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Vendredi, 28 Octobre 2005 |
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Migrations et diasporas : perspectives géopolitiques
Louis Sorel |
Théoriciens :: Autres
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La mobilité des hommes et, corrélativement, l’existence des diasporas sont des phénomènes anciens, mais en ces domaines comme dans bien d'autres, nous vivons une accélération de l'histoire. Ces dernières décennies ont en effet connu d'importants et de durables mou vements de populations, à l'échelle planétaire, et la généralisation du fait “diasporique”. Dans les limites du temps qui nous est imparti, il s'agit ici d'envisager ces phénomènes dans une perspective géopolitique, la géopolitique étant ici comprise comme analyse des rap ports de puissance entre polities/unités politiques ainsi qu'entre « acteurs anomiques et exotiques » (Lucien Poi rier), c'est à dire non-étatiques. Nous utiliserons l'é tu de des migrations et des diasporas pour appréhender les dynamiques du système-Monde. Après avoir dressé une rapide géographie des migrations et diasporas, nous en envisagerons les conséquences géopolitiques in ternes —la déstructuration des Etats-Nations du « Nord »— et externes: le renouvellement des problé ma tiques internationales et conflictuelles.
La « Planète nomade »*
Les flux migratoires contemporains s'organisent autour de quelques grands pôles/centres attracteurs que l'on peut aisément représenter sur une planisphère.
Principal centre attracteur, les Etats-Unis: ce grand pays d'im migration a, au siècle dernier, polarisé l'essentiel des flux européens, mais au cours des années vingt, et suite à la transformation des cou rants migratoires —part plus grande des populations euro-mé diter ra néennes et slaves dans les entrées— l'Etat fédéral a mis en place des quotas restrictifs. Au terme de quatre décennies de fermeture des frontières, ces mesures ont été abolies (1965) et l'immigration a re pris au rythme d'environ un million d'entrées légales par an ces der niè res années. Ces flux ont pour origine la périphérie immédiate, Me xique / Caraïbes / Amérique Latine, et l'Asie orientale, soit des pays du « Sud », non-européens. Les Etats-Unis comptent ainsi environ 20 millions d'immigrés de la première génération.
Autre centre attracteur, le continent européen: l'Europe du Nord-Ouest, dès les Trente Glorieuses, et l'Europe du Sud désormais. Les immigrés représentent environ 15 millions d'individus dans l'Union eu ropéenne (sans les naturalisés et les clandestins) et ces flux, en dépit des Vingt Piteuses, persistent. Ils ont d'abord eu pour origine les anciens territoires coloniaux, plus ou moins périphériques, mais on assiste aujourd'hui à une mondialisation des flux migratoires sans rap port avec les héritages historiques (colonisation / décolonisation).
Troisième centre attracteur, jusqu'à la fin des années quatre-vingt, les pays pétroliers du Moyen-Orient (auxquels il faut adjoin dre la Libye). Faute de recensement, le poids des populations immi grées y est diff1cile à évaluer mais on l'estime aux environs de 7 à 8 millions de personnes ce qui, en termes relatifs, est beaucoup. Dans bien des pétromonarchies, cette population représente plus de la moi tié de la population. Précisons toutefois que depuis la Guerre du Gol fe, les flux migratoires sont inversés et en 1997 encore, les ex pul sions ont été nombreuses.
La géographie des migrations comprend aussi des centres d'attrac tion secondaires, polarisant des flux à plus courte distance: l'Austra lie, pays-continent tiraillé entre géographie et histoire; la Côte d'Ivoi re, le Nigeria et la République sud-africaine ; le Venezuela, l'Argen tine et le Brésil; certains NPI d'Asie-Pacifique... Dans cet exposé, nous envisageons les choses depuis le « Nord » et privilégions, de ce fait, les flux à longue distance et les raisonnements à l'échelle pla nétaire.
Plusieurs facteurs se combinent pour expliquer la puissance et la di rec tion de ces flux migratoires: facteurs démographiques, éco no miques, historiques et culturels, politiques.
