L’insurrection qui vient : d’un déracinement l’autre
Les médias se sont brutalement intéressés, au début de l’année 2008, à un petit livre, aux éditions Hazan, rédigé par un mystérieux « Comité invisible ». Alors fut arrêté un groupe d’« autonomes » vivant et travaillant au fond de la Corrèze. L’opinion avait été tenue en haleine, durant plusieurs semaines, par une série de sabotages sur des lignes de TGV, incidents énigmatiques qui avaient ridiculisé la police et sa patronne de l’époque, Alliot-Marie. Un inculpé, Julien Coupat, était sorti du lot, et on l’avait soupçonné d’être l’auteur du texte de la brochure incendiaire intitulée de façon provocante : « L’insurrection qui vient ». Bien vite, les enquêteurs virent dans celle-ci la source inspiratrice des délits et, de ce fait, la brandirent comme une pièce à conviction. La manipulation d’un indic et une certaine confusion savamment orchestrée achevèrent de désigner des coupables et de conforter opportunément la démangeaison sécuritaire du moment.
Il n’en fallait pas plus pour assurer le succès commercial de l’opuscule, en France et, plus singulièrement, aux Etats-Unis. Au-delà de l’anecdote, et des conseils pratiques – que nous ne discuterons pas- destinés à conduire judicieusement une lutte contre le système, que retenir d’un propos qui se veut autant analytique que pragmatique ? Apporte-t-il du nouveau ? Permet-il d’y voir plus clair dans une époque où les lignes se mêlent et les paradigmes sont bousculés ?
C’est d’abord un brûlot qui commence en ut, sombre majeur. Lecteur, laisse toute espérance …dans la politique. Il est des distances qui sont des réflexes de salubrité. « Il n’y a plus à réagir aux nouvelles du jour, mais à comprendre chaque information comme une opération dans un champ hostile de stratégies à déchiffrer, opération visant justement à susciter chez tel ou tel, tel ou tel type de réaction ; et à tenir cette opération pour la véritable information contenue dans l’information apparente. » sera-t-il dit plus loin. De quoi remettre la chose publique à sa place, du moins celle qui nous est imposée par un système qui n’est que glue à illusions.
On parcourt donc non les neuf cercles de l’enfer dantesque, mais sept (comme les sept vallées, dans le Dialogue des oiseaux, de Farid al-Din Attar, qui conduisent au Simorg !). Ce sont des cercles qui cernent les degrés d’une vie dévitalisée. Jusqu’à la glaciation d’une civilisation européenne qui se perd dans le narcissisme marchand, la soûlerie du spectacle, la tartufferie de la com.. L’opuscule est un exercice jubilatoire de démystifications tous azimuts : valeurs universelles agitées comme des colifichets, nouvelles utopies fraîches comme des poissons de plusieurs lunes, morales à la mode, aux transparences bien sous tous rapports, comme l’économie verte, l’idéologie cool et la bouffe clean. Histoire de culpabiliser une société qui pourrit par les orifices.
Histoire de pouvoirs. Les « signes » de la nouvelle contestation sont ciblés, comme autant de protubérances d’un système qui n’en finit pas de crever et qui survit de mille morts.
Une société est examinées en tous sens, sans consistance, déstructurée, déracinée, démembrée, décharnée, déphasée, déphrasée. Quelque chose ne tourne pas rond. « Dire ce que l’on a sous les yeux », c’est, sans mots usés, se décalaminer les neurones et vidanger la fosse à politicaillerie. L’énoncé se veut tautologie de la misère humaine : pub, com., phrases qui tournent dans le vide, diagnostic clinique d’une société qui nécessite le pathologique pour laisser espérer la santé. La dépression n’est que le discours dévasté de l’implosion, l’effondrement sidérant de débris, de lambeaux de luxe bousculant les dépôts miteux, des néons et des paillettes se mêlant aux effluves hallucinés des flambeaux de voitures et des fulgurances hallucinogènes.
Finalement, il n’est pas mauvais de perdre certains espoirs, qui sont autant de bourgs pourris. « Il n’y a plus à attendre – une éclaircie, la révolution, l’apocalypse nucléaire ou un mouvement social. Attendre encore est une folie. La catastrophe n’est pas ce qui vient, mais ce qui est là. Nous nous situons d’ores et déjà dans le mouvement d’effondrement d’une civilisation. C’est là qu’il faut prendre parti. » (83) Des tas de faits, des saynètes, des apologues. Avec la leçon. Les leçons. Celles que délivrent les Décombres pathétiques du troisième millénaire, près à se muer en tsunami de larmes.
Que reste-t-il après la submersion ?
