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L'Empire poétique
Claude Bourrinet |
Spiritualités :: Alternatives religieuses
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La religion, parce qu’elle est dépositaire du sacré et garante des origines, transcende toute forme. L’expression du sacré aboutirait donc à l’aporie apophatique. Cependant, elle doit être présente au cœur même de l’Etre, c’est-à-dire des êtres, lesquels sont de sang et de terre. Ainsi se manifeste la jonction improbable et mystérieuse du concret le plus opaque avec l’Esprit le plus absolument lumineux. Toute manifestation religieuse entée dans l’Histoire, dans les peuples qui la font, est confrontée à cette croix, à cette passion expressive qu’est le dire métaphysique, lequel se trouve, par définition, hors du champ prosaïque du monde tel qu’il se présente sans souci de l’Etre. Cette fusion s’effectue dans le rituel, qui rappelle à soi le sacré.
Les Anciens avaient réservé à la divinité le cloître mystérieux du naos, laissant au mortels l’espace, sous le ciel, ouvert devant le temple, cette aire profane qui confirme la limite humaine, prescrit son respect, sa piété en lui octroyant un écart d’autonomie. Car, par leur regard, les dieux créditent l’Humanité d’une part de leur lumière. Mais en même temps, les deux règnes sont séparés. Il se peut que la « langue » sacrée asymptotiquement divine se prévale de son origine extra-humaine. En elle-même, elle est de « l’âme pour l’âme », dirait Rimbaud. Il lui faut donc le truchement de la voix humaine pour devenir audible. Apollon a besoin du vates. Il ne communique pas directement. La pythie vaticine, mais les prêtres de Delphes traduisent. La langue religieuse n’est que l’ombre d’une lumière qu’elle n’indique que par signe biaisé. Les dieux n’enjoignent pas, ils indiquent.
Par l’imperfection des hommes, incapables de transmettre telle quelle la langue des dieux, sinon comme nostalgie, la cité est confirmée dans sa finalité, qui est d’assurer à l’humain une autonomie, une liberté relative. Car un régime totalement théologique pétrifierait la relation politique dans une verticalité intangible, qui se réduirait à une sanctification du pouvoir et à une vénération appauvrissante. Le cercle organique, qui souderait Etat et peuple dans un lien mystique, installerait la cité dans un jeu de miroir où se coagulerait comme une vertigineuse mise en abysse la contemplation d’un mirage rivé à la statique chorégraphie des anges. L’Empire initié par Constantin et confirmé par Théodose apparaît bien comme l’hybris qui prétend vaincre le temps historique. La déliquescence du politique a insufflé comme ultime remède l’idée d’abolir la frontière entre le monde des Idées et celui des ombres. Une telle inspiration, qu’Augustin combattit dans La cité de Dieu, ne peut qu’ouvrir une grande bouche obscure, dans laquelle risque de se perdre le libre élan qui lève la pâte humaine. Nous avons là une tentation orientale et la source de la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire. La perte de sens du christianisme ne viendrait-elle pas de cette confusion des règnes, et de l’abandon amer et désabusé de l’utopie métaphysique d’un Empire trop enraciné dans le ciel, au profit de son pendant terrestre ?
CHRISTIANISME ET DESTIN EUROPEEN
De ce fait, le christianisme a-t-il encore un avenir ? Tel qu’il se transfigura au cours de la longue genèse de l’Europe, peut-il contribuer à rassembler les Européens autour de lui ? S’il n’est perçu que comme gardien (au sens heideggérien) d’un ensemble de strates sédimentaires déposées par Perses, Grecs, Romains et Celtes, il reste à dé-celer (desceller) dans ce substrat ce qui demeure, sa part de feu, et en faire jaillir la flamme. Mais le christianisme, malgré un legs antique plus ou moins bien assumé (le débat fit rage maintes fois, au sujet du nécessaire maintien d’un corpus païen, et bien des œuvres pâtirent du fanatisme ou de l’indifférence), ne s’avoua jamais tributaire de ces civilisations indo-européennes. Son socle, son cœur, sa racine est judaïque. L’évolution moderne de l’Eglise, en menant à son terme un processus fatal, de la suppression des jeux olympiques et de l’Académie d’Athènes à Vatican II, en passant par la destruction des temples, l’assassinat des prétendues « sorcières » et l’universalisation d’une vision dualiste, moraliste du monde, a peut-être rendu au christianisme ce que, de toute éternité, il se devait d’être, c’est-à-dire une religion sémite. L’inscription de la théologie catholique dans un corpus gréco-romain, et la traduction mythique, inspirée d’une « matière » celte ou perse, de certaines vérités appartenant à la sophia perennis, ne suffisent pas à rédimer un « récit » qui, sous sa déclinaison laïque, est en train de parachever le nihilisme et d’exténuer l’Europe. Que l’on trouve dans le fatras biblique, ce conte pour bonnes femmes, transbordé par la lourde nef ecclésiastique, un trésor solaire, prouve seulement que la résistance, souvent inconsciente, à la destruction de l’âme et des corps européens, fut longtemps vivace. Cependant, ce trésor a été versé à la mer, et nous nous retrouvons, perdus sur le sombre océan, hantés par le regard mortel d’un Nosferatu irrésistible, dont les méfaits continueront encore quelques siècles.