Facteurs démographiques: en la matière et même s'il est aujour d'hui réducteur, le dualisme «Nord » / « Sud » est connu de tous. Dans les pays développés, des populations stabilisées et vieillissan tes; dans les pays en développement, des populations jeunes à la dé mographie galopante. Ce différentiel de croissance s'explique par la transition démographique, modèle qui semble faire l’unanimité. Deux remarques cependant. D'abord, la différenciation croissante des situations des pays et macro-régions du « Sud », véritable marqueterie démographique. Ensuite, le renouveau des thèses malthu siennes chez certains auteurs dont Jean-Christophe Rufin et Yves-Marie Laulan (voir bibliographie).
Facteurs économiques: tant pour les flux « Nord » / « Sud » que pour les flux « Sud » / « Sud », la recherche de meilleures conditions de vie est l'un des principaux facteurs explicatifs des migrations inter na tionales. Pendant les Trente Glorieuses en Europe, et suite à l'af flux de pétrodollars au Moyen-Orient du milieu des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingt, les immigrés sont à la recher che d'emplois. Aujourd'hui, ce sont les systèmes sociaux qui jouent le rô le de pompe aspirante.
Facteurs historiques et culturels: nous avons déjà mentionné le rô le du passé colonial dans les flux migratoires; l'expansion des puis san ces européennes a entraîné la diffusion des langues du Vieux Con tinent et la mondialisation de ses formes de civilisation. Ces hé ri ta ges ont, en retour, facilité les migrations « Nord » / « Sud ». Depuis le milieu des années soixante-dix, les vagues migratoires sont, il est vrai, planétaires et sans grand rapport avec les géographies co lo niales d’antan.
Il faut aussi prendre en compte un autre facteur culturel, la do mi na tion des médias occidentaux (américains avant tout). La circulation tous azimuts des mêmes sons et images génère un « imaginaire mi gra toire» et une idéologie du déracinement qui poussent à l'ex pan sion des mouvements de population. Dans les pays récepteurs, cette mê me atmosphère globale est propice à un certain laxisme en ma tiè re de maîtrise des flux migratoires. Pour en finir avec le rôle des fac teurs culturels, on doit également signaler que les délocalisa tions/re lo calisations d'unités de production dans les pays du « Sud », en diffusant les modèles occidentaux, contribuent à un certain nombre de départs, ainsi qu'on a pu l'observer dans les maquiladoras (unités de productions mexicaines situées à proximité immédiate de la fron tière nord et contrôlées par des firmes états-uniennes).
Facteurs politiques: il s'agit du cas des personnes fuyant un régime po litique donné et/ou une situation de guerre. Le statut de ces réfu giés politiques a été spécifié par la convention de Genève de 1951 et le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU, créé la même année et ba sé dans cette même ville, prend en charge plus de vingt-sept mil lions de personnes (chiffre de 1995). Pour faire face à la pression mi gra toire empruntant cette filière, tous les pays développés ou pres que ont peu ou prou durci les conditions d'accès au statut de réfugié po litique.
On le voit, un ensemble de causes puissantes, un véritable système de mobilités, jouent dans le sens de la pérennité et de l'expansion des flux migratoires.
La constitution de diasporas
Conséquence de ces flux migratoires, la constitution de diasporas. Le phé nomène est ancien, lié à de non moins anciennes migrations. Gé rard Chaliand et Jean-Pierre Rageau nomment « diaspora » un peu ple dispersé sur de vastes espaces et des territoires dissociés, et dont les différents rameaux persistent dans leur identité, en dépit de la pression des populations autochtones. Cette dispersion est le plus sou vent liée à un événement originel traumatique: massacres et gé no cides, déportations, catastrophes naturelles. Cependant, les au teurs de l'« Atlas des diasporas » ne retiennent pas systéma tique ment l'ensemble de ces critères, ce qui nous permet à bon droit d'em ployer le terme de « diaspora » lato sensu.
Les exemples les plus anciens de ce phénomène sont bien connus; voir les diasporas grecque, juive et arménienne, sans oublier les Tsi ga nes qui sont aujourd'hui les seuls à ne pas posséder d'Etat et de territoire de référence (diaspora intégrale). Au XVIe siècle, avec la trai te atlantique (le commerce triangulaire), a commencé la dispersion des populations noires; au XIXe se sont constituées les dia spo ras irlandaise, chinoise et indienne. Notre siècle a renforcé le phé no mè ne avec un nouvel exode de populations arméniennes, suite au gé nocide commis par les Turcs et les Kurdes à la fin de la première guer re mondiale, et d'autres événements et rapports de force géo po litiques ont ensuite généré les diasporas palestinienne, libanaise et vietnamienne.
