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:::::::: textes idéologiques :: douguine ::
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Entretien avec Alexandre Douguine, éditeur traditionaliste
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15/07/02 |
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5.42 t.u. |
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Robert Steuckers et Arnaud Dubreuil |
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Moscou
Q.: Monsieur Douguine, vous êtes éditeur à Moscou depuis que la "perestroïka" permet ce genre d'activité indépendante. Vous avez édité ou vous allez éditer les Rig-Véda, la "Volonté de puissance" de Nietzsche, le "Golem" et l'"Ange à la fenêtre" de Gustav Meyrinck, "Chevaucher le Tigre" et "Impérialisme païen" de Julius Evola, "La crise du monde moderne" et le "Règne de la quantité" de René Guénon, "Ungern le Baron fou" de Jean Mabire, "Méphistophéles et l'Androgyne" de Mircea Eliade, etc. Tout cela dans le cadre des éditions AION et de l'association ARCTOGAIA. Mais ces textes, m'avez-vous dit lors de notre première ren-contre en juillet 1990, circulaient déjà en sa-mizdat depuis longtemps. Pouvez-vous nous raconter brièvement cette odyssée? Quel im-pact ont eu ces livres clandestins?
AD: Le samizdat en général, les Russes le faisaient pour rire. Mais avec Evola et Nietz-sche, qui circulaient en samizdat, il y avait rupture. Leurs écrits tranchaient par rap-port au samizdat conventionnel, anti-com-mu-niste et démocratique. Ces livres étaient agaçants. On nous prenait d'abord pour des "satanistes", des êtres immoraux, des gens agités par de sombres desseins. L'impact global de nos livres était assez insi-gnifiant parce que la liberté de penser n'a été qu'un résultat de la liberté d'expression. Les gens n'étaient intéressés que par le nom des au-teurs qui avaient des relents scandaleux et non par le contenu de leurs ¦uvres. Au-jourd'hui, le public montre davantage d'in-térêt pour le contenu. Il s'habitue peu à peu à des idées comme l'inégalité, l'élitisme, la métaphysique, l'aryanité, la métaphysique jui-ve, la tradition indo-européenne, le tradi-tionalisme, l'eschatologie (mot totalement inconnu avant nos interventions éditoriales). Toutes ces réactions du public sont encore superficielles mais le déclic s'est produit. Le public n'est pas encore capable d'opérer des distinctions entre les diverses écoles de pen-sée (traditionalisme, néo-spiritualisme, nou--velle droite, troisième voie, New Age, ca-tholicisme, etc.). Il est difficile d'évaluer le ti-rage de nos titres en samizdat. Nous en imprimions 50 ou 100 et les gens les repro-duisaient par dactylographie ou tout autre moyen, surtout en Sibérie, à Krasnoïarsk par exemple. A l'époque, ce type d'édition clan-destine était dangereux. Nous risquions la prison ou le camp. Mais c'est en fait la radi-calité des théories de Nietzsche et d'Evola qui nous a sauvés. On nous prenait pour des fous; personnellement, j'ai été enfermé pen-dant un mois dans un asile psychiatrique, avec traitement médical approprié de façon à ce que j'"oublie". Au cours de cette déten-tion, une psychiatre m'a fait administrer un traitement spécial parce que j'avais dit que Heidegger écrivait en allemand, alors qu'elle était persuadée qu'il écrivait en anglais! J'ai eu aussi des ennuis pour des chansons et chansonnettes que je chantais dans nos cercles...
Q.: Quels ouvrages comptez-vous éditer dans un avenir très proche?
AD.: La chronique de l'Oera-Linda (1); Le dominicain blanc de Meyrinck et ses contes; ensuite les contes de Lovecraft ainsi que cer-tains de ses articles. Nous aimerions éditer Jean Ray. Plusieurs ouvrages de Guénon, comme l'Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues. D'Evola, nous envisa-geons la publication de la Tradition hermé-tique et de la Révolte contre le monde mo-derne sans oublier la Métaphysique du sexe. Nous éditerons aussi nos propres livres: Les voies de l'Absolu de moi-même, un ouvrage consacré à l'eschatologie et à la cyclologie tra-ditionnelle; L'Orientation du Nord du grand théoricien musulman Djemal Haïdar.
Q.: Vous enclenchez une "révolution conser-vatrice" en Russie. Mais quels sont vos mo-dèles russes? Leontiev indubitablement... Dostoïevski? Berdiaev? Valentin Raspoutine, qui siège dans le Conseil de Gorbatchev? Sol-jénitsyne et son projet de confédération grande-slave?
