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Jeudi, 20 Août 2009
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Kandinski et l'art de la vieille Europe
Claude Bourrinet
Histoire :: Autres
Kandinski et l'art de la vieille Europe
L’EUROPE ET LE VISIBLE

Pétrarque, au sommet du Mont Ventoux, éminence allégorique plus que réelle (et c’est un signe) rejette la dilection provoquée par la beauté du monde : le recentrage augustinien sur le for intérieur (le sujet), l’âme, tient lieu de sens et de salut. L’art de son époque (qu’on appellera plus tard gothique), largement religieux, métaphorique, bien que d’un réalisme pointilleux, rivé à sa tâche uniquement pédagogique proposée jadis par le pape Grégoire II (669-731), ne suffit pas à assurer le lien ineffable avec l’amour divin. Il est l’objet d’une profonde suspicion, comme source de tentation, de chute, et d’oubli.

Pourtant Pétrarque, par les inventions de manuscrits antiques dont il est l’auteur, par sa résurrection du beau style cicéronien, par les contrastes existentiels dont il se fait l’ardent publiciste, annonce le courant humaniste, qui dotera l’Art d’un prestige concurrent de celui de la foi.

Car l’art est chose sérieuse, et même sacrée, si l’on veut considérer son intention profonde qui, au-delà la simple délectation, et même de son usage, à ses heures, édifiant (car sacré ne signifie pas toujours religieux, ni missionnaire), est de nous mettre en présence avec le monde, de nous en faire saisir la présence, et de nous mettre nous-même en présence.

Deux grandes postulations ont scandé la marche de ce que l’on a l’habitude fort récente de nommer « art » : soit on se soucie de rendre visible le visible, soit de rendre visible l’invisible (l’inverse ayant été « réalisé » - ce qui est frappé l’art de mort – par certaines tendance de l’art contemporain, parodiant l’acte créateur, ou survalorisant l’objet, la matière, le social et la marchandise, ce qui est une autre manière d’empêcher de voir). Le premier type de représentation, condamné au bannissement par Platon pour cause de duperie, joue avec la perception du phénomène, et essaie, par la maîtrise du métier, de rendre compte de cette saisie faussement naïve. Le second postule la fausseté du premier, sa vacuité et sa dangerosité, et tente désespérément, néanmoins avec l’aide de l’œuvre, d’atteindre le Principe d’où tout ce qui est tire sa source.

Depuis quelques siècles, en Europe occidentale, la balance semblait, jusqu’au début du XXe siècle, pencher nettement du côté du « réel », de la réalité extérieure, perçue par le sens de la vue. On essayait, d’en assurer l’imitation, la re-présentation, comme si l’Occident avait délibérément pris le parti des « ombres » en renonçant à fixer le soleil. Léonard ne dit-il pas : Il sole non vede mai nessuna ombra. (Le soleil ne voit jamais aucune ombre ?

Il est nécessaire bien sûr de nuancer fortement la notion de mimesis. Non qu’il faille pour cela rappeler la fameuse sentence de Léonard : la pittura è cosa mentale. Léonard n’anticipait pas l’art conceptuel de notre époque. Il signifiait prosaïquement que le travailleur manuel qu’était l’artiste, inscrit au registre des métiers mineurs, pouvait réclamer une place plus noble au sein de la cité, par qu’il était savant, intellectuel, philosophe. Car ce même Léonard fut l’un des premiers à utiliser la ratio perpectiva (qui est une convention) dans l’élaboration de ses tableaux, et ses recherches sur les couleurs, sur l’ombre, sur les nuances produites par l’éloignement, étaient redevables de l’art de l’optique. Aussi apparaît-il bien que l’inscription sur la surface plane qu’est un tableau, ou un mur, a moins à voir avec une asymptotique fidélité intégrale à l’objet qu’avec une systématisation plus ou moins aboutie d’une pratique dont le souci premier, outre ce travail intellectuel fondé sur l’observation, l’interprétation, la technique, et tout ce que l’arrière-plan culturel et historique induit dans la saisie du regard, concerne les matériaux utilisés, leurs réactions au jeu de la lumière, les effets de contraste, d’équilibre, enfin tous ces obstacles éminemment concrets que rencontre l’artiste quand il a le pinceau, ou tout autre instrument de son art, en main, sans oublier l’adresse de cette même main. Entre l’œil et la chose, dont l’être est fuyant, et les définitions piégées léguées par la philosophie (Voir Heidegger ; L’origine de l’œuvre d’art), s’étend la palette chatoyante des sensations, des émotions, des intuitions, et les habitudes mentales de l’époque, de la classe, de la race et de l’éducation. Pourtant, au-delà, ou à travers le pittoresque, l’anecdote, l’empreinte des temps, derrière le voile de la perception s’ouvre autre chose, qui fait que l’on est capable encore de saisir, bien qu’à notre façon, mais de tenir quand même, un sens transcendant, la présence d’une vie de l’esprit – quelque nom qu’on lui donne – dont l’art « académique » est dépourvu, car il fait de l’esthétique une simple recette, un truc de prestidigitateur capable d’ébahir le bon peuple, de le divertir au sens littéral du terme.