Avec la montée en puissance et la mondialisation des flux migra toires, le fait diasporique se généralise: on se contentera de mention ner les diasporas arabo-musulmane et noire, particulièrement visibles en Europe occidentale. Certes, un désastre n'est pas toujours à l'o rigine de ces diasporas contemporaines et leurs membres ne repré sen tent parfois qu'une proportion peu importante des populations des pays de départ. En contrepartie, avec la révolution des commu nica tions (liaisons aériennes et satellitaires), les différents segments de ces populations sont de mieux en mieux reliés entre eux et leur cons cience culturelle et géopolitique commune va en se renforçant. Eten dre le terme de diaspora à ces phénomènes ne semble donc pas abu sif.
La déstructuration des Etats-Nations du « Nord »
Conséquence géopolitique interne de la redistribution des popula tions: la déstructuration des Etats-Nations du « Nord ». Avant d'en visa ger ce phénomène, il nous faut d'abord revenir sur cette forme po litique qui domine l'Occident moderne.
Selon Carl Schmitt et Julien Freund, le politique est une essence, soit une activité humaine originaire répondant à une donnée de base, la conflictualité en l'occurrence. Le politique a pour fonction d'assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure des collectivités humai nes constituées. Successeur de l'Etat royal, l'Etat-Nation est une des manifestations historiques du politique, la forme politique propre à la mo dernité. Ses traits distinctifs sont les suivants: centralisation des pou voirs et abaissement des corps intermédiaires, homogénéisation cul turelle et juridique du territoire pris en charge. Ce type de politie cher che à faire coïncider peuple / langue / culture, territoire et Etat.
Cette volonté d'homogénéisation est étroitement liée au processus de démocratisation des sociétés politiques occidentales. La démo cra tie est en effet un régime qui postule l'identité de la volonté populaire et de la loi, l'identité des gouvernants et des gouvernés. Elle suppose un demos, c'est-à-dire un peuple dont la forte homogénéité et la claire conscience de ce qui le fonde en propre permettent l'émer gen ce d'une authentique volonté générale (voir Jean-Jacques Rous seau). C'est pourquoi à l'époque moderne, la démocratie n'a pu être exercée, ou du moins approchée, que dans un cadre national.
Cet idéal « national » n'a pas toujours été réalisé, loin de là. On sait que certaines nations et non des moindres, on pense à la France, se sont forgées à la croisée d'aires culturelles distinctes (au sein d'une mê me civilisation toutefois) et sont polyethniques. Du moins l'homo gé néité des esprits a-t-elle été dans une certaine mesure approchée, dans les nations d'Europe occidentale comme en Amérique du Nord (voir l'assimilation des White Ethnics au modèle WASP des années vingt aux années soixante). Aujourd'hui, des flux migratoires massifs, et la montée corrélative des minorités raciales (populations arabo-mu sulmanes en France et dans de nombreux autres Etats euro péens; populations hispaniques aux Etats-Unis), remettent en cause l'ho mogénéité des pays d'accueil. La cohésion de ces sociétés, leur « gou vernabilité » pour reprendre un mot en vogue, sont entamées et, in fine, ce sont les fondements et les structures de l'Etat-Nation lui-mê me qui sont menacés.
Les politiques d’assimilation/naturalisation
Confrontés au défi migratoire, un certain nombre d'Etats pensent par venir à conserver la situation sous contrôle en pratiquant des politi ques d'assimilation. Ce terme est ici synonyme de « naturalisation», au sens étymologique du terme; il s'agit, dans le cas français, de fran ciser les nouveaux venus, de les fondre dans la nature du pays / du peuple d'accueil. Jusqu'à l'immigration massive et extra-euro péen ne des années soixante, l'assimilation a en effet été la règle et c'est ce que prêchent de manière ouverte les « néo-républicains » —des in tellectuels et des politiques adeptes d'un nationalisme jacobin— tels Régis Debray, Emmanuel Todd, Yves Lacoste, Jean-Pierre Che vè nement et Charles Pasqua. Cette option fait la quasi unanimité de l'es tablishment mais le plus grand nombre se contente de vagues appels à la tolérance.
