Depuis mercredi dernier, 29 mars, Jean Mabire n’est plus parmi nous. Mais il est toujours bel et bien vivant… là-bas !
Et un jour, Jean Mabire mourut. Ce sont là des choses qui arrivent…
Il fut enterré comme il l’avait désiré, c’est-à-dire en haut d’une falaise normande surplombant la mer, battue par les vents, sous le fracas d’une mer déchaînée. Sa famille, ses amis furent très malheureux de sa disparition, mais satisfaits qu’il reposât en un tel endroit.
Qu’advint-il de l’âme de Jean Mabire ? Eh bien, elle gagna d’abord le paradis. Le paradis, eh oui !
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Quand l’information tomba sur le télescripteur privé du Vatican, le pape, en représentant de Dieu avisé, confisqua la dépêche afin que personne ne le sût.
— Comment ? Cet adorateur de la Vouivre au royaume des cieux, c’était impossible !
Le pape vérifia s’il s’agissait bien de l’auteur de Thulé, le soleil retrouvé des Hyperboréens, de Solstices, histoire et actualité (avec Pierre Vial), des Dieux Maudits et de quelques autres livres aussi scandaleux.
C’était bien lui !
« Mabire Jean, né le 8 février 1927 à Paris, marié en 1952, veuf en 1974, père d’Halvard, de Nordahl et d’Ingrid, remarié en 1976… Ayant successivement habité Cherbourg, Évreux, Caen, Chevry II dans la région parisienne, résidant depuis 1982 à Saint-Servan-sur-Mer en Bretagne ».
Le pape, fort contrarié, lut quelques lignes de l’introduction des Dieux Maudits : « À la religion des autels et des livres, comment ne pas préférer la croyance aux bois et aux sources ? Le Nord, pour moi, c’était d’abord la nature. La terre contre l’au-delà, si l’on veut. Et la poésie contre le décalogue ».
Le pape ferma vite le livre et le jeta dans sa cheminée. Une feuille glissa des pages de l’ouvrage avant qu’il ne soit happé par les flammes. C’était un article photocopié consacré à Jean Mabire.
« Notre religion, persistait-il avec impudence, se veut d’abord culte des héros, des guerriers et des athlètes. Nous célébrons, depuis les Grecs, les hommes différents et inégaux. Notre monde est celui du combat et du choix, non celui de l’égalité. L’univers n’est pas une fin, mais un ordre. La nature diversifie, sépare, hiérarchise. L’individu, libre et volontaire, devient le centre du monde. Sa plus grande vertu reste l’orgueil – péché suprême pour la religion étrangère. Dans notre conception tragique de la vie, la lutte devient la loi suprême. Est un homme véritable, celui qui s’attaque à des entreprises démesurées ».
— Cet auteur a la nostalgie d’un univers dont il descendrait, murmura le pape en secouant la tête avec colère et en froissant l’article qui atterrit à son tour dans l’âtre. Un univers où la force, l’inégalité, le paganisme régneraient. Quelle abomination, Jésus, Marie, Joseph…
Il se signa précipitamment et alla se coucher. À chaque jour suffit sa peine !
Cette nuit-là, le pape dormit fort mal : de petits diablotins aux cheveux blonds tressés, aux yeux bleus, aux moustaches et barbes fournies, coiffés de casques à cornes, vêtus de cuir et de fourrure, armés d’épées, de lances ou d’arcs, venus du septentrion dans des drakkars, buvant, riant, paillards et tonitruants, peuplèrent sa nuit de cauchemars…
À l’aube, il contacta Saint-Pierre pour le mettre en garde, mais celui-ci, à qui on ne la faisait pas, avait interdit à « la bête » l’entrée du Royaume des innocents.
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Jean Mabire avait longtemps pratiqué le camping. Heureusement pour lui, puisque indésirable au Paradis, il avait dû passer sa première nuit de mort à (au-dessus de, plus précisément) la belle étoile…, mais lui, alors que des hordes vikings assaillaient le pape, dormit magnifiquement bien. S’il se réveilla tôt, c’est parce qu’il en avait l’habitude sur Terre.
Saint-Pierre, après lui avoir refusé d’intégrer le troupeau du Seigneur, lui avait conseillé, au vu de sa carte d’identité, d’aller voir le Roi des Français et sa maîtresse Marianne.
