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Emmanuel Todd, humain, trop humain…
Claude Bourrinet |
Politique
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Il n’est pas toujours nécessaire d’attendre la vieillesse pour connaître le naufrage. Emmanuel Todd, hélas ! semble donner raison à cette réalité très humaine. Le brillant démographe, le talentueux polémiste, l’analyste aiguisé, qui avait sur voir, derrière l’écume, les vagues de fond à venir, l’un des rares intellectuels qui vaillent quelque chose dans ce qui reste de la France, est tombé au rang de vulgaire politicien.
Il faut dire que sa dernière déclaration, datée du 16 juin, sur le Front national, ressemblait plus à une leçon apprise, à un exercice de rhétorique obligé, qu’à ces développements analytiques éclairants auxquels il nous avait habitués. Il y avait quelque chose de contraint, presque d’inauthentique, dans ces lourdes allusions à Hitler, qui inspirerait la tactique de Marine Le Pen, nous irions même jusqu’à dire, de malhonnête, si nous n’éprouvions, malgré tout, une admiration certaine pour l’homme de science. Pourquoi donc, à la suite des cohortes d’imbéciles pavlovisés, reprendre l’antienne usée de la reductio ad hitlerum, que peu de politiques, maintenant, osent arborer, de peur du ridicule ? Il faut bien qu’il y ait de forts arguments, peut-être pas tous conceptuels, pour s’abaisser de la sorte. Todd sait très bien ce qu’est le nazisme, les groupes paramilitaires, l’enrégimentement, la phraséologie racialiste, toutes caractéristiques avec lesquelles le Front national a rompu ostensiblement, et qui, au demeurant, ne touchaient qu’une marge du mouvement national. Où sont les uniformes, l’occupation musclée de la rue, l’intimidation violente ? Soyons lucides : sans doute pas là où certains les présupposent, mais dans les multiples soutiens du système, dans ces manifestants qui veulent interdire les réunions, dans les commentateurs autorisés qui mentent et manipulent, dans les groupes de pression qui gîtent comme des coucous dans les organisme d’autorité, dans l’Etat, et qui ne sont peut-être pas pour rien dans ce ton soudain, malheureusement assez vulgaire, pris par notre intellectuel « réfractaire » (et pourtant cruellement retourné dans le rang).
On savait qu’Emmanuel Todd, comme bien d’autres, était passé par le parti communiste. Mais il faut lui rendre justice : contrairement aux pourris, souvent médiocres, comme un Alexandre Adler, qui se sont donné corps et âme au système, à un atlantisme virulent, Todd a gardé un reste de fierté patriotique, sinon un zeste de raison. Ce qui explique son ralliement, non au « gaullisme » - qui n’existe plus -, mais à un discours gaullien, prônant ainsi le protectionnisme au sein même d’un parti socialiste complètement acquis au mondialisme de marché. On s’explique d’autant plus mal la caricature d’analyse qu’il a livrée aux médias. Passons sur la palinodie d’Hitler, qui, après avoir tancé la bourgeoisie, se serait vendu au « grand capital ». On se croirait revenu au bon temps du stalinisme triomphant, à l’époque où il était obligé de passer par le tamis marxiste pour avoir l’air de comprendre quelque chose au monde. Emmanuel Todd sait très bien que cette vision historique est, sinon abandonnée, du moins largement corrigée par les spécialistes du fascisme.
Selon lui, donc, Marine Le Pen – après qu’il ait affirmé, remarquons-le, qu’elle n’arriverait jamais au pouvoir – s’empressera, dès l’accession aux responsabilités nationales, de changer sa casaque, et d’emprunter les voies de l’ultralibéralisme et du mondialisme, trahissant ainsi sa profession de foi populaire.
On croirait, à suivre le raisonnement d’Emmanuel Todd, retrouver l’itinéraire du parti socialiste, dont on sait combien il a trahi ses idéaux de gauche, et, au nom du pragmatisme, et mû, n’en doutons pas, par des considérations autrement plus solides que de simples arguties idéologiques, s’est empressé de s’aligner sur les « nécessités » marchandes, et obligatoirement « modernistes » du Nouvel ordre mondial. Rendons à César…
Et il est d’autant plus amusant de le voir accuser le Front national de faire le jeu du système, d’en faire parti, d’utiliser les analyses antimondialistes pour les discréditer, quand il s’efforce, tant bien que mal, de persuader que le parti de Marine Le Pen relève de la tératologie. Pourquoi d’ailleurs ne pas renvoyer le même sophisme au Front de gauche, qui paraît être, non pas une roue de secours (il ne pèse pas grand-chose), mais une voiture balai pour une gauche en mal de popularité dans la lasse ouvrière, et, subsidiairement, une machine à pomper les voix nationales ?
Et que dira Emmanuel Todd quand celui au panache duquel il semble se rallier, Mélanchon, obtiendra un strapontin dans un gouvernement socialiste, si par mésaventure la gauche l’emporte ? Croit-il que le matamore du système n’agite son sabre d’opéra que pour les beaux yeux du prolétariat ? N’a-t-il pas été, du reste, secrétaire d’Etat dans un gouvernement qui n’a jamais, loin de là, critiqué le libre-échange mondialisé, et qui l'a même accentué dans notre pays ? Mélanchon n’a-t-il pas été le champion du traité de Maastricht ?
Pour être honnête, on ne croira pas une minute qu’Emmanuel Todd, d’habitude si perspicace, accorde crédit à ce personnage si peu fiable. Nous pensons qu’il a été contraint de se livrer à ce pitoyable plaidoyer pour des raisons qui se comprennent aisément. Comment se faire encore entendre, pouvoir publier, s’exprimer dans certains organes, si on traîne avec soi l’ombre d’une entente, même intellectuelle, avec le seul parti qui soit véritablement une alternative ? Au fond, la réaction de Todd n’est pas sans jurisprudence, elle est même la loi du milieu. C’est bien humain…
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