Pourtant, l'assimilation ne se décrète pas; elle dépend de multiples variables: poids numérique et dynamisme démographique de la po pu lation à assimiler; distance ethno-culturelle; dynamisme démogra phi que, force et attractivité du modèle culturel de la population d'ac cueil. Or, les pays concernés par l'immigration vivent une crise des mo dèles d'assimilation. La France, par exemple, n'est plus un em pi re, ni même la Grande Nation d'antan; elle a perdu de son prestige, si tant est qu'elle en ait encore. Les mécanismes intégrateurs —école, ar mée, partis politiques et syndicats— ont perdu de leur ressort, alors même que le marché de l'emploi ne saurait absorber les nou veaux venus. La distance ethno-culturelle des immigrés est par ail leurs plus grande —ils ne viennent plus de pays européens voisins mais d'autres sphères de civilisation — et leur nombre s'est accru. Dans les débats suscités par cette situation, on comprend donc que le terme passe-partout d' « intégration » ait progressivement rem pla cé celui bien plus explicite d' « assimilation ».
Autre exemple, celui des Etats-Unis. Le melting pot s'est révélé ino pé rant face aux identités négro et hispano-américaines et l'on utilise au jourd'hui l'expression de salad-bowl (juxtaposition, et non fusion, d'é léments disparates) pour désigner les populations des Etats-Unis; une partie de l'establishment WASP craint même que les Etats-Unis ne deviennent une « majorité de minorités ». Outre-Atlantique aussi, l'im migration et ses conséquences sont à l'origine de nombreux débats politiques, de référendums et de nouvelles lois: loi Simpson-Ro dino en 1986 sur le rétablissement des quotas; référendum cali for nien de 1994 sur la proposition 187 dite « Save Our State » (les clan des tins n'auront plus accès aux services sociaux, médicaux et admi nistratifs); adoption d'une législation plus restrictive sur l'immigration en 1996; nouveau référendum californien sur l'adoption de l'anglais com me langue officielle en 1998.
Dans les pays du « Nord » de tradition assimilatrice, ce type de poli ti que a donc échoué à « naturaliser » le plus grand nombre des populations concernées. Face aux problèmes migratoires, outre les politi ques de maîtrise et d'inversion des flux qui s'imposent, une autre option est envisageable, et mise en pratique depuis plusieurs années dans l'aire anglo-saxonne, celle du multiculturalisme.
L’option « multiculturaliste »
L'option multiculturaliste a d'abord été choisie en Amérique du Nord —le « communautarisme à l'américaine » est tantôt un modèle, tantôt un repoussoir— en raison des échecs du melting pot. Elle s'articule sur les principes qui suivent:
- la diversité ethno-culturelle est non seulement un fait mais aussi un bienfait qu'il faut préserver et promouvoir;
- les hommes concrets ne peuvent être dissociés de leurs apparte nan ces ethno-culturelles;
- les cultures doivent donc être reconnues dans la sphère publique.
Les pays d'Europe n'ayant été que tardivement confrontés à ce type de situation —la nécessaire reconnaissance des identités régionales et des patries charnelles ne doit pas être confondue avec les pro blè mes liés à l'immigration de peuplement d'éléments non-européens— le débat assimilationnisme / multiculturalisme y est d'introduction ré cente. En France, ce sont les revues dites de nouvelle droite, Krisis et Eléments, qui l'ont initié en prenant résolument le parti du multi cul turalisme. Les autorités publiques françaises devraient ainsi recon naî tre politiquement les minorités immigrées et la France être « com mu nautarisée ».
Ce choix correspond à la vue-du-monde et aux valeurs qui sont nô tres mais il nous amène à poser un certain nombre de questions:
- toutes les « différences » sont-elles compatibles ?
- N'existe-t-il pas nécessairement des phénomènes de rejet ?
- Peut-on légitimement mettre sur le même plan les mœurs / cou tu mes / normes des allogènes et celles des indigènes ?
- dans le cadre d'une « grande société» (de mar ché)?
- Sinon, sur quelles bases énoncer des normes collectives supra-com munautaires ?
- Un « patriotisme constitutionnel » sans contenu culturel ?
- Des valeurs universelles ? Si oui, lesquelles ?
