Les jeux sont faits, le prochain président de la République française sera Nicolas Sarkozy.
Il est inutile, à présent, de revenir sur les éclats, les petites phrases et surtout l’abyssale médiocrité de cette campagne supposée tenir en haleine un public de la Star Académie plutôt que de s’adresser au peuple français.
Nous avons voté (ou pas) pour des personnages incarnant des styles de gouvernement plutôt que pour des politiques indiquant leurs choix et perspectives en tant que chef potentiel d’un grand État.
Nous étions nombreux (sans doute un électeur sur deux) à nous sentir obligés de choisir entre deux candidats qui ne portaient pas vraiment nos espérances, à choisir le moindre mal, le vote barrage, ou rien du tout. Nous serons nombreux à ne pas accepter passivement ce résultat comme une fatalité, à rester attentifs, à continuer à peser de nos modestes opinions sur le cours des affaires publiques auxquelles nous sommes tous censés être parties prenantes au-delà des rares journées de vote, chaque jour de notre existence.
Comment peut-on accueillir la victoire de Nicolas Sarkozy ? Bien entendu, la réponse varie avec la couleur et le niveau des engagements : contentement, déception, indifférence, hostilité, doute, sympathie mitigée, expectative prudente…
Du point de vue de l’intérêt général européen qui va de soi dans notre Esprit Européen, Nicolas Sarkozy est certainement le plus mauvais choix de tous les candidats car il est le seul qui ait manifesté à ce point la volonté d’ancrer l’Europe naissante dans un atlantisme dominé par les États-Unis. Le seul qui ait affiché son soutien inconditionnel envers les USA au moment où ceux-ci mettent toutes leurs forces (sur le déclin) derrière une politique israélienne agressive, le refus de Tel-Aviv de décoloniser la Palestine, d’évacuer les territoires occupés illégalement et de rendre leurs droits politiques à tous les Palestiniens spoliés depuis la naissance de l’État hébreu. Cet appui affiché à Washington de la part d’une France connue pour son esprit d’indépendance intervient au moment où l’échec patent des États-unis en Palestine et en Irak et, plus largement, dans l’ensemble du Moyen-Orient, en Afghanistan et dans les Balkans, continue de faire peser sur l’Europe une menace de graves représailles asymétriques (terrorisme, enlèvements, guerre civile) tant que celle-ci persiste à s’identifier à cette cause injuste qui n’est pas la sienne.
Génération Occident versus génération soixante-huit
Mais de l’autre côté, dans le camp socialiste, on n’a pas entendu de résistance face à cette politique de collaboration avec l’impérialisme éhonté de l’hyperpuissance. Aucun geste de sympathie ne s’est manifesté à l’égard de tous ceux qui, à travers le monde, au Moyen-Orient, comme en Amérique latine, cherchent à secouer le joug de la domination brutale imposée à la planète politique sous le prétexte de combattre des soi-disant menaces terroristes et islamistes.
Monsieur Sarkozy a au moins le mérite de ne pas cacher son jeu à ce sujet. Avec ses amis Devedjian, Balkany, Longuet, Madelin… il se place clairement dans le camp de la « génération Occident » face à la « génération soixante-huit ». Son américanophilie est sincère et sans concession. C’est là son point de rupture avec les relents de gaullisme qui pouvaient subsister dans les rangs d’un RPR mué en UMP libéral, atlantiste et, depuis peu, de plus en plus pro-sioniste.
Un autre aspect parallèle de son « occidentisme », est une opposition systématique à la Russie (et dans une moindre mesure à la Chine) perçue, surtout depuis son retour sur la scène internationale avec Vladimir Poutine, comme la grande rivale géopolitique des États-Unis sur le vieux continent. Les ex-« nouveaux philosophes » Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, entre autres, qui ont rejoint le clan Sarkozy, comptent parmi les adversaires les plus acharnés de la grande Russie, et surtout de son alliance avec l’Union européenne qui est pourtant en train de se concrétiser par divers accords économiques et politiques malgré les manœuvres états-uniennes pour subvertir les pourtours de l’ex-empire soviétique (Asie centrale, Caucase, Serbie, Ukraine, Tchéquie, Pologne, Pays Baltes…). Ici encore, les intérêts géopolitiques de l’Europe ne sauraient être confondus trop longtemps avec ceux de Washington sans graves conséquences. M. Sarkozy, malgré les penchants qu’on lui connaît, sera vite amené à choisir entre une préférence américaine incompatible avec sa nouvelle fonction, et la défense et l’illustration d’une volonté politique européenne dont le besoin se fera sentir de plus en plus impérieusement. Son intelligence pratique, contrairement aux faiblesses apparentes de M. Bush en la matière (grise), le poussera, comme ses homologues européens, à tirer les enseignements des bouleversements de l’ordre mondial, notamment de la montée en puissance de la Russie, de la Chine, de l’Inde, et du Japon, du réveil du monde arabo-islamique et d’une Amérique latine trop longtemps soumise, de l’obsolescence des Institutions internationales taillées sur mesure pour convenir au partage du monde de Bretton Woods et Yalta… Du moins ose-t-on l'espérer. Son approche de l’Islam, en tout cas, ne laisse pas présager qu’il souscrit à la vision obsidionale et belligène du Choc des civilisations promue par Washington depuis le 11 septembre 2001 avec si peu de succès militaire.