Jean Mabire se rendit donc auprès d’eux, mais ceux-ci, pourtant peu regardants sur le passé de leurs sujets et citoyens, se méfièrent et voulurent consulter son dossier avant de l’accepter ou non.
Moins d’un quart d’heure après, Jean Mabire fut prié de déguerpir.
— Quel toupet ! s’irrita le Roi Français, après son départ… Lui qui a fondé Viking, cette revue normande de sinistre mémoire qui, en une trentaine de numéros, a tenté (et malheureusement en partie réussi) à redonner vie à l’identité normande. Tu te rends compte, Marianne… Avec cet iconoclaste, c’est la Normandie héroïque qui réapparaissait, celle de Rollon, des drakkars, de Guillaume le Conquérant. Celle où l’on traçait des runes et où l’on allumait des feux aux solstices.
— Nous l’avons échappé belle, soupira Marianne.
— La France n’a que trop souffert des agissements de Jean Mabire. Écoute ce qu’a été sa vie « au service de la Normandie » (et non de l’État) : en 1954, il fonde un atelier d’art graphique, Les imagiers normands, qui produira surtout des dépliants touristiques. Ensuite, son complice Pierre Godefroy le fait entrer à La Presse de la Manche où il se partage entre les grands reportages et le train-train du journalisme quotidien. Il n’y a pas trop mal réussi, en plus ! Il avait le « contact » avec le public populaire, le seul qui l’intéressait… Tu te rends compte !
Marianne frissonna de dégoût en répétant :
— Public populaire, peuh…
— Et, en 1968, alors que la France est en pleine chienlit, tu sais ce qu’il fait ? Eh bien, toujours avec son complice Godefroy, le député de Valognes, il lance un mouvement régionaliste, l’Union pour la Région Normande, qui donnera quelques mois plus tard, naissance au Mouvement Normand. Là-dedans, il a le sentiment de « se trouver à l’aise ». Ah, le coquin ! Le… Le… Le mauvais Français !
— Et tous ces livres, fit remarquer Marianne. Vikings en Normandie, Histoire de la Normandie, Pêcheurs du Cotentin… ces collaborations occasionnelles à Heimdal, Vikland, Haro, Hellequin…
— Je me rappelle avoir feuilleté son Histoire secrète de la Normandie, grommela le Roi… On y découvrait à chaque page qu’il existait, bien plus encore qu’une nation normande, un esprit normand, et qu’il est sans doute indestructible, même s’il reste souvent mystérieux, caché comme un trésor enfoui dans les âmes depuis les âges tumultueux.
— On devrait détruire ses ouvrages.
— Tu as raison, Marianne… Détruisons, détruisons !
Ils se mirent à déchirer avec rage les volumes et les revues que contenait le dossier.
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Jean Mabire, deux fois indésirable, arriva à un carrefour. Plusieurs directions s’offraient à lui. Il ajusta ses petites lunettes carrées, lut sur un panneau : Champ d’honneur, 1, 5 km et décida de s’y rendre. Le champ d’honneur était, bien évidemment, la partie de l’Au-delà réservée aux militaires. Tous n’étaient pas morts les armes à la main, bien sûr, mais, renseignement pris, Jean Mabire sut qu’on y acceptait également les soldats qui s’étaient courageusement battus. Il fut accueilli par un général qui passait son temps à jurer. Coup de chance, il terminait justement la lecture de son livre consacré aux Chasseurs Alpins.
— Votre bouquin est magnifique, Mabire, Nom de nom ! Oui, bravo ! Vous êtes mort, quel dommage pour les vivants. Pour nous, quelle chance. Vous restez chez nous, j’espère ? Au champ d’honneur, nous sommes une grande famille. Celle des soldats, nom de Dieu !
— Eh bien, c’est gentil, remercia Jean Mabire.
— Bon, dites, y’a des formulaires à remplir pour votre incorporation. C’est l’Armée, ici, foutre Dieu ! Allez, au rapport !
— J’ai fait des études secondaires au Collège Stanislas, obtenu mon baccalauréat philo-lettres, puis j’ai été élève de l’École Nationale Supérieure des Métiers d’Art.
— Bon, bon, passez, le coupa le général… Les études, c’est bien, l’Armée, c’est mieux.
