Les victoires provoquent parfois plus d’embarras que les défaites. Pour provocatrice qu’elle soit, cette constante de la vie politique, qui veut que la posture protestataire soit finalement une rente à peu près assurée pour un temps raisonnable, et que le succès amène un tas d’interrogations d’ordre stratégique et tactique, vaut pour notre jeu politicien actuel, qui est aux combats idéologiques du siècle dernier ce qu’est une farce de commedia au vérisme dramatique des anciennes mêlées nationales.
Car le premier obstacle auquel se heurte un mouvement qui s’enorgueillit d’affronter l’ordre mondial et l’hyper classe est de convaincre, sinon de persuader qu’il n’appartient pas au théâtre d’ombres par lequel on divertit les peuples, on les détourne de la conscience de leurs véritables intérêts. La participation à des élections qui tiennent du rituel, de la messe et de l’entortillement idéologique (nous sommes le Bien car nous sommes une démocratie libérale) n’est pas un acte anodin ; ni la place accordée dans le scénario médiatique d’un pseudo débat qui aboutit au même résultat équivoque. L’aporie est évidente : soit on refuse le mode de représentation proposé par le système, son appareillage communicationnel, et l’on se condamne à une occultation publique, ou à une stratégie subversive déclarée ; soit on se résigne à se « servir » des moyens de diffusion des messages politiques, et des règles tordues qui conditionnent un jeu dont les gagnants sont toujours les mêmes, et l’on se prend à trouver bon goût à la cuiller, aussi longue que l’on veut, qu’on destinait à une dégustation prudente en compagnie de messire Diable.
Le deuxième obstacle est d’ordre programmatique. Il va de soi que les masses populaires connaissent plus les dernières œuvres de Patrick Sébastien que celles de Jean-Claude Michéa. Aussi plusieurs discours sont-ils non seulement possibles, mais aussi présents sur les planches. D’abord celui qui s’adresse au peuple pris au sens large, ensuite celui qui touche la fraction la plus éclairée de la Nation. Il en a toujours été ainsi, même si les deux propos sont complémentaires.
La critique du mondialisme destructeur des libertés et des identités, menée par le Front national, outre qu’elle lui interdit de facto une alliance d’appareil avec une UMP américanisée, libérale et acquise au nomadisme marchand, s’articule en deux thèmes : la défense des « petits » contre les « gros », c’est-à-dire la lutte à mort contre la tiers-mondialisation de notre pays, et la résistance contre une acculturation de la société française et européenne, colonisation culturelle qui prend les traits de l’islamisme et/ou de l’américanisme. Le premier présente une dimension sociale qui l’apparente à une tradition de « gauche » ; le second s’intègre dans une vision identitaire, dont la finalité est la préservation de nos particularités historiques.