Jadis, dans le « peuple », était toujours une tentative de recherche d’un langage, d’un code pour le combat nouveau. Rien de semblable aujourd’hui. Il devient chimérique de réenchanter l’Europe, qui tourne à vide, entre précarité et hystérie sécuritaire. Entre vide et trop plein. Néant des vies. Gavage et matraquage, les mamelles du Brave new world, les syndromes d’un nouvel âge de Kali. La déliquescence, la liquéfaction précipitent la matière pâteuse qui tient lieu de lien social. L’existence se résume à une somme d’impossibilités. L’horizon est bouché par un brouillard discursif insipide et sentencieux, et les désirs tournent autour du nombril, décrivant l’orbe de bulles individuelles. Comment vivre dans le Rien ?
La fébrilité existentielle cache mal le siphon qui aspire les lambeaux d’être, résidus d’un ancien monde, dont le souvenir s’estompe comme les lopins d’authenticité rongés par la logique marchande. Les petites niches individualistes, bobo, boulot, gogo, n’y peuvent mais : elles sont des génératrices du mal être, des festivités médiocres et hystériques basculant, après les titillations sensorielles, dans les matins blêmes et les gueules d’abois. On se grise maintenant à petites coupes, évitant si possible les grosses beuveries, si nocives pour la santé. Enivrez-vous ! De n’importe quoi, pour oublier. Mais que cela n’empêche pas de bander ou de mouiller : la gestion du corps l’exige, les spécialistes le soutiennent. Siècle de spécialistes en effet : de la prostate, du vagin, de l’âme et du porte-monnaie. Le handicapé multidimensionnel qu’est devenu le contemporain a besoin de prothèses pour se connecter au monde, pour avancer quand même, fut-ce dans le ravin, dernier exercice possible de lévitation transcendantale, d’un planage hédonique dont le destin est le crash jouissif qui hante en permanence les regards mélancoliques.
Et la productivité optimum a ses réquisits. L’entreprise apprécie la méditation zen ainsi que les rapports protégés. Le sentier de traverse est aussi balisé que l’autoroute, mais les panneaux virtuels offrent aux esprits « rebelles » la sensation de la différenciation. L’originalité est aussi une industrie.
Plutôt ne rien dire, ne rien faire, rester dans sa chambre, comme l’enjoignait Pascal. Le malheur de l’homme : frétiller comme un poisson vain dans une mer qu’il prend pour un océan. D’aucuns s’y croiraient dans la matrice universelle… Le Grand Bleu…
C’est la modestie des amours enfantines, des sensations enfouies, des mots pleins de senteurs au fond des oreilles, des méandres cervicaux, la mémoire des espérances indicibles, des soulèvements incompréhensibles du cœur adolescent, la lumière des sourires caricaturés par les rictus pornographiques de la pub. Tout un monde, si fin, si complexe, si riche, si présent, comme une sourdine, une musique secrète, qu’il ne peut qu’être assassiné pour que surgisse le silence glacé des rues marchandes chuintant leurs dégueulis américains du haut de leurs hauts parleurs.
« Notre sentiment d’inconsistance n’est que l’effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait » (p.16).
Question essentielle que l’on pourrait résoudre, à sa guise, selon que l’on se soit épris du marxisme, de la psychanalyse, du structuralisme, ou tout simplement que l’on recentre l’ego dans la sphère dont le centre est partout. Reste la bêtise d’adhérer à ce phénomène hautement problématique que je crois être le je.
L’ego monté sur ses ergots. La démocratie contemporaine n’a pas d’autre fondement…
Et la publicité pas d’autre ivresse.
C’est sur ce moi aussi que repose maintenant tout le poids de la productivité. Un moi flexible. Un roseau qui n’a plus besoin de bien penser. Ne plus penser, « Voilà le principe de la morale » (Pascal, Pensée 143). A l’ère postmoderne, il suffit d’inter-réagir. Le flux commande. Une goutte d’eau suffit pour dévier la trajectoire vers la mort. Et l’univers n’en sait toujours rien !
Nous avons perdu le souvenir de notre royale dépossession.
La crise du sujet accompagne son assomption. Déjà, Descartes le met en doute, avant d’en retrancher l’essence derrière le limes rationaliste : more geometricum. Pascal en désespère.
On ne veut même plus de nous comme sujet.
Conclusion naturelle, après la mort de Dieu.
Notons que les progressistes, que sont malgré tout les membres du comité invisible, ne poussent jamais la critique de l’égocentrisme moderne jusqu’à sa racine, c’est-à-dire l’avènement du mythe prométhéen dans l’espace politico-économique. La mise en cause de l’Etat aliénant, qui dépossède le citoyen de ses solidarités naturelles, pour juste qu’elle soit, s’arrête à mi-chemin, si elle ne pense pas l’émergence de l’Etat moderne comme le pendant collectif de l’éclosion de cet atome improbable qu’est l’individu. Et sa naissance, son développement, son progressif triomphe au 17ème siècle n’ont pu se réaliser que par la dissolution des solidarités traditionnelles qui liaient les groupes, les conditions et les ordres, à un Cosmos au sein duquel la personne n’était qu’un résultat, un rouage, et non l’alpha et l’oméga du monde. Pour les Ancien, même chez les Grecs, pour qui le politique instituait l’humain, l’ego n’est concevable que par ses limites. Le delphique Connais-toi toi-même n’enjoint pas à une plongée solipsiste, mais à une conscience aiguë de la place réduite de l’individu en regard des dieux, du groupe et, plus largement, de l’univers. Se suffire à soi-même, comme Narcisse, est hubris, démesure. La polis, la cité aliène inévitablement. Une telle hiérarchie des contraintes, la collectivité des citoyens, le clan, la phratrie, la légion, tous les réseaux qui intègrent l’être et lui octroient son identité (au point qu’être en dehors de ces cadres, c’est être esclave) constituent l’horizon naturel des hommes jusqu’à la fin du moyen âge. Nul doute que l’ego contemporain, accroché à son addiction quasi divine, apparemment maître de son destin mais livré au chaos de ses envies, ne concevrait qu’avec effroi de retourner à une telle société holiste, à moins qu’il n’y soit poussé par quelque catastrophe inouïe inversant la roue du destin.