Une idéologie libérale-populiste
Du point de vue de l’idéologie, Nicolas Sarkozy adhère franchement au libéralisme productiviste et consumériste qui, peu ou prou et avec de multiples nuances, fait l’unanimité de la classe politique à l’exception de quelques groupuscules. La gauche mise elle aussi sur la croissance continue, mais ses rapports à l’argent, qu’elle ne dédaigne guère au jugé des fiches de revenu de ses cadres, sont plus équivoques, et les résidus d’égalitarisme ou de lutte des classes (contre le MEDEF) qui encombrent ses discours ne font plus vraiment recette. N.S. a le mérite d’être un libéral qui parle le langage du libéralisme. La véritable critique de ce discours qui réduit l’homme à sa dimension économique, à ses purs besoins matériels, ne se trouve pas dans la droite politicienne, pas plus au Front National qu'à l'UMP. Mais elle est inexistente également chez la gauche de gouvernement et sa frange protestataire. On la rencontre par exemple chez les auteurs anti-utilitaristes du MAUSS, au sein de la « nouvelle droite » française, ou encore chez les auteurs communautariens nord-américains. Mais nous semblons encore loin, en ces temps de l’action pour l’action, de la rencontre entre la réflexion et la politique.
Ce soir, dans son discours d’élu à la fonction suprême, M. Sarkozy a repris les thèmes qui ont fait son succès en captant la majorité des électeurs de la droite et du centre-droit : l’identité française, la fierté d’être Français, le contrôle de l’immigration étrangère, la préférence communautaire européenne, la fierté du travail retrouvé pour les désœuvrés, le rejet de la repentance, la fin de la querelle des mémoires, l’esprit de tolérance envers l’autre, l’acceptation des différences… Qui ne serait pas séduit, au bout de tant d’années de la droite « la plus bête du monde », par le courage de ces mots auxquels nous avait déshabitué un Jacques Chirac épris d’anti-racisme convenu, une Ségolène Royal plaidant pour le métissage contre la fierté de l’origine et de l’appartenance… ? Qu’y a-t-il derrière ces mots ? Peut-on leur accorder le bénéfice du doute ?
Juste après, pourtant, il y eut ce message de sympathie pour les États-Unis, avec qui nous pouvions diverger mais qui ne pourraient jamais au grand jamais être considérés comme des ennemis, alors que c’est précisément la possibilité constante de cette inimitié qui peut donner tout son prix à une réconciliation si elle doit se produire, à une amitié si elle doit se nouer.
Un autre caniche ?
Nicolas Sarkozy sera-t-il, à l'instar de Messieurs Blair, Aznar et Berlusconi, un autre caniche de M. Bush (ou de son successeur) ? Son euro-atlantisme ne laisse présager rien de bon. Conclusion : méfiance (ne sommes-nous pas le jour de Sainte Prudence ?) C'est au pied du mur que nous verrons le maçon. En souhaitant vivement que ce nouveau quinquennat n'ajoute pas un mur de la haine à ceux qui existent déjà dans le monde avec la connivence, voire la participation active des machines de guerre occidentales, qu'il contribue au contraire, dans l'esprit d'une géopolitique véritablement européenne, à créer des passerelles entre civilisations et peuples qui se respectent mutuellement, à refonder une "communauté internationale" digne de ce nom.
Mais en attendant de pouvoir juger le nouveau président à ses actes, nous suivrons l'adage démocratique selon lequel les peuples ne sont jamais mieux servis que par eux-mêmes. C'est pourquoi, entre autres perspectives, aux prochaines élections législatives françaises, il est souhaitable que des contre-pouvoirs, plus européistes et moins atlantistes, moins partisans aussi (au sens de l’opposition surannée droite-gauche), apparaissent pour diversifier les points de vue et sans cesse relancer le débat des idées.
6 mai 2007
www.esprit-europeen.fr :: lien |