Fallait-il tuer Giuliana Sgrena ?
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09/03/05 |
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4.25 t.u. |
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Christian Bouchet |
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L'Italie a fait, lundi, des obsèques nationales à son agent, Nicola Calipari, tué par des tirs américains alors qu'il rapatriait l'ex-otage et journaliste italienne Giuliana Sgrena après sa libération à Bagdad.
Au delà de l’émotion, une question se pose ?
Les Yankees ont-il voulu tuer ou leur désorganisation est-elle telle qu’un incident de ce type soit envisageable ?
La première thèse est largement répandue en Italie et est argumentée ainsi :
1- A qui profite le crime ? Giuliana Sgrena est une militante engagée contre la guerre, journaliste à Il Manifesto (journal hostile aux Américains), c’est une spécialiste de l'Irak et du monde arabe, elle est l'auteur d'un livre contre la guerre en Irak, elle a écrit un reportage sur le calvaire d'une Irakienne détenue à Abou Grhaib, elle préparait un reportage sur la prise de Falluja et elle aurait recueilli des informations sur l'expérimentation d'armes interdites pendant le siège de la ville.
2- Que disent les témoins oculaires ? Le premier témoin, le principal témoin est Giuliana Sgrena. Ecoutons-là : « les ravisseurs m'ont dit : « les Américains ne veulent pas que vous rentriez vivante en Italie ». « Notre voiture roulait à 40 Km/h, un véhicule blindé nous a aveuglé avec un projecteur et a ouvert le feu sans sommation. 300 à 400 projectiles ont été tirés. »
Du côté des tireurs, c'est : « Nous ne savions pas, la voiture roulait à vive allure et n'a pas répondu aux sommations.»
Alors, bavure, tentative d'assassinat ?
En Italie, Giuliana Sgrena penche pour un guet-apens. Son compagnon parle d'«attaque délibérée. » Le Garde des Sceaux italien a adressé une commission rogatoire à Washington pour « homicide et tentative d'homicide ».
On ajoutera à cela que dans un communiqué publié aujourd'hui, l'Union des journalistes arabes a qualifié cet incident de « crime de guerre », tout en rejetant sur les forces d'occupation en Irak la responsabilité « des crimes de tuerie et d'enlèvement de 100 journalistes arabes et étrangers en Irak au cours des derniers deux ans. »
Mais il se pourrait aussi que l’affaire Giuliana Sgrena ne soit qu’une bavure. Dans ce cas elle serait un intéressant symptôme d’une vietnamisation rapide de la situation.
Cette seconde thèse a été développée sur RFI par Richard Labévière.
Celui-ci a expliqué en substance ce qui suit :
A l'évidence, pour lui, il ne s'agit ni d'un complot, ni d'une embuscade. Nicola Calipari et Giuliana Sgrena ont été victimes d'un dysfonctionnement à l'image d'une gestion sécuritaire confuse et frénétique. Plusieurs attachés militaires en poste à Bagdad le confirment. Présentées comme un pas décisif en direction de la démocratie donc de la paix, les dernières élections législatives n'ont rien arrangé du tout. Au contraire, sur place, on a l'impression qu'elles ont accéléré et fluidifié les mécanismes de violence en sanctuarisant leurs agents comme leurs gardes fous. En charge des zones stratégiques comme par exemple l'aéroport de Bagdad, les unités américaines se sont enterrés et calées sur des règles de fonctionnement spécifiques qui n'intègrent plus l'imprévu. Cette féodalisation sécuritaire se double du syndrome d'Haïphong, le syndrome de la sudation en vase clos bien connu depuis le Vietnam et le Cambodge.
Confinés dans leurs popotes, les soldats compensent la baisse de leur moral par l'alcool et la drogue. Les ventes d'essence et de matériels militaires donnent lieu à toutes sortes de trafics et de passe-droits. Au final certaines unités se détachent de leur chaîne de commandement, d'autres allant jusqu'à se mercenariser. Les ordres ne sont plus exécutés et les bavures se multiplient, non seulement contre de la presse internationale mais surtout à l'encontre de la population civile. Ainsi, le Pentagone dissimule un chiffre que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne peut pas, lui aussi, révéler: depuis deux ans, plus de 20.000 civils Irakiens auraient péri dans des opérations de maintien de l'ordre de la Coalition.
Si cette seconde thèse était exacte, elle relativiserait beaucoup les dernières rodomontades de l’oncle Sam. Embourbé aujourd’hui en Irak comme hier au Vietnam, sa capacité de nuisance serait bien amoindrie. La Syrie et l’Iran pourraient alors dormir sur leurs deux oreilles.
Christian Bouchet
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