Pas sûr que la conscience de nos faiblesses suffise à nous rédimer. Même comme point de départ. Car ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est la capacité illimitée du premier de délabrer son être sans qu’il ait à crever. La fissure se fera crevasse, que l’on aura toujours l’impression de sauvegarder quelque chose. Il n’existe pas de grand soir pour le moi agonisant.
Le présent étant « sans issue », ne devient-il pas paradoxalement une vertu ? Le désespoir, la suppression de tout espoir engendrerait un sursaut de rage, une décision vitale de ne pas étouffer. Il s’agit alors d’aller à l’essentiel, poussé aux reins par l’attaque du Néant.
L’anatomie de cette décomposition universelle, qui déconstruit le monde, dont l’épicentre s’est élargi à la périphérie, touchant maintenant les coins les plus reculés de la planète, aboutit néanmoins à un point de vue, qui est celui des Chandalas. Je dissone, je squatte, je m’organise, donc je suis. Le Lumpenprolétariat, les immigrés et les paumés, gitans, nomades, déracinés, les forçats seraient-ils les nouveaux Christ ?
L’insistance « romantique » sur les émeutes de 2005 vaut comme marquage. Elle fait penser à la rhétorique enflammée et prophétique de l’ultra-gauche des années 70, à son moralisme inquisiteur, à ses postures issues d’un surréalisme provocateur et agressif, qui épatait ou effarouchait le bourgeois, à sa violence purificatrice, au culte du geste qu’on voudrait subversif et qu’on travestit avec les oripeaux de la Révolte. La nouveauté serait qu’une certaine rupture radicale interdirait toute récupération (quand surréalisme et situationnisme préparaient, à leur façon, dans leur jargon étrangement mêlé de prurits marxisants et de fulgurances poétiques, l’avènement du néo-capitalisme). La politique contre le politique. Pas de phrases : la rupture dans l’énonciation, c’est comme laver la phrase, nettoyer les écuries. On se veut fidèles à cette ascèse. Fantasme de transparence : j’écris comme l’explosion de mon cocktail Molotov. Ces propos pleins de rhétorique ont la haine de la rhétorique. L’opacité du discours trahit la naïveté enragée des nouveaux Spartacus. Comme Jean-Jacques, on récuse tout intermédiaire. S’il n’était qu’un langage, ce serait celui de l’explosion : du corps, du cœur, de la peau, surtout, ce qui s’écorche. Et surtout de la « haine de la société existante ». La signature « collectif imaginaire » est un signe, et plus : une preuve. Les rédacteurs ne sont pas auteurs. Ils sont les vates inconscients, les traducteurs inspirés des voix pseudo divines de la contestation ubiquiste. Les « vérités nécessaires » contribuent à la justesse qui conduit à la révolution. Ce jansénisme du regard mime la vision aride des déserts prophétiques, et leur radicalité.
Le romantisme criticiste oppose toujours contrainte et spontanéité, le haut et le bas, les institutions et la rue, le dressage et la nature, sans véritablement s’interroger sur le sens de ces vocables. Car ce rousseauisme de la banlieue (dont la critique de l’Ecole et de la « culture » est une déclinaison), qui semble prendre à rebrousse-poil le projet humanistique d’apprivoisement de la nature humaine, considérée a priori comme sauvage, barbare, ne sait littéralement ce dont il parle (la violence urbaine actuelle et ses lueurs d’apocalypse affolent le sens critique avec les sens : un train peut en cacher un autre, et une lanterne des vessies). La croyance que la réalité vraie de l’homme soit occultée, phagocytée, opprimée par un système inhumain, chosifiant, appartient à l’illusion moderniste. Ce noyau subjectif que le carcan politico-social incarcère et humilie n’est pas en fait une origine, un pré-requis, une réalité antérieure à l’emprisonnement, mais un produit du procès d’enchâssement et de pression délétère. Dans les faits, étouffement individuel et projet étatique d’enfermement sont une seule et même chose, et se nourrissent l’un l’autre. Le ressentiment, la pulsion libertaire relèvent du même constat, celui de l’existence du moi, de sa légitimité, et de ses justes revendications, comme un roi qui a été renversé par un usurpateur. C’est une surprise finalement attendue que ce petit livre présente un mélange de jansénisme, disons une rage de desesperados, et cet optimisme clivé à une sensibilité de gauche, qui a gardé de ses réflexes christianisants une propension à entendre dans le peuple, quel qu’il soit, dans les paumés de l’existence, une voix divine, du moins révolutionnaire prophétisant des lendemains qui chantent.