Aussi bien dans le « grand art » se trouvent mêlés, comme le dit Baudelaire de la modernité, le fugace (l’historicité) et l’éternel.

Pour Kandinsky, trois instances président à la création artistique : l’époque, la personne même de l’artiste, et l’art éternel, qu’une « nécessité intérieure » conduit à rencontrer.

LE « MOMENT KANDINSKY »

Certes, l’autonomie de l’œuvre d’art, bien qu’affleurant par intermittence, n’apparut qu’à la fin du XIXe siècle. Son avènement théorique tient largement à d’autres sources qu’à des considérations uniquement artistiques, bien que l’accélération des expérimentations stylistiques aient encouragé, à travers les écoles qui se sont succédées, à révolutionner le regard.

Au début du XXe siècle, l’ « abstraction » était dans l’air. Les considérations propres à la création plastique prenaient le pas sur une imitation que l’invention de la photographie, au siècle précédent, avait d’ailleurs invalidée. Il est inutile ici de revenir sur cette histoire si mouvementée.

Il est néanmoins nécessaire, pour saisir l’importance d’une homme comme Kandinsky, de lever un malentendu qui ne manque pas d’apparaître dès lors qu’on aborde le domaine de l’art « non-figuratif », que l’on assimile volontiers à une résurgence du courant iconoclaste.

On sait que pour le judaïsme et l’Islam, l’interdit de l’image est absolu. C’est le deuxième commandement du Décalogue, suivant immédiatement l’affirmation du monothéisme. Le peuple juif est le peuple de la parole, du discours, de la voix. Il est aussi celui du Temps, et de la prophétie. Son itinérance dans le désert l’ouvre à un monde illimité, indéterminé, dont l’unique cohérence est la voix qui tombe d’en haut. En revanche, l’image est le règne de l’espace, de l’étendue, du lieu, des dieux multiples et divers, des génies (engendrements singuliers). Il n’y pas d’image sans qu’elle soit image de quelque chose, sans que réside, dans sa facture, la présence bien identifiée, aussi évidente que la terre grecque découpée par une mer baignée de soleil, d’un monde phénoménal, profane ou divin, qui éclate à la vue pour en traduire la gloire et la beauté. Là où la voix du Dieu unique s’adresse à tel homme, les dieux se font images pour se montrer à tous.

L’idole (de idée, « forme », présence de l’être dans l’étant) n’est pas, pour le peuple de l’ « Alliance », cette pâle copie de l’essence qu’elle est pour Platon. Au contraire. Non seulement elle s’avère dangereuse, ayant la puissance d’un être doté d’une magie dangereuse, mais elle suscite le courroux du Dieu « jaloux ». Privilégier l’icône (idolâtrie), surtout lui accorder un pouvoir à Dieu seul donné de toute éternité, c’est tromper Yahvé, c’est adorer les faux dieux, et par là, choisir le monde, oublier le devoir sans concession d’aimer Dieu, et lui seul. L’interdit est d’autant plus fort que la tentation était grande, le peuple hébreu ayant été maintes fois sur le point de s’abandonner aux idoles des Gentils. C’est parce que Dieu leur était proche que le tabou était absolu.