— En 1945, quand la guerre se termine, j’ai exactement l’âge de mon père en 1918, à la fin de l’autre guerre qu’il n’a pas eu la « chance » de faire, alors que ses trois frères amés sont « morts pour la France ». J’ai l’impression d’être un peu frustré d’une expérience qui a constitué tout le cadre sentimental de mon enfance. Ma seule vocation, constante jusqu’en 1940 : être explorateur et officier (c’est-à-dire que je préparais Saint-Cyr), puis entrer dans l’infanterie coloniale ou la Légion. J’aurai bien aimé la Marine, mais j’étais nul en maths… De toute façon, en 4, il n’y avait plus de place pour ces rêves. J’ai effectué mon service militaire d’octobre 1950 à octobre 1951, à l’École des Troupes Aéroportées à Pau. J’ai mon brevet de parachutiste. J’en suis sorti aspirant au 1er Bataillon Parachutiste de choc à Montauban et j’étais sous-lieutenant de réserve.
— C’est bien, ça, mon gars… Nom de Dieu, on les aura ! Continuez, lieutenant Mabire !
— La guerre d’Algérie m’a saisi brutalement, sous la forme d’un rappel sous les drapeaux. J’avais oublié que j’étais lieutenant parachutiste de réserve. La République, elle, s’en était souvenue. Rappelé en octobre 1958 pour un an en Algérie, au Centre d’Entraînement à la Guerre Subversive, à Philippeville, j’ai été affecté au 12e Bataillon de chasseurs alpins…
Les chasseurs en avant, l’artilleur au milieu,
Les biffins, les biffins en arrière,
Les chasseurs en avant, l’artilleur au milieu,
Les biffins, les biffins à la queue…, chantonna le général. Ah, bordel de merde, c’était l’bon temps !
— C’est vrai mon général, reconnut Jean Mabire… Bon, donc je me suis retrouvé dans la zone Est-Constantinois, en opération entre le barrage (ligne Morice) et la frontière algéro-tunisienne. Au printemps 1959, je suis Chef du Commando de Chasse (20 Européens et 40 musulmans). J’ai commandé provisoirement une compagnie et le sous-quartier de Toustain lors de la construction du Barrage-Avant, avant d’être démobilisé en octobre 1959 comme capitaine de réserve.
— Et les décorations ?
— J’ai la Croix de la Valeur Militaire, la Croix du Combattant, la Médaille commémorative des opérations de maintien de l’ordre en Algérie, mon général.
— Ah, c’est bien tout ça, merde alors ! Je signe votre incorpo…
À ce moment-là, un jeune bidasse survint. Il se fendit d’un magnifique salut militaire au général, lui remit un message et une cantine de fer, puis s’en alla.
Le général lut rapidement les deux feuillets, jura copieusement, et releva un visage furieux vers Jean Mabire :
— Dites Donc, grommela-t-il, vous ne m’avez pas tout dit… J’apprends que vous avez fricoté avec des révolutionnaires ? Vous vous êtes bien gardé de m’en parler, espèce de… Vous avez collaboré à L’Esprit Public, à Europe-Action et à Éléments ! Vous vous déclariez, à l’époque, « Socialiste européen » et pas du tout « Nationaliste français ».
— Cela m’a valu quelques inimitiés.
— Il y a de quoi ! D’ailleurs, vous qui aviez la chance de collaborer à des revues bien françaises, intelligentes et propres – si, si, c’est un militaire qui vous le dit – je veux parler de Valeurs actuelles et de Spectacle du Monde, ça n’a pas duré… Et ensuite, vous avez travaillé à Minute sans enthousiasme. Saboteur ! Vous en êtes parti. Tant mieux !
Il ouvrit la cantine de fer, en sortit plusieurs livres signés Jean Mabire…
— Et qu’est-ce que c’est que ces ouvrages sur les fridolins ? Brigade Frankreich, Division Charlemagne, Mourir à Berlin, Les panzers de la Garde Noire, Les jeunes fauves du Führer, Division et Panzerdivision Wiking, Nordland, Mourir pour Dantzig, Les SS au poing de fer, Panzer SS dans l’Enfer normand… Et ceux-là sur la LVF !
Traumatisé par cette découverte diabolique, le général fixait avec horreur le criminel.