A vrai dire, c’est là une petite musique, une ritournelle bien connue, qui rendrait le propos ennuyeux si n’apparaissaient quelques intuitions fort justes, relatives aux nouvelles formes de lutte sociale.
Mais avant tout, avant de poser la question de l’insurrection en termes techniques, en regard de leur adéquation avec la nouvelle donne contemporaine, avec leur productivité, leur flexibilité, leur rentabilité en matière de subversion, il faut se demander quels sont les devoirs en jeu, surtout si le jeu entraîne destruction et mort. La solidarité fusionnelle qu’entraîne l’appartenance tribale ne dépasse pas l’utilité immédiate d’une délimitation territoriale (qu’on voudrait croire « libérée ») et d’une pragmatique marchande liée aux trafics illégaux. A moins qu’il ne relève du simple plaisir de détruire… Il ne suffit pas de fuir le travail : les maîtres le faisaient, qui y voyaient la distance qui sépare la liberté de l’esclavage. A moins que les apaches du moment ne soient nos maîtres de demain, préférant le butin et l’exploitation du travail d’autrui à la soumission « civilisée ». Il se peut que les émeutes contemporaines, plutôt que les prémisses d’une égalité, annoncent une tribalisation de la société dont l’une des sources de survie résidera dans la prédation sans fard ou une économie transparente de la mort.
Au fond, l’éloge de la force brute n’est pas sans charme. Cela vaut mieux que l’Ennui et ce monde de castrés. Le comité invisible serait-il une bande de barbares, comme l’en accuse Alliot-Marie ? La seule jouissance esthétique possible semble être la lueur des destructions, telles que les préfigura celle de l’Hôtel de ville de Paris ou des Tuileries par la Commune. Mesrine n’est pas loin d’un certain squadrisme. Me ne frego « Je m’en fous », telle semble être la devise des cagoules noires, le « bloc noir ». « L‘envie de destruction salvatrice » (p. 23), vieille antienne de ceux qui cherchent un maître ! Au moins, s’il en sourdait l’orgueil du guerrier ! Comme l’affirme Baudelaire : « Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poëte. Savoir, tuer et créer. » Et il ajoute : « Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions. »
Les perdants du systèmes (et nous le sommes tous plus ou moins) ne sont donc pas systématiquement les sauveurs.
Le plus petit dénominateur commun des « révoltes » contre le système n’est souvent qu’un évitement de la lutte. Pire, en se focalisant sur l’apparence du refus, on ne porte pas assez attention aux différences de nature qui invalident toute cohérence générique les désignant comme mouvement insurrectionnel d’ensemble. La nuit, tous les chats sont gris. L’arraisonnement des manifs de lycéens contre le CPE par des « jeunes » venus des banlieues ne visait qu’à se pourvoir par la violence de biens de consommation, comme les portables, et, subsidiairement, de casser du « Gaulois ». Contradictions au sein du peuple ? De même, l’internationalisme, vieille antienne, est un titre bien abstrait pour désigner des stratégies parfois peu glorieuses. Il faut ne pas avoir côtoyé réellement les détenteurs de la double nationalité, ou les possesseurs de cartes de séjour, pour ne pas connaître la haine dont ces privilégiés sont l’objet de leurs compatriotes outre-Méditerranée. Le trafic n’est pas toujours la voie royale vers la libération ! Sommes-nous, du reste, tous, des « étrangers », dans ce monde si déraciné ? En un sens, oui. Vraiment ? A soi-même ? Aux origines ? La plupart d’entre nous seraient des Américains, plutôt. L’éthique banlieusarde, par ses goûts, ses usages, ses rêves, ne vise pas à une autre utopie. Toute révolte vise-t-elle d’ailleurs à l’égalité, la liberté, la fraternité ? Il faut ignorer, pour affirmer cela, la hiérarchie d’airain qui s’est instaurée dans les territoires hors la loi, dont la raison d’être est le trafic souterrain principalement de stupéfiants, et qui impose des inégalités abyssales entre les grossistes, les détaillants et les petits soldats, ainsi que des règlements de comptes sanglants dont les plus forts ou les plus malins sont les bénéficiaires. La mafia n’a jamais été « démocratiques ». Son mode féodal de gouvernement n’est pas sans charme folklorique, nonobstant son pouvoir mortifère et sa collusion avec les pouvoirs légaux. Mais si l’on y trouve de quoi meubler un programme, il faut le dire.