La seule icône imaginable est alors le destin historial du peuple juif.
L’islam, quant à lui, propose un Dieu dont l’éloignement discrédite toute tentative de donner aux objets du réel une importance iconique suffisamment substantielle pour obtenir son autonomie. Allah écrase tout de son omniprésence, de son absoluité universelle. Il suffit au croyant, au soumis. Seul, en principe, l’art comme décoration est permis, dans une stylisation qui l’éloigne de toute tentation trop imitative.
Le christianisme, dans son désir de se singulariser d’abord par rapport au judaïsme, puis face à son dangereux adversaire que devint au VIIe siècle l’islam, un moment déstabilisé par la crise iconoclaste, trouva la solution dogmatique (concile de Nicée II, 843) pour justifier une pratique qui reprenait massivement les usages de l’antiquité païenne. Le principal problème résidait dans la signification du mot « image », ou « semblance » (Dieu ayant fait l’homme à son image), et de la vénération qu’on devait porter aux icônes. Cependant, la clé de voûte de la légitimité iconophile est le dogme de l’incarnation. Dieu s’étant fait chair, bien que lumière de l’être, il est loisible et justifié de rendre un culte à son image (inspirée d’un prototype, le portrait achéiropoiète, non fait de main d’homme, empreinte du visage christique), à l’icône qui en est le support matériel, élevée à la participation à la vie divine (et subséquemment à celle de la Vierge, dont l’origine est le portrait de la Vierge à l’enfant attribué à Saint Luc ,ainsi qu’aux apôtres et aux saints, emplis de l’Esprit saint). Par l’icône, le passage du visible à l’invisible nous est permis (icône est de la même famille que oikeiôsis, qui signifie parenté qui unit : seul le semblable connaît le semblable). Sa puissance n’est pas d’ordre esthétique, bien qu’elle soit belle, mais intérieure. Elle purifie le regard, car nous percevons par elle la clarté thaborique qui transfigure toute matière, elle nous restitue à Dieu (homoiôsis Theôi).

L’incarnation est censée abolir l’interdiction mosaïque de l’image, la Résurrection est le signe de la transfiguration, la matière (minérale, végétale, animale), dont est faite l’œuvre d’art, est sanctifiée.

Cependant, c’est le signifié qui est vénéré. Le signifiant n’est pas tributaire d’une identité parfaite avec le prototype. L’icône en outre synthétise l’ordre cosmique, et touche les cinq sens. Elle est présentée dans l’église dans un agencement iconographique symbolique. Derrière l’iconostase, comme manifestation voilée de l’invisible, qui est là pourtant, se trouve l’icône du dieu. La réalité de l’icône n’est pas extérieure, mais spirituelle. Le fidèle élude tout parcours intellectuel et formulation verbale pour accéder intuitivement au mystère sacré. Il abolit aussi ses sentiments personnels, qui font écran à la vision et à la présence. Il rend ainsi proche le lointain, au fond de son cœur, devenu pur miroir, lisse et tranquille. L’icône porte à l’hésychia, la paix intérieure.

Cependant, cette approche de l’art figuré doit beaucoup au néoplatonisme. L’être, absolu, invisible, transcendant, ne se trouve pas dans l’oeuvre, quoiqu’il y participe. L’adoration du croyant se précipite au-delà, bien que l’icône en soit le vecteur, de par sa beauté, ainsi que par un langage métaphorique, fait de formes et de couleurs, validé par la Tradition, sans compter sa fabrication, très codifiée. Il existe toujours un domaine qui échappe à l’ici et maintenant, à l’opacité du transitoire, et dont la lumière est plus sûrement assurée dans l’âme. Le refus de la perspective, ou plutôt l’adoption d’une perspective inverse qui avale le regard par-delà l’œil qui voit, et l’englobe, l’emploi fréquent de l’or, métal divin, expression de la lumière en soi, les personnages qui se découpent sur un fond sans profondeur, sans rendre l’icône abstraite, la placent hors du temps et de l’espace. Les corps élancés, la tension verticale, la dynamique ascendante, qui tend à porter au-delà de l’objet, les proportions non réalistes, symboliquement idoines à l’importance de ce qui est représenté, nous plongent dans un univers puissamment marqué par l’esprit néoplatonicien. Tout art sacré est menacé par un apophatisme qui menace de le nier, le sublime demeurant dans l’apeiron, dans « l’absence des limites ». Plotin dit quelque part : « […] il faut admettre que la nature première du Beau est sans forme. ». L’icône orthodoxe présente cette concentration, née de la possible dissolution dans l’absolu, et de son rééquilibrage consolidé par une sagesse terrestre séculaire, ainsi que par un amour de l’image fermement ancré dans le monde occidental issu de l’hellénisme et de la romanité (culte des ancêtres et de l’empereur, à l’effigie desquels on rend un culte).