— Ce ne sont pas des livres con-ve-na-bles, Mabire. Vous mériteriez d’être collé contre le mur, salopard !
— Je suis déjà mort, fit remarquer Jean Mabire.
— Et puis, insolent avec ça !
Le général reprit la lecture du rapport :
— Et là, celle séance de dédicace chez les Rouges, à la « Fête de L’Huma » ! Quelle horreur ! Ah non, c’en est trop !
— Mes chroniques de journaliste ont toujours irrité beaucoup de monde, reconnut Jean Mabire. Je n’ai pas été du tout un animal politique. Je ne suis pas arrivé à m’intégrer dans une tendance, une chapelle étroitement définie. Je n’ai jamais pu renoncer à ce que j’étais. Pour les extrémistes de droite, j’étais une sorte de communiste. Pour ceux de gauche, un fasciste, un raciste borné. Il n’y avait rien à faire.
— Eh bien, tant pis pour vous. Chez nous il n’y a pas de place pour quelqu’un comme vous. Allez voir ailleurs !
Fataliste, Jean Mabire tourna les talons. Le général alluma immédiatement un grand feu avec l’affreuse littérature de ce coco-là.
*****
Il était l’heure de déjeuner et Jean Mabire chercha un lieu où il pourrait se restaurer. Il avisa un grand bâtiment et s’en approcha, mais on si on y servait des nourritures, celles-ci n’étaient que spirituelles. Il s’agissait de l’Académie littéraire de l’au-delà.
« Au fait, pourquoi pas ! songea-t-il ; j’y ai quelque droit, tout de même ! Avec tout ce que j’ai écrit de mon vivant ».
Il frappa, on lui ouvrit et il expliqua à une dame maigrelette au visage rehaussé d’un volumineux chignon qu’il aspirait à être admis en cet endroit.
— Quelles sont vos références ? couina la dame.
— J’ai écrit des livres.
— Combien ?
— Une centaine environ… et beaucoup d’articles aussi.
— Combien ?
— Quelques milliers d’articles, je n’ai pas vraiment fait le compte. Et j’ai aussi dirigé des encyclopédies.
— Combien ?
— Je n’ai pas davantage fait le compte… Et puis j’ai également été critique littéraire.
Le visage de la maigrelette s’éclaira :
— Ah ! Que ne le disiez-vous plus tôt ! Nous, les écrivains, à l’Académie de littérature, on n’aime pas trop. Mais ceux qui les critiquent, eux oui, sont des gens qu’on adore. J’ai toujours pensé pour ma part que dans la Vie, on ne devrait autoriser que les critiques littéraires et interdire les écrivains. Ceux-là sont rien qu’des inutiles !
Elle ouvrit toutes grandes les portes de l’Académie littéraire à Jean Mabire qui entra, un peu interloqué par une telle déclaration.
Il suivit la paire de fesses osseuses à travers un long couloir jusqu’à un bureau poussiéreux, décorés de tableaux hideux. La dame le fit asseoir dans un profond fauteuil où il s’enfonça.
— Votre nom déjà, c’est comment ?
— Euh, Mabire… Jean Mabire !
La dame maigre pianota le clavier d’un ordinateur. Elle chercha et… trouva !
— Voilà : Mabire Jean, chroniques littéraires ! Ah, je sens que je vais me régaler à lire toutes les vérités que vous avez assénées sur les livres des… des… (avec un ton dédaigneux) écrivains !
Son régal tourna court. Non point lorsqu’elle découvrit que nombres des articles de Jean Mabire étaient parus dans National Hebdo (elle ignorait ce qu’était cet hebdomadaire), mais en parcourant un commentaire lapidaire qui décrivait l’esprit des chroniques littéraires rassemblées en volume sous le titre Que lire ?
— Quoi ? Vous… Vous cherchiez toujours ce qui était « bien » chez un écrivain ? Vous… vous ne préoccupiez pas des opinions politiques des auteurs, même lorsqu’elles n’étaient pas les vôtres ? Et… quel que soit l’auteur dont vous parliez, vous vouliez donner ENVIE de lire cet auteur ? Mais…
Elle le regarda avec un profond dégoût :
— Mais vous n’êtes pas un vrai critique littéraire ! Un vrai critique littéraire doit dégoûter les lecteurs de lire les écrivains, pas le contraire. On ne doit lire que les critiques des livres, pas les livres eux-mêmes, qu’est-ce que c’est que ça ! Et vous vouliez votre place à l’Académie littéraire ?