L’œcuménisme chrétien à l’échelle européenne (et mondiale) s’avère un vœu pieux s’il vise la restitution du mythe. Son unique raison d’être est l’expression du fraternalisme compassionnel actuel (bien qu’il ne fût jamais être plus haineux que Jésus) qui se fédère autour de la notion de droits de l’homme. Le christianisme, tel qu’il s’incarne dans des institutions et des hommes réels ne laisse guère espérer un renouveau de la sacralité européenne. Ici, dans ce finis terre de l’Eurasie, les messes et les cérémonies religieuses sont l’expression la plus lamentable de la perte du sacré, sans oublier les discours bien-pensant de l’épiscopat et du moindre prêtre de village. Il arrive parfois que la politesse exige de disparaître.
On ne peut évidemment faire abstraction de tout ce que le christianisme, dans ses variantes latine et grecque, avec les apports perse, celte, germanique, a donné à l’Europe. Il me semble par exemple que la veine néoplatonicienne, la tradition cénobitique, l’accent mis sur la première fonction et de son autonomisation par rapport à la seconde (et réciproquement : la distinction de ces fonctions suffit à conférer au christianisme « historique » un caractère radicalement différent par rapport au judaïsme, pour lequel le guerrier est entièrement subordonné au prêtre), devraient être retenus avec une renaissance plus authentiquement « païenne ». De même les différents Empires, romain, byzantin, carolingien, ottonien etc. nous offrent-ils un modèle d’une étonnante modernité. Cependant il nécessaire de distinguer l’idée de l’Empire de celle, stricto sensu, du christianisme, ce qui, on en conviendra, relève parfois d’une glose subtile qui s’avère très délicate, proche de la jonglerie quand on a affaire à la texture des sociétés concrètes. Le christianisme, dans sa chair historique, en restant lui-même, a incarné d’autres destins, jusqu’à servir parfois de pré-texte, c’est-à-dire d’avènement de la nouveauté, d’un récit original, de la modernité, dans ses déclinaisons schismatiques.
Les Empires ont permis de retrouver la vigueur et l’identité de la communauté. La force de l’Europe ne réside par inévitablement dans sa puissance militaire, même si celle-ci est l’expression d’un surcroît de caractère et de mépris pour la mort. La finalité de l’Europe, comme de toute aire civilisationnelle digne de ce nom, est d’ordre spirituelle. Toute grande civilisation est un empire du milieu, qui arrime son âme, son cœur, son corps (mystique) à un axis mundi, à une relation verticale avec les racines du ciel et l’esprit d’une terre ainsi sacralisée. Et cet esprit, source d’une vie plus profonde qu’une manifestation biologique, ne peut, et ne doit, se réaliser que sous la forme d’un Empire. L’Empire, nécessairement sacré, spirituel et transcendant, insuffle au corps des nation ce qu’elles ont en commun, sans oblitérer les différences qui font leur singularité. L’Empire, le Saint Empire, est une Idée. L’Empereur est l’humain qui manifeste l’Idée, le lien vivant des vivants. Il est la permanence visible d’une fidélité d’autant plus puissante qu’elle est ancrée au plus profond des cœurs, là où est l’âtre de la patrie et de chaque foyer. L’Europe, en ramenant au cœur de son être son sang dispersé, concentrera son âme sur l’essence. Reste à définir ce qu’est cette essence, laquelle passe par une réappropriation du langage et du dire.
VISIONS DE L’EUROPE
Guénon est une voix. Evola en est une autre. Et celles de nos aïeux en sont d’autres. La parole européenne est plurielle, comme le monde, et ne se veut pas l’expression d’une Vérité injonctive. Chaque voix venant de quelque part (ce qui la distingue de la voix hébraïque, laquelle vient de nulle part), elle exprime autant le génie des lieux que la présence divine. La sacralité européenne trouve sa légitimité dans l’accueil de l’être. La richesse variée et protéique de la vie assure la pérennité de la Tradition, à condition d’avoir des yeux pour voir et des oreilles pour écouter. Le reste n’est qu’idéologie. Je crois plus au bosquet qui pare ma fenêtre qu’aux sommes ambitieuses. Les dieux se lovent où ils veulent. Platonisme, aristotélisme, thomisme etc. ne sont que des visions qui peuvent nous aider à voir. A nous de les cueillir comme des fleurs aux parfums divers, issues de la terre d’Europe. Mais il existe d’autres étincelles du dieu Soleil. Sa faveur touche tout ce qu’il frappe, y compris l’ombre qu’il déploie par son retrait. Le nihilisme même est le cri douloureux qui hurle son absence.
Le souvenir du christianisme occulte le nouvel évangile, l’annonce d’un rapport authentique avec le corps du monde, qui est Dieu. Il suffit de nettoyer l’œil pour le découvrir dans sa pure lumière. Nous serons sauvés quand le monde sera redevenu neuf.
Il est urgent de fonder de nouveaux principes. Seul un poète, un être hors du commun, proche des dieux et de la Terre, pourrait nous ouvrir ce chemin. Cependant, il me semble que des éclaireurs ont déjà exploré le terrain. La poésie est un peu comme le foie,
en qui toute la quintessence des Temps vient se coaguler. Ne dit-on pas qu'on est "mélancolique" ? S'il est donc une zone sensible où se révèle toute la détresse d'un monde sans valeurs, c'est bien chez les poètes qu'il faut la trouver. Ce qu'en ont dit Nietzsche et Heidegger conserve toute sa pertinence. Et c'est dans le même mouvement, qui se nourrit de la détresse, que s'élaborent de nouvelles valeurs, une autre piété, peut-être l'aube d'une religion, au sens étymologique, un lien entre la terre et le ciel. (1)
(1) « Le poète est quelqu’un qui cherche un remploi aux grands théologèmes qui firent et furent nos grandes créances, errantes maintenant comme des morts sans sépulture, inapaisés inapaisants. » Michel Deguy ; La raison poétique, in Jean-Michel Maulpoix, Adieux au poème.
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