Ce qui compte est la démarche du retour à l’origine. Démarche que rejettera l’Eglise latine, dont l’interprétation de l’image est seulement d’ordre rhétorique et pédagogique, mais qu’adoptera Kandinsky.

Kandinsky n’est ni du passé, ni du futur, il est de l’éternité. Il veut transcender la forme en évacuant la représentation, en transformant l’expérience artistique en quête intérieure du sens. L’espace/temps n’est plus que l’efficace idiosyncrasique de la composition picturale sur l’âme du regardeur. Le microcosme devient ainsi la caisse de résonance du grand tout, le topos savamment agencé dans un ordre musical où s’exerce la magie sensorielle et spirituelle de la synesthésie. La couleur, langage universel, contenu de la contemplation, être vivant de la vie de l’Etre, vibration en nous liée à la résonance de l’ordre du monde, dans notre subjectivité, de la lumière sacrée qui sourd de l’Origine, se manifeste comme l’inscription sur une surface plane des impressions octroyées par l’accueil intime des signes de l’univers. Kandinsky répète apparemment, à sa manière, l’ascension pétrarquiste du mont Ventoux : il refuse la dilection mensongère, dangereuse et somme toute inutile du monde et de sa représentation, pour procéder un recentrage, imprégné de mystique orthodoxe et de subjectivisme allemand, dans le for intérieur, l’âme.

Kandinsky va donc à l’encontre de la logique iconoclaste. « […] l’abandon de la référence aux « objets » et à la nature ne provient pas d’une crainte devant le divin, écrit Alain Besançon (L’Image interdite, Fayard, 1994, p. 16), mais de l’ambition mystique d’en donner une image enfin digne. » L’œuvre d’art est clairement pour lui le pont entre l’âme et l’être. Son expérience artistique est l’expression d’une quête mystique. Pour lui, non seulement l’abandon de la figuration n’est pas une trahison du « réel », mais il en est même la confirmation, car découverte de son contenu réel, qu’est la couleur. Si l’on pousse jusqu’au bout la logique de l’art dit « abstrait », et que l’on devrait appeler « concret », le discrédit jeté sur l’apparence par l’évolution de la science moderne, notamment atomique, projette la perception dans le subjectif, l’intériorité, qui devient ainsi le support d’un nouveau « réalisme ». C’est pourquoi l’artiste se doit d’être désormais à l’écoute, ou plutôt à l’affût, des échos sensoriels et émotionnels provoqués par le choc d’un réel évanescent sur l’âme.

Cette conception de la relation entre l’individu et la « réalité » est fondée sur la conviction qu’il existe une parenté, une intimité, une identité entre l’intériorité du premier et l’essence de la seconde, les deux étant d’ailleurs fondu dans l’âtre de l’être, désormais accessible. La « vraie vie » est intérieure, parce que le fond de l’être unifie tout existant.

L’informel devient forme dans ce microcosme qu’est le tableau. Tableau souvent de grandes dimensions, d’ailleurs, dans lequel se fond le regard, suivant la temporalité d’une initiation entre lignes et couleurs, êtres picturaux dotés de vie, comme tout ce qui existe, et dont l’apparent désordre (mais à la logique conditionnée par la « nécessité intérieure », la logique de l’âme sensorielle) est soudain fixé, éclairci et pourvu d’un sens par la Composition, principe unificateur, qui donne cohérence, « pose ensemble », immixtion de l’éternité dans le devenir (notion découverte dans une confrontation, au musée de l’Ermitage, avec les tableaux contrastés de Rembrandt), éclair spirituel dans le jeu glissant des sensations. Kandinsky dépasse la définition kantienne du beau, « qui plaît universellement sans concept » et « finalité sans fin ». Car, au-delà de la délectation ludique, objet de communication entre êtres humains, qui est éminemment présente dans l’œuvre de Kandinsky, l’art est prière, donc utile. L’âme slave du peintre se devait de réintroduire l’élément religieux (avec l’idée de lien et de Bien) dans l’œuvre d’art.

