Le prix Kandinsky récompense un artiste eurasiste
Sous le titre L’Empire n’est pas mort, Le Courrier de Russie n° 138, du 30 Janvier 2009 rend compte de la remise du prix Kandisky à Alexeï Beliaev-Guintovt qui veut ériger un monument à la gloire de Staline dans le village natal du petit père des peuples et appelle les chars russes à l’assaut de la capitale géorgienne. Ses toiles représentent des guerrières slaves armées de haches et de kalachnikov promettant de « tout reconquérir ».
Le Courrier de Russie a publié à la même occasions deux intéressants entretiens, une avec le peintre lui-même, l'autre avec la critique d’art Ekaterina Degot qui s’est indignée contre la décision du jury.
Entretien avec Alexeï Beliaev-Guintovt
Le Courrier de Russie : Vos oeuvres évoquent la période stalinienne. Quel est votre regard sur cette époque?
Alexeï Beliaev-Guintovt : Cette période s’est certes avérée une tragédie colossale, mais c’est avant tout une concentration extrême de tout ce qui existe, un moment historique où la plus grande terreur se mêle à la beauté ultime. Un artiste ne peut pas passer à côté d’un tel phénomène. Etant architecte de formation, l’architecture stalinienne incarne au mieux, pour moi, la grandeur de l’esprit humain. Tout ce qui vient après, c’est de la chair morose.
LCDR: Vous affichez ouvertement vos convictions eurasiennes . Dans quelle mesure votre oeuvre incarne-t-elle cette idéologie?
A.B-G: Mon but est effectivement d’élaborer ce que j’appelle le grand style eurasien unificateur. J’aspire à parler au nom de tous les peuples de notre pays, y compris des anciennes républiques soviétiques. La Fédération de Russie est aujourd’hui un pays presque mono-ethnique. Les Russes n’ont jamais vécu dans ce type d’état, et cela leur est totalement étranger. D’ailleurs, les statistiques le disent : 82 % des citoyens de l’ancienne Union soviétique sont pour la réunification.
LCDR: A quoi ressemble ce grand style dont vous parlez?
A.B-G: Mon style s’appuie sur l’esthétique soviétique, qui elle-même est l’héritière du grand style de l’Empire russe et plus loin encore des merveilles de l’art byzantin. Je m’appuie donc sur des fondements gigantesques. Bien que je fasse appel à la tradition, mon art, face à ce qui se fait dans le domaine aujourd’hui, est paradoxalement à la pointe de l’avant-garde. Ce prix le démontre. Il prouve que je représente mieux que les autres l’état d’esprit de la Russie d’aujourd’hui.
LCDR: Dans un manifeste publié sur votre site Internet, vous vous montrez très critique envers l’art contemporain en général, allant même jusqu’à le traiter d’« art poubelle »…
A.B-G: Il y a dans ce manifeste une part de provocation, comme dans tous les écrits de ce type. Mon but est de définir qui seront mes alliés et mes détracteurs. Je suis persuadé que si l’ensemble de la population de mon pays avait la possibilité de voir mon ouvre, 99% des gens se rangeraient de mon côté. Si l’on en juge d’après les scandales qui ont lieu périodiquement dans le monde de l’art, on comprend que la vision du monde triviale et vulgaire véhiculée par l’art contemporain s’oppose radicalement à celle de la majorité du peuple russe. Par ailleurs, mon art fait l’éloge du travail et de l’effort, contrairement à l’art contemporain où règne l’absence de limites et la facilité.
LCDR: Soutenez-vous la politique actuelle du gouvernement?
A.B-G: Non. Je n’ai aucun lien avec le pouvoir. Pendant un certain temps, j’ai cru, comme beaucoup de mes compatriotes, à la possibilité d’une renaissance du peuple russe. Mais je ne vois pas de réel changement pour l'instant : le peuple se meurt, la culture se dégrade à une vitesse alarmante. Plus qu’un artiste engagé, je me considère comme un peintre métaphysique. Mon but est de créer des formes idéales, les formes radieuses du futur. Est-ce que la réalité correspondra à cet idéal ? Je ne sais pas. Peut-être n’y aura-t-il finalement rien. Cette sensation d’impasse est d’ailleurs de plus en plus répandue parmi la population. Tout ce que j’essaie de faire, c’est de m’opposer du mieux que je le peux au chaos et à la dégradation ambiants.
LCDR: Vous vous y opposez en faisant appel à l’esthétique soviétique… La période stalinienne n’est donc pas synonyme, selon vous, de décadence ?
A.B-G: Non. Cela peut sembler paradoxal mais, pour la première fois dans l’Histoire, un peuple s’est identifié à ce qu’il vivait, a considéré une époque comme sienne. Grâce à la Révolution, pour la première fois, le peuple a été réellement au pouvoir, et il a été capable des pires horreurs comme de la plus grande beauté.
LCDR: Un régime totalitaire est-il plus souhaitable qu’un système démocratique ?