Elle s’était dressée, rouge de colère :
— Me faire perdre mon temps ! Avec tout l’travail que j’ai ! De…
… hors ! Oui, Jean Mabire avait compris !
Le païen n’avait pas sa place au paradis. L’auteur normand ne pouvait prétendre passer sa mort auprès du Roi des Français et de sa compagne Marianne… Le révolutionnaire européen, les militaires n’en voulaient pas. Quant au chroniqueur littéraire, il avait échappé de peu au bûcher des sévères gardes-chiourmes de la République des lettres !
Jean Mabire, qui avait une longue habitude terrestre de ce genre de tracas, ne se démoralisa pas. Et puis, toute sa vie, il avait cherché L’Ultima Thulé, persuadé que si les hommes voulaient un jour retrouver le monde des Hyperboréens et devenir semblables aux Dieux, c’est vers le Nord qu’ils devaient border les voiles et souquer ferme sur les avirons. À la rencontre du Septentrion et de l’Occident ne meurt plus le soleil.
Alors, une fois dans l’Au-delà, et puisqu’il était rejeté de certaines communautés où, il est vrai, il n’avait guère sa place, il lui fallait continuer à chercher les siens vers le Nord.
Il marcha longtemps, très longtemps et arriva bientôt dans une partie éloignée de l’Au-delà. Aucune indication ne permettait de l’identifier, mais Jean Mabire sut qu’il n’était pas arrivé là par hasard… et que cette lande qui s’étendait devant lui pouvait rester secrète pour ceux qui n’étaient pas dignes d’y entrer.
Il y faisait froid, y pleuvait… Jean Mabire entendit d’abord une sirène, reconnut une corne de brume, continua d’avancer, fut bientôt entouré de brouillard…
Alors retentit un grondement. Il reconnut sans peine les huit sabots du cheval Sleipnir, monté par son maître Odin qui menait inlassablement sa Chasse sauvage.
Un cri de joie lui échappa :
— La Lande des païens, enfin !
— Au même instant, un grand gaillard qui boitait bas s’approcha de lui.
— Ah, vous voilà, Maître Jean !
Il reconnut immédiatement Godefroy de Harcourt, seigneur de Saint-Sauveur-le-Vicomte… Héritier des Vikings, descendants de Bernard le Danois, compagnon de Rolf le Marcheur, ce champion de l’indépendance normande lui avait inspiré une saga. Godefroy le Boiteux, capable de faire face jusqu’au bout à un destin tragique, avait sa vraie place parmi les grandes figures solitaires et inflexibles du monde nordique.
— Nous vous attendions, dit-il. Soyez le bienvenu.
Ils marchèrent côte à côte quelques kilomètres, quand brusquement éclata un tir d’artillerie.
— Les voilà qui recommencent ! jura Godefroy.
— Qui ? interrogea Jean Mabire.
— Les paras de la 82e Airborne All American et les SS de la Götz von Berlichingen. Ils font un Kriegspiel quasiment tous les jours.
Ils arrivèrent à un immense château à l’intérieur duquel un banquet avait lieu… Parmi les invités qui festoyaient dans une ambiance joyeuse, buvant et mangeant « comme il sied à de fortes natures. À pleine gorges belles dents », l’on voyait, mélangés les uns aux autres : ducs de Normandie et généraux du Diable, chasseurs alpins et parachutistes allemand, seigneurs de la guerre, samouraïs, fusiliers marins de Dixmude, Européens morts assiégés par les Boxers à Pékin, soldats du front de l’Est et maquisards de la Compagnie Stéphane… Le capitaine Ernst Röhm conversait avec le baron Roman von Ungern-Sternberg, le chef de bataillon Erwan Bergot et les généraux Jacques Faure, Jean Vallette d’Osia et Léon Degrelle, tandis que Jean Prévost et Robert Brasillach riaient ensemble de ce que leur racontait Christian de La Mazière.
Ce fut Drieu la Rochelle qui s’écria, en voyant le nouveau venu :
— Ah, Mabire parmi nous !