Le paradoxe veut, en outre, que les circuits occultes de blanchiment d’argent sale participe à la corruption des administrations et nourrissent l’économie visible. Le trafic de drogue lui-même, dans les faits (hormis quelque opération spectaculaire qui vise à prouver le contraire) permet le maintien d’un niveau minimal de survie dans les banlieues, et contribue donc à la « paix sociale ».
Faudra-t-il aussi louer les pollueurs anonymes, les fraudeurs fortunés du fisc, les serial killers qui, à leur façon, empêcheraient le système de fonctionner ?
On est conduit aussi à interpréter de façon moins chaleureuse les débrouillardises en tous genres qui, du « noir » aux mini-escroqueries, semblent occuper maints de nos contemporains. Car, outre qu’une telle occupation recouvre une stratégie individualiste et farouchement roublarde, elle risque d’engendrer une démoralisation pernicieuse, vouant à écarter toute velléité de véritable révolte. Pourquoi ? Parce que une telle attitude rappelle la ruse de l’esclave. Le « droit à la paresse », par exemple, lorsqu’il s’agit d’éviter l’exploitation dont est victime l’homme moderne, devient vite le mot d’ordre des Vitelloni, des petits veaux qui parent leur paresse d’idéologie. Rien à voir, souvent, avec la finalité épicurienne du romain otium cum litteris ? L’ « oisiveté » est légitime sous réserve d’un surcroît d’existence, d’une finesse supérieure et d’une compréhension plus profonde du monde et de soi-même. En est-il toujours ainsi ?
Ou bien être un dandy qui, selon Baudelaire, ne fait rien !
Une société digne de ce nom devrait plutôt redonner aux métiers leurs lettres de noblesse, leur dignité, leur honneur, comme il en était ainsi au moyen-âge.
La vulgate anarchisante oppose volontiers sincérité et mensonge social. Cette dichotomie opère dans une société individualiste, subjectiviste, y participe et la nourrit. Faute de saisir cette erreur de perspective, on s’interdit d’interroger la nature réelle de la société.
En effet, la « comédie » sociale est une vertu politique (au sens large), dotant la personne d’un lest identitaire, la faisant exister, c’est-à-dire sortir d’elle-même (ex-stare). « Je suis rendu à mon devoir », dit Rimbaud. La pensée de derrière n’est même pas indispensable pour être, car elle est de toute façon superflue pour ce qui est demandé de chacun pour sortir de l’illusion du moi. La liberté, c’est l’acceptation du mentir-vrai, l’incarnation du masque, la jouissance de ce mensonge sain qu’est le jeu social et politique. Tout homme de théâtre sait que le théâtre n’est pas en nous, dans l’acteur, dans le cœur, mais dans l’entre-gens, dans le choc et la tension, à l’intersection des extériorités agissantes. La forme animale elle-même constitue, dans sa relation incessante avec l’environnement et les autres animae son véritable intérieur, son être. Le scalpel, par une naïveté cruelle, supprime, en abîmant la vie, toute compréhension de la vie-même. Nous ne sommes que ce que nous nouons avec le monde.
Celui qui veut « une vie sans théâtre ni spectateur » ne connaîtra jamais ni la chaleur, ni la justesse, par quoi on reconnaît l’homme chez l’acteur et l’acteur chez l’homme, et encore moins la vie. On voudrait opposer l’amour véritable au langage galant, quand l’intérêt de l’amour fin est surtout dans la parole qui livre le corps et le cœur à la signification. Margot ne recherche dans la fusion que son propre émoi, qui ne cerne que son cœur humide. Ramener l’amour à ce piètre sentimentalisme, même paré de la poudre de Perlimpinpin que le Surréalisme recherchait à Saint Ouen, c’est oublier bien vite les stratégies, les ruses et les facéties d’Eros. Plus que partout ailleurs dans les relations humaines, la profondeur est en l’occurrence dans la peau. Chercher le vrai, l’intime, c’est croire que le réalisme réside dans l’intériorité de l’acteur. Dans ce cas, le seul risque est de mal jouer son rôle et de manquer la cible.
A y regarder de près, on s’aperçoit que le système actuel est destructeur parce qu’il repose sur le fantasme empoisonné d’une subjectivité sans limite. Or, c’est exactement ce jardin secret, misérable petit tas de secret, comme disait si justement Malraux, qui pollue la relation sociale. Il laisse accroire à une injustice perpétuelle, à une erreur de condition, à un destin malheureux. Tout le progrès matériel, le démocratisme haineux et niveleur, la jalousie économique et l’envie, le regret de n’être ni beau ni riche, ni puissant ni au-delà du bien et du mal, engendrent la douleur, et la rage destructrice, à quoi se réduisent ceux qui préfèrent le déluge que de perdre leur précieux moi.
La destruction en soi n’est pas hors de cause, et pour autant immonde. Au contraire, elle est d’une certaine façon le monde. Le Cosmos procède de la destruction, de la mort in fieri. Mais elle est aussi sublimée, justifiée par l’ordre qu’elle engendre.
Mais quel ordre ?