En fait, il est à craindre que l'option multiculturaliste ne soit que la mi se en forme intellectuelle d'évolutions que l'on a renoncées à maîtriser, avec pour horizon une société de marché à l'américaine, les solidarités communautaires jouant le rôle d'adjuvant social. Rap pe lons que les ensembles multiculturels, les empires notamment, qui ont précédé et / ou coexisté avec les Etats-Nations, et ont su s'inscri re dans la durée, avaient un ciment; loyalisme dynastique, pratique d'une même religion et patriotisme de civilisation permettaient de transcender les clivages ethno-culturels et linguistiques. Rien de tel au jourd'hui !
Sauf à évacuer le tragique de l'histoire, l'option multiculturaliste doit donc être revue à l'aune de la raison politique, la raison philo so phique dût-elle en souffrir. Pour assurer la nécessaire primauté dé mo graphique, culturelle et politique des autochtones, quelques con di tions sine qua non sont à respecter: maîtrise / inversion des flux mi gra toires; citoyenneté pleine et entière pour les seuls indigènes et as si milés (renonciation au droit du sol, ce qui n'exclut pas des pro cé du res de naturalisation); politique de préférence nationale et européen ne. Les populations immigrées non-assimilées ne bénéficieraient pas de la citoyenneté ainsi que d'un certain nombre de droits assortis, mais en contrepartie elles se verraient concéder un statut de peuple-hô te. A ces conditions, l'option multiculturaliste est compatible avec la pé rennité de nos identités européennes; à défaut, elle débouchera sur des situations dramatiques, les pays récepteurs des flux migra toi res étant déchirés entre civilisations multiples. Les choses sont déjà bien avancées ...
Le renouvellement des problématiques « internationales »
L'expansion des courants migratoires mondiaux et la multiplication des diasporas participent, avec les mouvements de devises et de ca pi taux (voir le méga-marché financier mondial) et la révolution des com munications, de la complexification des relations dites interna tio na les, de nouveaux acteurs s'imposant sur la scène mondiale.
Du XVIe au XXe siècle, l'espace mondial a été progressivement re cou vert d'un pavage d'Etats, cette forme politique connaissant son apogée au XIXe. Acteur total, l'Etat-Nation est le seul sujet de droit international et après 1945, le phénomène de territorialisation (appro pria tion des terres émergées) s'est même étendu à l'Océan mondial. On recense aujourd'hui près de 200 Etats dont 185 sont membres de l'ONU.
La mondialisation de l'ordre étatique et territorial ne peut cependant mas quer d'autres tendances lourdes. L' « ère occidentale » a aussi été marquée par la massification de flux de tous ordres, particu lière ment lors du second XXe siècle: flux de marchandises, de capitaux, d'images et de sons, d'hommes enfin. Contrairement à la crise de 1929, celle de 1973 n'a pas ralenti le mouvement mais l'a accéléré et de ce fait, de multiples réseaux, migratoires entre autres, enjambent les territoires étatiques. De nouveaux acteurs s'affirment donc —fir mes transnationales, organisation non-gouvernementales, mafias, sec tes ... et diasporas. Ainsi ces chaînes de « colonies » et d'encla ves reliées par des flux plus ou moins intenses, dépassent-elles dou ble ment les Etats-Nations. Par le haut, avec les réseaux trans na tionaux qu'elles constituent; par le bas, avec la formation de commu nau tés infra-nationales qui s'autorégulent. A côté des Etats, incon tour nables mais contournés de fait, et ne maîtrisant plus exclu sive ment le jeu mondial, s'affirment donc des forces transnationales, « ac teurs anomiques et exotiques », liées aux migrations passées et contemporaines. Les démêlés de la Suisse, Etat souverain, avec le Con grès Juif mondial donnent quelque idée de la puissance de cer tai nes d'entre elles.