Commençons par ces dernières, qui ne peuvent être appréhendées que dans un esprit large. Nos racines sont, il est vrai, multiples, et se nourrissent autant de l’hellénisme, de Rome, des Celtes, des Germains, que de Jérusalem. Ce que deux millénaires et un peu plus ont fait de notre être mériterait qu’on s’y arrête. Il ne s’agit pas de nier nos heures de gloire, nos mérites artistiques, scientifiques, militaires etc., mais il faut convenir que la France, et plus largement l’Europe, qui nous importe par-dessus toutes autres régions du monde, ont connu une décadence, un déclin, un effondrement moral, un énervement du caractère qui en font cette foule molle et sidérée par le chant des sirènes de supermarché, peuple ectoplasmique que nous avons bien du mal à toucher avec nos souvenirs patriotiques. Que ces masses, en souffrant depuis quelques dizaines d’années de chômage et de mensonges en arrivent à sentir confusément la réalité des choses qu’on lui cache, et qu’elles se reconnaissent progressivement dans un mouvement national qui ne peut que s’étendre, on s’en félicitera. Mais verra-t-elle dans l’anti-islamisme (hyperbolique) ou l’anti-américanisme (tempéré) un drapeau capable de la fédérer ? Qu’est donc pour elle cette bataille qui, pour l’heure, s’identifie surtout (car américanisée, elle l’est jusqu’à la moelle !) à un refus de la burka et de la prière dans les rues ? Ces assimilations n’ont-elles d’ailleurs pas été voulues par le pouvoir en place ? Ne s’agissait-il pas pour lui de se donner bonne figure à bon compte ? Aussi est-il vrai que Marine Le Pen ne place pas le combat sur le terrain religieux. Que voudrait en effet dire, dans une société déchristianisée, mollement travaillée par des pulsions compassionnelles et obsédée par la monomanie de la réussite matérielle, un retour à l’esprit des croisades ? Le réalisme de Marine Le Pen n’est au fond, peut-être, qu’une résignation à prendre la vie comme elle est. Et si l’UMPS n’avait pas commis l’erreur de lui laisser en viatique la laïcité, la présidente du Front national se trouverait fort démunie pour activer un thème qui, finalement signifie encore vaguement quelque chose pour des Français dont certains furent nourris à l’Ecole de la République. L’ironie veut donc que la Gueuse devienne, en quelque sorte, l’alliée de Jeanne d’Arc. Qui l’eût cru ? Le programme gaulliste, républicain, patriotique, laïcard, et même le souvenir du cercle des hussards noirs disparus, deviennent des idées quasi subversives, révolutionnaires (pas du tout, il est vrai, dans le sens que les courtisans et lèche-bottes que la rebellitude stipendiée leur donnent).
Il resterait cependant une ambiguïté à lever. Car cet anti-islamisme ostensiblement revendiqué dans les médias, et qui prendrait, si l’on n’y veillait, un peu trop le courant atlantiste et sioniste, se réclame d’un Occidentalisme dont on voit bien qu’il est celui de l’Amérique et de ses thuriféraires. Ne vaudrait-il pas mieux, une bonne fois pour toute, faire la différence, essentielle, entre l’Europe, qui est notre Terre et notre Ciel, et l’Occident, qui est une fatalité mortifère qui nous arrache à nous-mêmes ?
D’autre part, les résistances sociales, déjà évoquées, et tout à fait légitimes, et même vitales (notre peuple ne doit-il pas manger, se loger, se vêtir, pouvoir fonder un foyer, élever ses enfants ?), pèchent néanmoins par un défaut de perspectives plus larges. L’accent est trop mis sur un misérabilisme qui enferme dans une conception victimaire. Certes, le spectacle des soupes populaires, des souffrances et des rages doit provoquer chez tout vrai Français une colère sainte et le désir d’éviter ces malheurs. Je dirais davantage : chacun doit avoir aussi la volonté de venger ces affronts à notre peuple. Toutefois, ces réactions ont toujours été celles de la gauche historique, laquelle a abandonné les humbles. Mais nous voyons bien que, outre les effets négatifs qu’a toujours eus le ressentiment, qui est propre à l’esclave et au dernier homme, il est avéré qu’il n’est pas destiné à aller bien loin, car il n’est pas un programme. Il faut avouer aussi que ce n’est pas avec lui qu’une Nation soit susceptible de conquérir le Ciel. Nous admettrons qu’on peut s’en servir pour défendre une terre, comme à Valmy, et même un concept, comme la Nation en arme, mais il aura fallu le génie de Napoléon pour laisser concevoir à des paysans et des artisans, des boutiquiers et des domestiques, les horizons vastes la gloire éternelle, pour laquelle il n’est pas vain de mourir.
Aussi faut-il encore plus d’air, de souffle, de foi. Et je ne vois qu’une seule ivresse capable de nous les donner : la reconstruction de notre Europe, de Brest à Vladivostok, la symbiose entre les différents peuples de notre continent, qui ont tant en commun, et l’élaboration de grands, immenses projets.