La nostalgie des anciennes convictions surgit parfois, contre le relativisme et le scepticisme actuels : « L’impérialisme occidental, aujourd’hui, c’est celui du relativisme, du c’est ton « point de vue », c’est le petit regard en coin ou la protestation blessée contre tout ce qui est assez bête, assez primitif ou assez suffisant pour croire encore à quelque chose, pour affirmer quoi que ce soit. C’est ce dogmatisme du questionnement qui cligne d’un œil complice dans toute intelligentsia universitaire et littéraire. Aucune critique n’est trop radicale parmi les intelligences postmodernistes, tant qu’elle enveloppe un néant de certitude. Le scandale, il y a un siècle, résidait dans toute négation un peu tapageuse, elle réside aujourd’hui dans toute affirmation qui ne tremble pas. » (77 et 78). « Or toutes les conduites humaines, des plus ordinaires aux plus savantes, reposent sur un socle d’évidences inégalement formulées, toutes les pratiques partent d’un point où les choses et représentations sont indistinctement liées, il entre dans toute vie une dose de vérité qu’ignore le concept occidental. (78)
Le propos n’est pas loin d’être « réactionnaire ». Encore s’agit-il de baliser ce vocable usé. Par exemple, comme dans le chef d’œuvre de Jacques Tati, Mon Oncle, il est question de la colonisation des quartiers populaires par la petite bourgeoisie. : on en chasse les pauvres, les voitures, les immigrés, les SDF etc. La ville remplacée par l’ « urbain », la campagne par le « paysage », on se livre à une mise en scène du passé, un « territoire », le « patrimoine ». On aurait pu évoquer aussi la désaffection des églises, qui crèe le désert, sur les places et dans les cœurs. L’aseptisation des « espaces » inflige transparence, uniformité architecturale, neutralité compatible avec une population sans identité. Quelle était donc l’identité ainsi bafouée ? Pourquoi « Le culte de l’entreprise n’a [t-il] jamais pris en France » ? (p28). Quelle était la culture, quelles, les racines dont nous portons peut-être la longue mémoire ? Doit-on s’en tenir uniquement à une critique marxiste de la « dimension d’exploitation » et la « dimension de participation » (p.30). Il est juste d’écrire : « Le désastre […] réside dans tout ce qu’il a fallu déraciner pour que le travail finisse par apparaître la seule façon d’exister » (p.31). Mais qu’est-ce donc, qui a été « déraciné » ?
Invoquer un maillage de réseaux, qui répondrait au flux marchand, à la mobilité et à la précarité, par une insurrection plurielle n’est qu’une vue biaisée, car trop abstraite, de l’esprit. Elle n’est au mieux qu’un pari. Cela ne signifie pas pour autant qu’il existe concrètement une issue à l’arrachement, à l’isolement, à l’exil de l’homme contemporain. La vieille titillation de l’espoir est justement la lubie des cercles progressistes et, plus largement, de la vision plébéienne de l’Histoire. Le « Comité invisible » voudrait certes rompre avec ce défaut. Mais n’est-il pas victime de l’illusion libertaire ? La solution viendrait-elle automatiquement, presque naturellement, d’en bas ? « Arrêter le perpetuum mobile » du système suffit-il pour ouvrir la voie à un changement radical de paradigme sociétal ? Pour quoi faire ? Sur quelle base un tel combat s’engage-t-il, autre que la grâce de sa propre existence ?
En fait, le néo-capitalisme non seulement s’accoutume parfaitement à la désorganisation, au chaos, à la déstructuration, mais il en vit même, soit parce qu’ils sont en partie son mode d’être, puisqu’il dérégule, anéantit, fluidifie, soit parce qu’il y puise une justification à sa volonté de tout encadrer par un appareil virtuel ou policier serré et qu’il veut sans cesse urgent. L’angoisse qu’il distille sert à étendre son emprise, comme le terrorisme est utilisé pour agrandir et approfondir le dispositif terroriste de l’Etat.
Entendons : la critique de la brochure, dense et souvent bien venue, vise juste. La flèche frappe parfaitement la cible, et la lecture de ce texte bien torché procure le plaisir de comprendre. L’Occident, les classes moyennes, la notion d’environnement, l’économie du travail, la dysneylandisation des mœurs, la militarisation de la police, l’entreprise de sécurisation de la société, de contrôle, de « mobilisation » totale, tout cela est très pertinemment analysé.
Mais le nihilisme, même paré des charmes de l’amitié, ne suffit pas pour légitimer une insurrection. Un tel programme : « Décider la mort de la civilisation, prendre en main comment cela arrive : seule la décision nous délestera du cadavre. (80), n’est pas recevable. De même, certains aphorismes, sonnant bien, révèlent une méconnaissance fâcheuse du fait politique, et sont gâchés par une certaine puérilité. Affirmer en effet que « […] gouverner n’a jamais été autre chose que repousser par mille subterfuges le moment où la foule vous pendra […] » (83) manque de perspicacité historique et philosophique.
On ne peut non plus décider : « Tous les milieux sont à fuir. » (88).