Le choc des civilisations
Autre conséquence des flux migratoires, le « choc des civilisations » dé crit et analysé par Samuel P. Huntington. On sait que d'après ce géo politologue nord-américain, la politique mondiale se recompose rait selon des axes culturels et les lignes de fracture recouperaient les frontières entre civilisations. Le découpage choisi par S. P. Hunting ton est certes contestable —voir la confusion de l'Europe et l'A mé rique du Nord en une même civilisation occidentale d'une part, la limite qu'il établit entre chrétienté latine et chrétienté grecque (espace slave-orthodoxe) d'autre part— mais le modèle d'interprétation qu'il propose, le « paradigme civilisationnel » n'est pas dépourvu d'intérêt. Pour reprendre les catégories utilisées par cet auteur, on ne peut que constater que les civilisations occidentale et slave-orthodoxe partagent une même destinée démographique.
Jean Cau, serait confronté aux ci vi li sa tions démographiquement massives, l'arabo-musulmane, la né gro-africaine, l'indienne et la chinoise.
A cet égard, les projections de la Banque Mondiale publiées en 1994, peu avant la conférence de l'ONU sur les populations et le dévelop pe ment organisée au Caire, sont particulièrement éclairantes. La po pu lation du monde, d'ici 2030, devrait atteindre le chiffre de 8,5 mil liards (+ 50%) et, surtout, les dynamiques régionales sont très diffé ren ciées: l'Europe (Russie incluse) passerait de 731 à 742 millions d'in dividus (+ 2%); l'Asie de 3,4 à 5,1 milliards (+ 50%); l'Afrique de 720 millions à 1,6 milliards (x 2,2); l'Amérique du Nord de 295 à 368 mill ions (+ 25%); l'Amérique Latine de 475 à 715 millions (+ 50%). L'ato nie démographique des populations de souche européenne est donc fortement marquée, d'autant plus que le taux de croissance at ten du en Amérique du Nord, certes plus important qu'en Europe, se rait avant tout dû à la force de l'immigration et à la fécondité des mi no rités ethniques. D'après un récent rapport du Census Bureau, les « Cau casiens» (Américains de souche européenne) représenteraient d'ici trente ans 52% de la population des Etats-Unis, contre 73 au jourd'hui.
Ces dynamiques démographiques différenciées induisent une nou vel le géographie stratégique, celle des interfaces « Nord » / « Sud »: la frontière Etats-Unis / Mexique, entre l'Amérique du Nord et l'Amé ri que Latine; plus encore la Méditerranée, entre l'Europe et l'Afrique, et le flanc sud de la Russie, qui jouxte les aires arabo-musulmane et si no-confucéenne. Ces lignes de partage sur les plans démographique et civilisationnel sont des fronts d'agressivité potentiels, avec quel ques réserves toutefois sur le Rio Grande. Bien sûr, la géographie stra tégique ne se réduit pas à ces zones polémogènes; bien d'autres li gnes de fracture, recoupant des enjeux autres que démographiques, peu vent être circonscrites.
Par ailleurs, migrations et diasporas entraînent le débordement de cer taines civilisations sur les aires d'autres civilisations. Il faut ici se re porter à la description que S. P. Huntington fait de la structure d'une civilisation: au cœur, le ou les Etats phares, les plus puissants et les plus centraux du point de vue culturel; autour, les Etats mem bres qui s'identifient pleinement, en termes culturels, à leur civilisa tion d'appartenance; à la périphérie, des pays divisés, à cheval sur une ou plusieurs frontières de civilisation, avec des différences cultu relles importantes entre leurs composantes humaines; à la périphérie ex terne, dans les Etats des civilisations adjacentes, des minorités cul turellement affiliées.
Ce schéma peut être aisément appliqué aux situations géopolitiques con temporaines. Ainsi la civilisation arabo-musulmane bénéficie-t-elle du relais d'importantes minorités culturellement affiliées dans l'oekou mè ne européen, particulièrement dynamiques sur les plans démogra phi que et religieux et, depuis les accords de Dayton (1995), d'une en tité musulmane, la principauté de Sarajevo. De même la civilisation chi noi se dispose, avec ses importantes minorités d' « outre-mer », d'un « réseau de bambous » recouvrant l'Asie du Sud-Est, mais aussi éten du à l'Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, à l'Euro pe de l'Ouest. Le « choc des civilisations » est également interne.
Modèles conflictuels : « pannes d’Etat » et « conflits identitaires »
En liaison étroite avec la mise en interaction généralisée des espaces et des populations, c'est là une des définitions de la mondialisation, de nouveaux modèles conflictuels sont élaborés à partir des situa tions observables.