Kandinsky gardera toute sa vie cette certitude. Dans ses deux courtes participations au nouvel art soviétique, puis au Bauhaus, il saura prendre des distances, les communistes lui reprochant son spiritualisme (contraire à l’art « constructiviste », puis « productiviste » proposé par l’Inkhouk, l’Institut de la culture artistique, qui procèdera à son éviction et sera la cause de son exil), et l’école allemande, fonctionnaliste, utilitariste, à l’origine du design et de l’architecture moderne, critiquant son subjectivisme et des recherches mystiques dont on ne voyait pas les retombées dans l’industrie.

UN ART ENRACINE

Mondrian, bien qu’influencé par la théosophie, comme Kandinsky, était marqué par le puritanisme calviniste (Calvin avait admis l’art prosaïque, profane, livré uniquement à la représentation du « monde »). Non que la Hollande n’ait été sensible à la nature, bien au contraire ! Mais le choix qu’il avait fait de l’abstraction géométrique, rationalisée, épurée, dépouillée, le mettait à même de trouver une place idoine dans le monde industrialisé et fonctionnaliste du capitalisme américain. Il se sentait à New York « comme chez lui ». Kandinsky n’a pratiquement jamais quitté l’Europe. Même durant la seconde guerre civile européenne, au moment où son art était considéré comme dégénérée par les nazis, il est demeuré, et est mort à Paris. Moscou, Munich (Murnau), Paris, la Russie, l’Allemagne, la France : nous avons trois pôles qui forment un triangle, celui d’une certaine Europe.

Dans son œuvre « autobiographique », Kandinsky évoque un coucher de soleil sur Moscou, description qui fait penser au récit que fait le prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevsky, des derniers moments d’un condamné à mort : la coupole dorée qu’il contemple réfléchit les rayons d’un soleil éclatant. « Ces rayons lui semblaient être cette nature nouvelle qui allait être la sienne ». Même impression intense dans cette luminosité qui vibre, qui est la présence d’un langage universel avec lequel on se trouve en symbiose. Toujours Kandinsky éprouvera l’amour et la nostalgie de Moscou (et de l’art « primitif » russe, des contes de fées traditionnels), ce qui explique son bref flirt avec le bolchevisme et son adhésion à l’Izo, section du Narkompros (commissariat du peuple à l’instruction). L’autre expérience concerne un voyage d’étude qu’il mena en Sibérie, dans la province de Vologda, à la fin de ses études, pour rédiger une thèse de droit. Dans les isbas des paysans, ces « maisons magiques », il était vraiment entré dans un tableau. Il avait eu alors l’appréhension d’une double vision, d’un changement dans l’ordre des réalités : on pouvait éprouver une sensation prosaïque, utilitariste (les meubles, la matérialité des pièces, des objets, leur fonction) et simultanément une expérience plastique, esthétique, « désintéressée ». Plus importante était la prise de conscience d’une hiérarchie de l’Etre : le sens de la pénétration (initiatrice) de l’isba, jusqu’au « saint des saints », c’est-à-dire la lumière qui brille au cœur de la bâtisse, procède d’une orientation motivée par quatre états, physique, émotionnel, mental puis divin : d’abord les objets nécessaires à la survie physique, puis les images populaires de héros, modèles du courage et vecteurs de forts sentiments, ensuite les icônes figurant la connaissance délivrée par les personnages saints qu’elles représentent, enfin l’image de l’invisible, la lampe qui brûle sans cesse, reflet du divin. La dépossession de soi-même se produit par une fusion avec l’univers spiritualisé de la maison. Le dernier niveau est aussi le domaine de l’art pur.