Bien que l’on comprenne qu’un nécessaire retrait, individuel ou collectif, soit nécessaire pour voir et agir. Le système actuel est tellement pourri, empoisonné, mortifère, qu’il est vital de s’en désengager, au moins spirituellement et intellectuellement. Avoir affaire avec lui de près ou de loin peut porter à conséquences. La participation aux élections s’avère l’un de ses dangers, mais il en est bien d’autres, dans la mesure même de l’isolement, de la solitude de tous et de chacun.
Comment résister ? A partir de quoi, de quel moment puis-je dire que mon combat possède un sol solide à partir duquel je peux m’ « insurger » (dont l’étymologie latine évoque l’acte de « se dresser ») ? Suffit-il d’avancer qu’ « une vérité n’est pas quelque chose que l’on détient mais quelque chose qui nous porte ? Elle me fait et me défait, elle me constitue et me destitue comme individu, elle m’éloigne de beaucoup et m’apparente à ceux qui l’éprouvent.» (85)
L’homme déraciné prête à rire car il se raccroche à n’importe quoi pour exister. Les villes sont peuplées de migrants, autant d’ombres dont la patrie est la télé. Notre nostalgie est notre souffrance. Si les terroirs s’abstraient, ils restent en creux dans les songes agités des citadins. Le spleen se nourrit d’abîme. Les mâchoires plurivoques du monde désaxé ont dévoré nos liens au monde, et nous ont extrait du cœur et de l’âme la ferme attache de l’axis mundi. Les raisons économiques d’une telle aliénation ne résident pas dans l’économie ou les abus du Léviathan, mais dans un pari religieux : celui d’abandonner l’essentiel du religieux, qui est de relier.
Parmi celles et ceux qui font figures de légende en matière de révolte, le personnage d’Antigone est devenu un paradigme. Son geste pur de désobéissance est un modèle d’héroïsme, de courage et de fidélité. Elle rappelle l’obligation que tout humain doit respecter – donner une sépulture aux dépouilles des proches- au prix de sa vie. Il n’y a pas d’acte plus radical, car il sacralise par le sacrifice un acte qui avait été exclu du champ politique. Par sa mort, Antigone tente de l’y réintroduire pour donner sens à une sphère qui se voue, avec Créon, au relativisme.
Antigone, en rappelant les lois divines, ne met pas en concurrence les attachements terrestres et un Nomos éternel et absolu. Elle les hiérarchise et les dote de leurs inégales valeurs. Eros, philia et agapê ne sont pas incompatibles. Seulement, l’amour des beaux corps, l’amour pour la famille et l’amour inconditionnel pour le divin présentent des degrés ontologiques différents. Les Anciens n’opposaient pas radicalement vie privée et vie publique, comme on peut le faire dans notre société atomisée. Il existait plusieurs modes d’existences, mais chaque domaine de la vie humaine était subsumé sous le regard des dieux. Le retranchement spectaculaire d’Antigone, qui la conduit à la mort, est littéralement un martyr, c’est-à-dire un témoignage. Elle rappelle l’ordre normal. Son geste « révolutionnaire » est « archaïque », autrement dit il repose sur un archè, un principe, un absolu. Ses racines sont ailleurs, au-delà du monde, et par cela même, peuvent habiter le monde avec un tronc, des branches, un feuillage ombreux, et enfin des fruits.
Sinon, l’acte de révolte tourne sur lui-même, vainement. Même les communistes, dans leur errance, ont cru voir dans l’Histoire cet absolu qui légitimait la rébellion.
Toute pensée, toute action, tout être au monde reposent sur une conviction profonde, une vision ancrée au plus profond de la conscience, qu’on l’assume ou non. Celle des hommes actuels est fractale, chaotique, propre à légitimer la destruction d’un monde, qui a commencé il y a bien longtemps (certains datent ses débuts de la Renaissance, d’autres de la querelle du sacerdoce et de l’Empire, d’autres de l’effondrement de l’Empire romain, d’autres enfin de l’avènement de l’ironie socratique…). Le Cosmos des Anciens a disparu, laissant place à un infini froid et angoissant. L’homme s’est désigné comme l’instance suprême à partir de laquelle il a tenté d’ordonner une cité. Mais ce pari prométhéen a abouti à l’hubris, la démesure, et le malheur occidental d’une société orpheline de Dieu, et de l’homme-même, et s’est répandu comme une épidémie sur toute la planète, portant avec elle le ressentiment et la rage apocalyptique. Les utopies se font et se défont, accumulant les ruines et le nihilisme. L’originalité de notre ère ne repose que sur sa vocation grotesque de masquer la mort du rictus jovial de Mickey.
Il faut repartir de cette certitude enfouie chez tout être, et, au fond, du désir de retrouver un Cosmos.
Une révolte en soi peut contribuer à hâter le désastre (et pourquoi pas ?) mais est incapable de servir de socle à une reconstruction du monde.
Un monde est une manière de valider par les sens, l’imaginaire, la culture la somme des mondes individuels.