Premier modèle, l'intervention extérieure, devenue fréquente avec les nombreuses « pannes d'Etat » (Ghassan Salamé) et la re con figu ration du système international. Observateurs et analystes ont sou li gné l'intérêt que les puissances dites occidentales, et la Russie, portent à leurs approches géographiques (les marches-frontières). De puis la fin du conflit Est / Ouest, elles manifestent une propension mar quée aux interventions extérieures sur leurs bordures-sud —les zo nes à intérêts spécifiques (champs pétrolifères, zones de prolifé ra tion nucléaire) n'entrent pas dans le cadre de notre sujet—, pour y main tenir une certaine stabilité. Les gouvernements cherchent no tam ment à éviter de se trouver confrontés à des flux soudains et massifs de réfugiés politiques et, dans le cadre d'une politique de maî trise des flux migratoires, entendent tenir les deux bouts de la chaî ne. Les armées sont donc restructurées de manière à pouvoir me ner à bien ce type d'opérations (forces réduites mais flexibles et hy per mobiles), qu'elles s'inscrivent ou non dans un cadre multilatéral (mis sions de maintien de la paix menées sous l'égide de l'ONU). Ces in terventions ne sont pas toujours militaires et ouvertes; on peut y ratt acher les politiques de soutien aux Etats-tampons et régimes-bun kers du « Sud».
Autre modèle conflictuel, celui des « conflits identitaires ». Fran çois Thual a décrit et théorisé ces affrontements des chaos bornés du « Sud » et, en Europe, ceux des Balkans et du Caucase. Lorsqu'ils se déroulent à proximité des espaces développés du « Nord », ils a mè nent les grandes puissances à intervenir. Cette forme de conflit met aux prises des groupes culturellement / religieusement diffé ren ciés (ethnies, nationalités, confessions), chacun des protagonistes étant persuadé qu'il est menacé de disparition (processus de vic ti mi sa tion). Les moyens de communication modernes permettent de mo biliser les populations concernées et la diaspora, si diaspora il y a, qui assure alors le soutien financier et le relais médiatique. L'as cen sion aux extrêmes débouche sur des « guerres populaires » particu liè re ment violentes. Les recompositions de la géographie humaine des pays développés pourrait bien amener une extension de ce type de conflit, préfiguré, sur un mode mineur, par les affrontements ethni ques des banlieues.
Ce rapide tour d'horizon des phénomènes migratoires et du fait dia sporique a montré les liens étroits existant entre la marche du sy stè me-Monde et la montée en puissance des flux humains. Le sy stè me-Monde est de fait un système de mobilités fondé sur la mise en re la tion généralisée (mondialisation / globalisation) et l'éloge du nomade (voir Jacques Attali). Il génère une délocalisation planétaire et un dé ra cinement massif dont la « crise migratoire globale » (S. P. Hun ting ton) est l'aspect le plus visible et le plus lourd de conséquences.
Les effets déstructurants des flux transnationaux —humains, com merciaux, financiers, informatifs— sont tels qu'il semble né cessaire de leur imposer une logique politique et de les re-ter ri torialiser. S'il demeure un élément fondamental du système-Mon de, l'Etat-Nation est cependant débordé par l'extension des échelles géo graphiques et la puissance des flux planétaires, humains notamment. La « crise migratoire globale », comme les autres aspects de la mon dialisation, appelle donc une réflexion sur le renouvellement des formes politiques. D'aucuns en appellent aux empires.
Louis SOREL,
le 23 juillet 1998.
Communication présentée à Susa, Province de Trente / Sud-Tyrol, dans le cadre de l'université d'été de « Synergies Européennes ».
(*) Ce titre reprend le thème de la VIIIe édition de Festival inter na tional de géographie de Saint-Dié-des-Vosges (octobre 1997), « La pla nète nomade, les mobilités géographiques d'aujourd'hui ».
ADDENDUM
Dans la nouvelle géographie stratégique induite par les dynamiques dé mographiques mondiales, le flanc sud de la Russie est bien à tort négligé. Depuis le démembrement de l'URSS, la Chine populaire sem ble vouloir instrumentaliser sa masse démographique pour avan cer ses pions dans la Sibérie « utile», économiquement parlant. L'immigration clandestine chinoise ne cesse de s'accroître et l'hebdo madaire français « Courrier international » s'est récemment fait l'écho de cette pression asiatique en République de Iakoutie ( Quand la Chi ne avance vers la Sibérie, n° 385, 19-25 mars 1998).