LIMITES DE L’IDEAL KANDINSKIEN

Il s’agit de restituer à l’art « abstrait » la place historique qui lui revient. Il est frappant de constater par exemple combien le courant ésotérique de la théosophie, avec notamment l’influence de Mme H.P. Blavatsky, dont Kandinsky gardera toujours le portrait dans son atelier, (influence de Schoenmaekers pour Mondrian) a été déterminant pour justifier une entreprise aussi audacieuse que la rupture avec l’art figuratif. Trois grandes tendances allaient en naître, dont la plus radicale, « suprématiste », celle d’un Malevitch probablement marquée par l’esprit de la Kabbale, devait aboutir à l’impossibilité de tout art, le carré blanc, résidu fantomatique de la figure, s’abolissant dans le grand Tout, le zéro et l’infini du blanc pur illimité, dont la profondeur est l’éclat sidérant d’une couleur qui n’en est pas une. L’intellectualisme more geometricum de Mondrian donnera aussi des limites à l’art, en le plaçant progressivement dans la gravitation de l’économie capitaliste contemporaine, dans sa version la plus dure, l’américain. Quant à Kandinsky, l’approche intégralement subjective qui était la sienne, devait se révéler périlleuse.

Le langage pictural qu’il propose, sa « grammaire », dépend d’abord de sa personnalité même, de son tempérament, de sa sensibilité la plus intime, même si sa vocation est de se dépasser pour accéder à une profonde universalité de l’Etre. Cependant, le code n’est pas donné et dépend des capacités de celui qui contemple d’en saisir la clé. Nous nous heurtons là au problème majeur auquel est confronté celui qui entreprend une telle démarche proche de la mystique. La subjectivité assumée comme telle est à elle-même son propre monde, et produit un discours qu’elle est seule à appréhender, si elle n’est soutenue par une structure commune à un ensemble d’adeptes, de « lecteurs », qui la situent dans un contexte symbolique et la traduisent.

La signification de l’icône tient à sa fonction théurgique. Sa compréhension profonde dépend sinon de l'acceptation de son herméneutique, donc de la vision qu'elle sert, avec tout son appareil conceptuel, mais aussi de l'imprégnation émotionnelle, de sa réception loyale et bienveillante qui ne va pas sans participation. Il semble évident qu'une contemplation fondée uniquement sur la délectation, aussi légitime soit-elle, ne suffit pas à faire entrer dans l'univers engendré par le support matériel qu'est l'oeuvre. Car une création artistique ne se réduit pas à sa matérialité. Il y faut, par exemple une nuit de Pâques, rester debout jusqu'à quatre heures du matin, recevoir les vagues harmonieuses de chants cristallins en vieux slavon, et les effluves parfumés de l'encens, que ponctue la voix grave du pope faisant la lecture sainte.

La subjectivité seule, livrée à son seul caprice, n’a de compte à rendre qu’à elle-même. Tout lui est permis, y compris le pire. La relativité du goût fait le reste, c’est-à-dire élude le jugement. L’enlisement dans l’informe, le visqueux, le chaos est inévitable, par exemple chez un Pollock universalisant la plongée dans un subconscient et une automaticité auxquels le surréalisme avaient fixé des limites et un cadre. Si bien que cette approche uniquement subjective de l’art se révèle une chance inestimable pour toutes les médiocrités qui se mêlent de « s’exprimer », et participe de ce nihilisme destructeur qui dissout le monde contemporain.

La force de Kandinsky révèle plus profondément nos manques et ses limites. La magnificence de sa peinture, son génie, la joie qu’elle inspire prouvent que notre âge de fer permet encore la résurgence de la source pérenne. C’est comme un vieux rêve d'enfance qui revient, en boomerang métaphysique, frapper le visage défiguré de notre civilisation.

Mais ce que nous appelons communément "art" est un trompe-l'oeil, une erreur d'appréciation, comme tout ce qui tient au regard. On est porté par une habitude paresseuse de consommation délavée par les siècles. On a désappris à s'étonner, à être touché par le tonnerre, par l'éclair divin. L'oeuvre d'art est un vecteur de sacralité qui provoque la rencontre. C'est non seulement un sacrilège, mais même un non-sens que d'accumuler ces oeuvres dans des usines culturelles agnostiques. L’intérêt porté à l’image, qu’elle soit laide ou belle, peu importe, l’attrait irrésistible qu’on affiche pour elle, la passion iconophile qui aiguillonne les foules vers ces temples laïques et taxinomiques que sont les musées, les folies des collectionneurs ou les acquisitions avides de livres d’art, sacrifice au snobisme mis à part, cette universelle dilection, désignent l’un des traits les plus frappants du monde contemporain, comme un legs amplement surabondé des âges anciens, où la représentation plastique du monde et des dieux paraissait plus empreinte de signification que dans l’univers désenchanté où désormais nous nous mouvons.
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