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Mercredi, 10 Février 2010 |
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Cosmopolis : l'Occident comme non-lieu
Guillaume Faye |
Théoriciens :: Autres
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La vieille tradition se trompe : l’Occident n’est plus européen, et l’Europe n’est plus l’Occident. Dans sa marche vers l’ouest, le soleil de notre civilisation s’est terni. Parti d’Hellade, investissant l’Italie, puis l’Europe occidentale, puis l’Angleterre, et enfin, ayant traversé les mers, s’étant installé en Amérique, le centre de l’« Occident » s’est lentement défiguré. Aujourd’hui, comme le comprit Raymond Abellio [1], c’est la Californie qui s’est instaurée comme épicentre et comme essence de l’Occident. Terre pacifiée des bords du Pacifique, elle est le symbole de ce bonheur où meurt notre civilisation ; terre de la fin de l’histoire, et terre hollywoodienne du simulacre, elle marque l’asymptote qui monte jusqu’à la folie, de la société marchande, de la société du spectacle, et du cosmopolitisme.
L’Occident alors, dans un mouvement planétaire qui est d’ailleurs déjà commencé, continuera sa marche vers l’Ouest en installant son centre là où il se prépare déjà, dans l’extrême-est, dans les archipels de l’Océan Pacifique, du coté du Japon et des Indes orientales… C’est la réversion absolue du mouvement de traversée des mers parti d’Europe au XVIe siècle…
L’Occident donc, devient « quelque chose » de planétaire. Il se présente comme un ensemble flou fait de réseaux de décisions, de zones territoriales dispersées, de blocs culturels et humains répartis dans tous les pays. Si les Etats-Unis le dominent encore, l’Occident prend, toujours plus, le visage d’une « qualification » – et non plus d’une appartenance – qui traverse chaque nation. L’Occident, ou la civilisation occidentale, désigne les lieux où le « système occidental » sévit. Ces lieux sont de moins en moins qualifiables politiquement, géographiquement et ethniquement. Si l’épicentre demeure encore localisé aux Etats-Unis, l’avenir prévisible nous fait augurer d’une dispersion de l’Occident, de sa transformation en un ensemble polycentré, avec nations très occidentales (l’Allemagne), nations moyennement occidentales (la Côte d’Ivoire), nations partiellement occidentales (la Tchécoslovaquie) et nations peu occidentales (l’Afghanistan). Mais peu d’endroits pourront « échapper à l’Occident ».
Parallèlement, si le centre est partout et que « partout », c’est au fond nulle part, l’Occident est appelé à perdre toute vertu spécifiante ; être occidental, c’est se voir déqualifié plutôt que qualifié. Et singulièrement pour les Européens, qui perdent dans l’affaire la possibilité même de se désigner valablement en se disant occidentaux. Si l’Indien, par exemple, peut demeurer « Indien » et Occidental, l’Allemand ou le Hollandais sont appelés à ne plus être qu’Occidentaux, c’est-à-dire au fond plus rien. Négligeant les frontières, les Etats, les religions, l’Occident recouvre beaucoup plus qu’une réalité géopolitique ou qu’une solidarité diplomatique avec le « monde libre ». Il déborde largement ce cadre. Il est, dans son essence, l’installation mondiale d’un type de société, celui de l’« américanosphère ».
Tous les peuples ne se sentent pas membres fondateurs du club qui s’appelle civilisation occidentale. La France, l’Italie, l’Espagne ou la Grèce ne seront jamais aussi intégrées dans la société capitaliste occidentale que, par exemple, la Nouvelle-Zélande qui appartient culturellement à la source où le capitalisme a puisé son impulsion, à savoir l’hégémonie anglo-saxonne instaurée par l’Angleterre et dont les Etats-Unis ont pris le relai. Le moindre défaut d’identification à la source première des idées et au siège actuel du pouvoir est inexorablement cause d’anxiété et d’insatisfaction nationale. C’est la planète entière qui vivrait donc un complexe d’identification face à une normalité culturelle globale dont peu participent complètement. La honte schizophrène qui en découle est peut-être, d’un point de vue psycho-politique, un puissant moteur d’occidentalisation. Organisé en cercles d’appartenances concentriques, l’Occident a son centre, son club-house, dans les pays dits développés où l’anglais est la langue maternelle ou tout au moins secondaire, comme en Europe du Nord, où le biblisme protestant a façonné les mentalités.
Le « deuxième cercle » d’appartenance au club comprend, par exemple, la France, membre moral en raison de son universalisme démocratique et du souvenir de Lafayette, Israël, admis membre d’honneur, l’Allemagne et l’Italie, membres associés pour cause de péripéties militaires, etc. Quant au Japon, il s’est lui-même institué membre, et les industriels américains commencent sans doute à le regretter. A l’intérieur des pays dits du « Tiers-monde », une classe occidentalisée, souvent coupée de sa culture, sert de modèle identificateur à la population ; celle-ci, complexée face à la normalité culturelle de ses « élites », ne s’en déculture que plus aisément. Beaucoup de pays du Sud se trouvent ainsi en état de rupture interne de civilisation, traversés par une tranchée culturelle et économique qui oppose une sphère sociale hâtivement occidentalisée, jusqu’à la caricature, et une autre sphère sociale, défavorisée, qui porte les débris de la culture traditionnelle. Américanisme délirant et culture traditionnelle en décomposition – qui apparaît de ce fait comme retardataire et inférieure – s’opposent en de violents contrastes à travers une logique d’ethnocide. L’urbanisme, les mœurs quotidiennes, les arts, les structures familiales et sociales constituent les lieux du choc entre une normalité occidentale de l’« évolution » et du « développement » et une culture traditionnelle qui finit, comme en Afrique, par se penser elle-même comme arriérée.