A.B-G: Il n’est pas possible de revenir à un système totalitaire, car le peuple est totalement atomisé : aucune action collective ne serait possible aujourd’hui. Il va falloir trouver des formes nouvelles. Ceci dit, la démocratie est un mode de gouvernement totalement étranger à la Russie. Les régimes de type totalitaire correspondent mieux à la nature de notre peuple.
Entretien avrv Ekaterina Degot
Le Courrier de Russie : Anatoli Osmo-lovski, lauréat du prix Kandinsky 2007, a traité Beliaev-Guintovt de « fasciste ». Qu’en pensez-vous ?
Ekaterina Degot: Le mot est peut-être un peu fort. Pour être précise, je dirais que Beliaev-Guintovt est un artiste nationaliste d’extrême droite qui peint dans un style néo-impérial et néo-totalitaire. Ses oeuvres font appel à la fois à l’esthétique soviétique et à l’imaginaire fasciste. Par exemple, dans le tableau Patrie-Fille,
l’artiste reprend une statue du sculpteur communiste Igor Mukhin, en y ajoutant une sorte de grandeur froide, caractéristique de l’esthétique fasciste, qui n’était pas présente dans l’oeuvre originale.
LCDR: Vous avez qualifié de « honteuse » la décision du jury. Pourtant, certains membres se défendent leur choix en affirmant juger l’esthétique de l’oeuvre et non les orientations politiques de l’artiste…
E.D: En matière d’art contemporain, il est impossible de séparer l’esthétique d’un tableau de son contenu et du message de l’artiste. Sans connaître les convictions de Beliaev-Guintovt, si l’on ne voit que les deux oeuvres sélectionnées pour le prix, on ne peut pas savoir si l’artiste joue avec cette esthétique totalitaire, s’il l’analyse ou si au contraire il en fait l’éloge. Attribuer un prix revient à encourager l’artiste à continuer dans la voie qu’il a choisie, considérée comme prometteuse. Il est donc essentiel que le jury comprenne le sens de l’oeuvre, ce qui a sûrement été le cas. Car, contrairement à ce que l’on dit, il est clair que Beliaev-Guintovt a reçu ce prix précisément parce que ses oeuvres représentaient la nouvelle Russie impérialiste.
LCDR: Est-ce que cela signifie que les membres du jury soutiennent cette image de la Russie ?
E.D.: Oui, dans leur majorité. On sait désormais que le directeur du département d’art contemporain du Musée russe Alexandre Borovski et la critique d’art Ekaterina Bobrinskaïa ont jugé que l’oeuvre de Beliaev-Guintovt exprimait au plus près l’état d’esprit de la Russie actuelle. Le plus surprenant, c’est que cela a aussi été l’argument d’un des membres étrangers du jury, Friedhelm Hutte, représentant de la Deutsche Bank (sponsor principal du prix Kandinsky). Malheureusement, cette vision réductrice de la production russe prévaut aujourd’hui en Occident. Les critiques étrangers considèrent que les artistes russes dans leur majorité n’ont pas réussi à se défaire du passé soviétique. D’autre part, ce choix indique clairement quelles sont les orientations politiques des oligarques et des milieux aisés qui financent ce prix. Alors que jusqu’ici le monde de l’art contemporain russe se situait en opposition avec le pouvoir en place, maintenant une partie de ses représentants soutiennent une politique très conservatrice. Pour la première fois, un des plus importants prix d’art contemporain indépendants soutient un artiste ultranationaliste et pro Kremlin.
LCDR: Belaev-Guintovt se situerait donc du côté du pouvoir ? Il affirme pourtant faire partie du mouvement eurasien…
E.D.: Les leaders du mouvement eurasien sont proches du pouvoir, et c’est principalement sur leur idéologie que se base la politique du Kremlin. Beliaev-Guintovt soutient ouvertement le régime de Poutine et c’est en cela que sa consécration ne sera pas sans conséquences. Il y a quelques années encore, lorsque Timour Novikov, dont Beliaev-Guintovt se considère le successeur, lançait un mouvement artistique anti-moderne et néo-totalitaire, on pouvait croire qu’il s’agissait d’un jeu, car la situation politique était différente et que ce genre d’artiste n’avait aucun lien avec le pouvoir. Mais désormais, l’Etat cherche à user de son influence dans le domaine de l’art : on a vu récemment qu’il était capable d’entreprendre des actions pénales contre artistes et commissaires d’expositions. Cela a été le cas d’Andreï Erofeev, ancien directeur du département d’art contemporain à la galerie Trétiakov. Il avait été accusé d’incitation à la haine pour avoir organisé l’exposition Art Interdit au musée Sakharov en 2006. Il est tout à fait imaginable qu’à l’avenir, on demande à des artistes « traditionnalistes » tels que Beliaev-Guintovt de rédiger des expertises contre des expositions qui dérangent le pouvoir.
Le Courrier de Russie :: lien |