« Sujet » de la Fédération de Russie, la République de Iakoutie (ou République de Sakha depuis 1990) dispose d'un statut d'autonomie. Marquée par l'immensité (3.103.200 km2 soit cinq fois la France), sous-peuplée (1.073.000 habitants, 0,3 hab. / km2), cette république sibérienne dispose de ressources naturelles à la mesure de son ter ritoire —mines d'or et de diamants, gisements potentiels d'hy dro car bu res, bois, fourrures— d'où l'intérêt marqué des stratèges et géo po li tologues de Pékin. Sur le terrain, l'immigration clandestine pro gresse: plus de 1000 entrées enregistrées sur les huit premiers mois de 1997, soit 1% de la population de Iakoutie, ces chiffres de vant être plus probablement multipliés par trois. Les responsables ad mi nistra tifs russes évoquent une véritable « invasion » mais s'a vouent im puis sants à enrayer le phénomène; la capitale, Iakoutsk, pour rait bien tôt abriter une Chinatown. Cette pression migratoire s'ac com pa gne d'une pénétration des triades, les mafias chinoises, très actives dans les trafics d'or, de diamants et de drogue.
A l'échelon gouvernemental, Pékin cherche à multiplier les accords techniques et économiques avec Moscou pour participer à la mise en valeur des ressources de la Iakoutie et, au-delà, de la Sibérie « utile ». En 1997, Boris Eltsine et Jiang Zemin ont ainsi signé un accord portant sur le développement des complexes diamantifères des deux pays-continents et des livraisons de gaz naturel sibérien à Pékin sont aujourd'hui envisagées. La Chine propose également de mener en com mun des études géologiques pour prospecter de nouveaux cen tres miniers et énergétiques. N'ayant plus les moyens de financer le dé veloppement économique, technologique et humain de ses pos ses sions nord-asiatiques (fin du « long rouble »), Moscou se montre très intéressée par les développements de cette coopération eurasia ti que. Du train où vont les choses, certains observateurs envisagent mê me le passage de la Iakoutie et d'une partie de la Sibérie sous le con trôle économique de Pékin. Revanche de l'histoire (voir les « trai tés inégaux » du XIXe siècle), la civilisation sino-confucéenne « dé bor de » sur la civilisation slave-orthodoxe (LS).
Bibliographie indicative :
Livres:
- ATTALI Jacques, Lignes d 'horizon, Fayard, 1990.
- CHALIAND Gérard et RAGEAU Jean-Pierre, Atlas des diasporas, Odile Jacob, 1991.
- CHESNAIS Jean-Claude, La population du monde. De l 'Antiquité à 2050, Bordas, 1991.
- CHESNAIS Jean-Claude, Le crépuscule de l'Occident. Démo gra phie et politique, Robert Laffont, 1995.
- HUNTINGTON Samuel P., Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.
- LAULAN Yves-Marie, Les nations suicidaires, François-Xavier de Gui bert, 1998.
- RUFIN Jean-Christophe, L’empire et les nouveaux barbares, Jean-Clau de Lattès, 1991.
- Salamé Ghassan, Appels d’empire, Fayard, 1996.
- THUAL François, Les conflits identitaires, Ellipse-IRIS, 1995.
- VAN CREVELD Martin, La transformation de la guerre, Edition du Ro cher, 1998.
Revues et journaux:
- L'immigration, Eléments, n° 77 (numéro spécial), avril 1993.
- Le défi multiculturel, Eléments, n° 91, mars 1998.
- Géopolitique des diasporas, Hérodote, n° 53, 2° trimestre 1989.
- Communauté ?, Krisis, n° 16, juin 1994.
- Badie Bertrand, Entre mondialisation et particularismes, in Sciences Hu maines, n° 61, mai 1996.
- Knafou Rémy, La planète « nomade ». Les mobilités géographiques d'aujourd'hui, in Sciences Humaines, n° 76, octobre 1997.
- Lacoste Yves, Silhouetter le troisième millénaire. Tout sauf la fin de l'histoire, in Le Monde, 24 octobre 1997. |
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