On peut d’ailleurs se demander si la « civilisation occidentale », notamment sous son aspect américain, ne se construirait pas aussi sur un refus de l’Europe, bien qu’une partie de la culture de cette dernière ait servi de point de départ à l’occidentalisme. Méditons par exemple sur cette Grèce, que l’on se plaît, souvent à juste titre, à présenter comme une des matrices fondamentales de la civilisation européenne : l’occidentalisme, aux couleurs anglo-saxonnes, y contraste avec violence avec la culture grecque originelle, qui semble lutter contre un cancer. La culture grecque, par un incroyable retournement, apparaît alors – et pas seulement hélas aux yeux des touristes – « orientale » pour les occidentaux, alors qu’elle demeure en Europe un exemple d’authenticité et d’enracinement ancestral presque unique, alors que dans ses formes linguistiques, musicales, religieuses, économiques et familiales, elle s’avère pour les historiens et les sociologues profondément européenne. En Grèce, et à un moindre degré dans tous les autres pays européens, la norme occidentale rend le peuple « étranger à lui-même », étranger à sa propre culture, celle-ci devenant objet d’ethnologie, ou se trouvant sectorisée et neutralisée dans le « folklore ». La différence essentielle entre les normes culturelles traditionnelles et la normalité occidentale tient à ce que les premières se définissaient par rapport aux normes culturelles d’autres ethnies ou d’autres régions, selon une logique différentialiste (normalité relative), alors que la seconde se pose elle-même comme la normalité, ayant valeur à l’universalisation et désignant de fait les autres cultures comme atypiques – « arriérées » – ou moralement anormales, comme « sauvages » et appelées à se voir civilisées, c’est-à-dire domestiquées.
Cette « domestication » s’exprime, entre autres, par une culture mondiale de masse, bien analysée dans le domaine artistique par Theodor Adorno, et où l’anthropologue Arnold Gehlen voyait le signe d’apparition d’une « ère néo-primitive ». Trois types de cultures « normalisées » nous semblent, à cet égard, coexister : la culture mondiale de masse, qui impose dans la musique, le cinéma, le mobilier, le vêtement, l’alimentation, etc., des styles toujours plus ressemblants, et qui se présente comme une culture distractive ; une culture absconse et élitaire, de connotation abstraite, tout aussi universaliste et dont la fonction est sociale et discriminatoire (substituer aux découpages ethno-culturels une séparation verticale entre deux sphères culturelles à l’échelle de l’Occident tout entier) ; et enfin une culture « musaïque », qui codifie l’« ancien », rationalise la mémoire collective, dans le but de transformer le passé culturel propre à chaque population en un stock folklorique normalisé qualifié de « patrimoine de l’humanité », etc.
Un imaginaire occidental (un système socio-mental commun à tous les occidentalisés) s’impose alors depuis une trentaine d’années. Il est en général organisé autour d’une culture américaine simplifiée et consacre la domination, même artistique et scientifique, de la langue anglo-américaine. L’idéologie de la « communication » joue à cet égard un rôle central ; Gaston Dommergues, spécialiste des Etats-Unis, a bien démontré par exemple que la doctrine américaine de transparence de l’information, de liberté mondiale des communications, établie notamment sur la construction de réseaux télévisuels, télématiques et informatiques planétaires, n’était pas dépourvue de velléités hégémoniques. L’universalisation d’un langage, surtout lorsqu’il passe par un code informatique mémorisé, signifie la généralisation d’un mode de penser, d’agir, de sentir international, c’est-à-dire « américanomorphe ». Même si la « liberté » préside, comme éthique suprême, à cette entreprise, on doit se demander si cette normalisation planétaire de la culture, appuyée par les techniques de communication, favorise réellement le dialogue entre les hommes et les populations. Peut-on communiquer à travers un code qui est par lui-même déculturant ?
L’exemple le plus frappant de normalisation culturelle planétaire apparaît avoir été, depuis la deuxième guerre mondiale, celui qui a touché la culture des jeunes. Celle-ci, présentée comme une idéologie anti-bourgeoise de la « libération » et de la contestation, avait en réalité pour fonction de créer la première classe bourgeoise occidentalisée de l’histoire, à l’échelle d’une vingtaine de pays. C’est la génération née juste après la guerre qui en a fait les premiers frais. Aujourd’hui, une part importante de la jeunesse occidentale – y compris dans les pays non-industriels – communie dans les mêmes musiques, les mêmes mœurs et la même « culture pratique ». On peut dire, selon l’expression de Robert Jaulin, que l’Occident n’est plus un lieu, une zone, mais une forme-de-vie qui nous « traverse », qui s’intériorise dans chaque ego.
Mais, de même qu’il se donne comme une réalité culturelle et géopolitique, l’Occident est aussi une idéologie, cohérente et structurée, dont la visée totalitaire est d’autant plus présente qu’elle n’apparaît généralement pas de prime abord à ces amoureux de la liberté que prétendent être nos intellectuels.
[1] Raymond Abellio, La structure absolue, Gallimard.
Ce texte est extrait de la brochure de Guillaume Faye, L’Occident comme déclin, 1985. Les caractères gras ont été ajoutés par le compilateur. |
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