémédiablement à des conflits et des tensions entre la Turquie et les Etats-Unis. Et aussi, il faut l’ajouter, entre la Turquie et la Russie. Ce qui importe pour les Etats-Unis donc, c’est qu’un partenaire aussi important que la Turquie, sur les plans géopolitique et économique, demeure fiable et stable. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle restera, pour les Américains, un facteur important de stabilité et de paix dans la région.
Les stratèges américains pensent que la Turquie ne pourra jouer son rôle de plaque tournante entre l’Asie centrale, l’Europe et le Moyen-Orient que si elle reçoit des subsides de l’UE. Les Américains envisagent donc de faire payer les Européens pour réaliser l’un des buts premiers de leur stratégie globale. Les transferts financiers de l’Europe vers la Turquie seront gigantesques en cas d’adhésion pleine et entière, sans compter la pression migratoire démesurée que subiront les vieux Etats européens. Les stratèges de Washington le savent depuis longtemps, considèrent cette adhésion comme un fait acquis : l’UE et surtout l’Allemagne paieront [pour maintenir l’armée et l’économie turques à flot, pour financer des projets hasardeux et très coûteux vu les distances en Asie centrale le long de la Route de la Soie, pour gérer le “trop plein” de la population turque prêt à immigrer dans tous les pays d’Europe] (*).
Alexander Griesbach,
Article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°51/2004.
(*) ndlr : Le quotidien “Le Soir”, du 14 décembre 2004, signale que 23% de la population turque se disent prêts à quitter le pays pour s’installer quelque part en Europe en cas d’adhésion. Comme la Turquie compte 69 millions d’habitants à l’heure actuelle, cela nous fait exactement 15.870.000 candidats à l’émigration!
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