Seulement, on a fait comme s’il ne pouvait plus exister de Monde commun. Le culte actuel des droits de l’homme est le pâle résidu d’un ordre de valeurs transcendantes qui, de fait, impliquait plus d’obligations que de droits. La source de la confusion actuelle provient de 1789. Elle n’est pas sans avoir quelque responsabilité dans le relativisme actuel, et les cours d’instruction civique ne pourront pas grand-chose dans la progression du nihilisme.
Comme le dit Simone Weil : « Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose. » (La Pesanteur et la Grâce)
On regrettera donc que la critique du « Comité invisible » se cantonne un peu trop dans une critique de l’économisme, et s’attache trop aux manifestations sociales de la crise. Nous possédons en France, comme dans toute Nation pourvue d’une Histoire riche, un trésor culturel qui, bien que passablement défiguré et dévoyé par la propagande et le tourisme, ou tout simplement dédaigné, oublié, présente des ressources susceptibles non à elles seules de réenchanter le monde, mais d’offrir des raisons de vivre et de se battre. Il aurait été bon de s’interroger sur la place de l’art, de la littérature, de la poésie, des traditions spirituelles dans notre vie, qui, parfois, à titre individuel ou, plus rarement, dans certains cercles, reviennent au cœur et à l’esprit comme un souvenir prégnant, qui ne demande, sous une forme ou une autre, qu’à ressusciter.
Une femme extraordinaire du milieu du siècle dernier a dit ces choses-là. Son destin tragique la mena de l’Ecole Normale supérieure à l’agrégation, des classes de lycée à l’usine, des rangs misérables de chômeurs et d’ouvriers en grève à la brigade de l’anarchiste espagnol Durruti, de l’Espagne en guerre à une certaine église d’Assise, où elle tomba à genoux devant le Christ, des marges de l’Eglise à la Londres gaulliste, pour finir en 1943 dans un sanatorium britannique, rongée par la tuberculose. Elle était juive, libertaire, mystique, mais en même temps étrangement attachée à l’ « enracinement », qui était pour elle une obligation vitale pour l’homme, et dont elle fit un ouvrage paru après la guerre. Elle écrit dans « La Pesanteur et la Grâce », série d’aphorismes dont l’éclat stylistique rappelle le grand Pascal : « D’où nous viendra la renaissance, à nous qui avons souillé et vidé tout le globe terrestre ?
Du passé seul, si nous l’aimons. » (176)
Elle dit aussi, dans L’Enracinement : « […] la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. » (16)
Il s’agit bien sûr de Simone Weil, déjà évoquée.
Dans « L’Enracinement », elle rappelle ce que sont les « besoins de l’âme ». Toute révolte doit aboutir à leur satisfaction, sous peine de reconduire l’innommable (qui ne peut être nommé, car il est n’importe quoi, et finalement rien).
En voilà la liste, en guise de programme :
- L’ordre, « [besoin] le plus proche de sa destinée éternelle » : « tissu de relations sociales tel que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d’autres obligations. ». La beauté en est le signe.
- La liberté.
- L’obéissance : « il faut que toute hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus bas au plus haut. »
- La responsabilité : « Porter intérêt » à [« l’œuvre tout entière de la collectivité »] « « qu’on lui [l’homme] en rende sensible la valeur, l’utilité, et s’il y a lieu la grandeur, et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend. »
- L’égalité «d’autant plus grande que les différentes conditions humaines sont regardées comme étant, non pas plus ou moins l’une que l’autre, mais simplement autres. »
- La hiérarchie : « vénération », « dévouement » qui sont « les symboles », [… « domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu’elle est l’unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d’amener chacun à s’installer moralement dans la place qu’il occupe. »
- L’honneur : « Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors ». Dans la vie professionnelle : « souvenir des trésors de grandeur, d’héroïsme, de probité, de générosité, de génie, dépensés dans l’exercice de la profession. »
- Le châtiment
- La liberté d’opinion : « Il n’y pas d’exercice collectif de l’intelligence. » – « L’intelligence est vaincue dès que l’expression des pensées est précédée, explicitement ou implicitement, du petit mot « nous ». » Abolition des partis politiques.
- La sécurité.
- Le risque : « L’absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l’âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. »
- La propriété privée.
- La propriété collective : « Là où il y a véritablement une vie civique, chacun se sent personnellement propriétaire des monuments publics, des jardins, de la magnificence déployée dans les cérémonies, et le luxe que presque tous les êtres humains désirent est ainsi accordé même aux plus pauvres. »
- La vérité.
- « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir.
Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Rendre « sa vie propre plus intense.» Mais « Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas. » « Ce sont les gouttes de passé vivant qui sont à préserver jalousement » « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien, c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. » « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime.»
Terminons par une citation de « L’insurrection qui vient » : « Le deuil qui n’a pas été fait de l’ère des nations est la clef de l’anachronisme français, et des possibilités révolutionnaires qu’il tient en réserve. » (75)