Chaque jour amène son lot d’abandon. Quand ce n’est pas notre armée, c’est notre patrimoine culturel qui passe sous le giron américain. On se souvient qu’il y a un siècle les Yankees achetaient pour une bouchée de pain nos monastères. Certains joyaux de l’art roman croupissent maintenant en exil au pays du dollar roi. Quelques uns n’ont été sauvés qu’in extremis. La merveilleuse abbaye cistercienne de Fontfroide a été rachetée par la famille Fayet d’Andoque, qui s’est à moitié ruinée pour l’empêcher d’être démantelée pierre par pierre et transportée outre-atlantique. Malheureusement, le cloître de Saint-Michel de Cuxa se trouve dans la vallée de l’Hudson.

On voit donc que le vandalisme culturel ne date pas de notre époque. En 1908, c’était l’athéisme intolérant qui sévissait. Le rachat des richesses européennes du passé par les Américains était vu avec indifférence ou avec un brin de plaisir militant. La tentation de détruire toutes les reliques d’une histoire honnie n’a-t-elle pas hanté les consciences révolutionnaires durant deux siècles ? Et l’Amérique était si séduisante, avec ses grands principes des Lumières !

A l’évidence, l’argutie minable (digne d’un Juda Iscariote !) du coût de la numérisation des ouvrages de la Grande Bibliothèque de France cache difficilement un choix politique conscient. Denis Bruckmann saura faire son chemin, et ceux qui, même parmi les « vrais gens de droite », se sont réjouis de la nomination de Frédéric Mitterrand au ministère de la culture, peuvent déchanter devant ses manifestations de satisfaction.

Qui, en effet, nous persuadera qu’un pays comme la France est incapable de débourser quelques dizaines de millions d’euros pour une entreprise aussi stratégique pour son identité, quand elle en sort sans barguigner des centaines pour cet aventurier de Bernard Tapi (notre Nanar national, comme disent les médias, qui n’en sont pas à une flagornerie près) ? Combien avait coûté l’implantation par Chirac d’Eurodisney ?
On entend les libéraux libertaires s’exclamer : « Qu’importe que ce soit une entreprise privée qui numérise le patrimoine livresque français, puisque celui-ci sera rendu public ! Qu’importe que ce soit une société commerciale qui le fasse, puisque leur accès sera gratuit ! Qu’importe qu’elle soit américaine, puisqu’elle n’instaure aucune censure (à voir !), les USA étant, comme chacun sait, un pays démocratique ! Et puis cela nous changera du diktat ringard de nos professeurs de littérature érudits et pédants, qui ne cessent de nous conseiller ce qui est bel et bon ! Laissons le citoyen consommateur faire son choix tout seul, devant son écran ! »

Certes, chacun est libre d’acheter Harry Potter ou d’autres billevesées de la galaxie mercantile. De la même façon qu’on est libre de choisir l’esclavage à la liberté. Car les médiologues savent que la maîtrise du media procure un pouvoir sans limite sur la sélection, la mise en valeur ou non, des titres et des contenus. Le codex, dans les mains monastiques, a assuré le triomphe du christianisme et fait disparaître des pans de la culture païenne, l’imprimerie, sous l’emprise des humanistes ou des réformés, a contribué à démolir la cathédrale médiévale. Le brigandage de Google est une avancée dans le recentrement sur les USA de la conscience culturelle européenne ; son contrôle permettra, dans la cinquantaine d’années qui vient, de la dénaturer. En avril 2005, la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie et la Pologne avaient demandé à l’Union européenne de "prendre appui sur les actions de numérisation déjà engagées par nombre de bibliothèques européennes, pour les mettre en réseau et constituer ce qu'on pourrait appeler une bibliothèque numérique européenne, c'est-à-dire une action concertée de mise à disposition large et organisée de notre patrimoine culturel et scientifique sur les réseaux informatiques mondiaux", initiative soutenue en mai par Juncker et Barroso. Les archives nationales de TOUS les pays européens avaient approuvé ce projet en novembre. En mars 2006, il était lancé par la commission européenne. Qu’est-il devenu, ce projet (appelé Europeana), dont l’initiateur est Jean-Noël Jeanneney ? De quelles pressions a-t-il été victime ?

Entre temps, les choses se sont accélérées, les résistances à la vassalisation se sont faites moins virulentes, ou ont été éliminées, et on se rue à la servitude sans aucune retenue. Une bonne partie de la France (et de l’Europe) s’est mise ainsi dans la peau d’Esaü, qui vendit son droit d’aînesse pour une portion de lentilles. Il est quand même insupportable que ceux qui se révoltent contre notre asservissement, comme Jean-Noël Jeanneney, soient si peu nombreux ! Il arrive parfois que tout un peuple soit soudain paralysé par une sorte d’asthénie généralisée, une sorte de sida de l’intelligence, un engourdissement de la volonté qui non seulement le livrent à un maître, mais lui procurent en sus une délectation qu’on ne trouve que chez les fous ou les masochistes. Mais rien n’y fait quand les moires mènent quelqu’un à leur perte. Et il est à parier que les sots, qui mirent l’autre côté de l’Atlantique comme une terre promise, ne connaissent un jour le destin des peuples colonisés. L’Histoire ne connaît pas d’amis : elle ne sanctionne que l’état de force. Prétendre le contraire est propos de niais, ou de traîtres.