AD: Nous sommes plutôt des traditionalistes métaphysiciens. Mais nous estimons qu'il est nécessaire d'appliquer les éternels prin-cipes de la Tradition à la situation actuelle et cela, d'une manière différente de celle ima-ginée par le scénario conservateur de ces trois derniers siècles. C'est la raison pour laquelle nous ne nous posons pas comme des "traditionalistes" au sens politique du terme mais comme des révolutionnaires, des inno-vateurs radicaux. Léontiev nous intéresse beau-coup, parce qu'il envisage l'union des tra--ditionalistes orthodoxes-byzantins et is-la-mi-ques contre le libéralisme occidental, mais simultanément nous nous intéressons aussi au "critique de la russéité", Tchadaïev (2). Aujourd'hui, Chafarévitch nous ap-paraît très intéressant parce qu'il est le seul pen-seur au vrai sens du terme. Raspoutine nous intéresse moins parce qu'il est un tra-di-tio-naliste politique sans être un révolution-naire. Deux choses nous distinguent de la droite russe conventionnelle. D'abord, nous sommes des "patriotes du Nord de l'Eu-ro-pe", des défenseurs de la spécificité in-trin-sèque du Nord de l'Europe, et non seu-lement de la Russie. Ensuite, à rebours des droites, nous ressentons la dimension pro-prement eschatologique de notre engage-ment. Ces deux positions exigent des métho-des radi-calement différentes par rapport aux enga-gements politiques conventionnels. Quant à Dostoïevski, nous ne retenons pas chez lui sa réponse mais son questionner gé-nial. Son personnage Chatov n'est pas pour nous le reflet de sa propre personne; Dostoïevski se retrouve plutôt dans Kirilov mais aussi, en même temps, dans Stavro-guine, Verko-venski et tous les autres. Berdiaev, pour nous, n'incarne pas une pensée profonde mais superficielle, trop éclectique. Soljé-ni-tsyne apporte du nouveau, dans une pers-pective qui n'est pas celle de la droite con-ventionnelle (qui, elle, est impérialiste); son nationalisme est populiste/ethniste, dé-pour-vu de toute arrogance impérialiste. Il veut se débarrasser de l'empire soviétique artificiel, cette construction contre-nature. Nous sou-tenons ses propositions mais nous souhaite-rions les compléter par la célèbre perspective eurasienne/touranienne (3). Le NTS a été in-téressant, notamment sur le plan politique, mais il semble avoir été récu-péré par quel-que force mondialiste, télégui-dée depuis Wa-shington.
Q.: La perestroïka vous a permis d'être édi-teur, d'amorcer votre "révolution conserva-trice" sur la place publique. Mais vous la ju-gez négative pour le peuple russe. Pourquoi?
AD: Chez nous, en Russie, la situation poli-tique intérieure bascule dans le grotesque et l'absurdité. Deux courants majeurs s'impo-sent aujourd'hui à la société sovié-tique, les droites et les gauches. Tous deux sont des mé-langes idéologiques presque im-possible à définir. Les droites sont représen-tées par les communistes conservateurs, staliniens ou brejnéviens, les écrivains patriotiques non communistes voire parfois anti-commu-nis-tes, le clergé orthodoxe, les groupuscules antisémites et les patriotes ra-dicaux (c'est cette variété hétéroclite que re-couvre l'appe-lation "Pamiat"). Les gauches représentent les diverses variantes du pro-américanisme, les libéraux, les sociaux-dé-mocrates, les anar-chistes, soit, en résumé, les gens qui adhèrent à une philosophie éco-nomiste et la représentent dans ses aspects les plus purs. Paradoxalement ‹c'est un résultat du so-viétisme‹ les droites sont profondément im-prégnées par les idéolo-gèmes du gau-chis-me, du marxisme, du lé-ninisme. A droite, on nie la propriété privée et on cultive une fidélité inconditionnelle au militarisme so-cialiste. Pire, les droites so-viétiques rassem-blent les conformistes de tous poils, ceux qui, par le négativisme spiri-tuel soviétique, sont totalement corrom-pus de l'intérieur. Les droites soviétiques ac-tuelles reconnaissent comme acceptable les pires tares du socia-lis-me soviétique: la ser-vitude personnelle, la castration des volontés, la servilité et la do-cilité. Le front des droites, par conséquence, défend le système, tout en critiquant ses mo-difications démo-cratiques. Dans une telle droi-te, il n'y a au-cun trait de la contestation véritable. Ajoutez-y la germanophobie et la frousse irra-tionnelle devant tout ce qui est taxé, à tort ou à raison, de fascisme ou de nazisme, et vous aurez devant vous le triste spectacle qu'offre cette parodie qu'est la droite soviétique de l'ère perestroïkiste. Cette droite est schizo-phrène: elle veut conserver frileusement toute une série de tares du ré-gime soviétique et s'engoue simultanément pour les ar-chaïsmes grotesques, tout en vou-lant repro-duire formellement les attributs de l'époque d'avant 1917. Par ailleurs, autre trait carac-téristique: cette droite identifie tout ce qui provient de l'Occident au ju-daïs-me et toute forme d'intellectualité à la "ma-çonnerie".
Quant aux gauches, elles ne sont pas plus cohérentes. Elles pensent que la propriété privée, la valeur de la personnalité, le retour des terres aux paysans, la philosophie onto-logique, etc., sont les signes les plus purs du gauchisme radical! Tous ces hommes de gau-che sont des anti-communistes farou-ches, les ennemis jurés du marxisme, du léninisme, de l'histoire soviétique, de la Ré-volution d'Octobre. Leur nouveau mot d'or-dre: les valeurs communes à toute l'hu-ma-nité. Ils sont désormais partisans de la religion et du capitalisme.
De ce bric-à-brac idéologique des gauches et des droites ressort tout de même un clivage: celui induit par la question juive ou, inver-sément, la question de l'antisémitisme. Pour les droites, le "Juif", c'est le mal absolu, mê-me si, dans les discours, elles masquent, par démagogie, l'âpreté de cette affirmation. Pour ces droites, donc, l'origine de tous les trou-bles actuels et passés réside dans le "sionisme". Dans cet "antisionisme", toutes les variantes de la droite se rejoignent. In-versément, les gauches pensent que l'origine de tous nos maux vient de l'antisémitisme. Les gauches raisonnent ainsi: "l'anti-sémi-tisme, c'est la jalousie des pauvres (maté-riel-lement, intellectuellement, spirituelle-ment, etc.) pour les riches, de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale pour ceux qui sont en haut". Cette jalousie, pour eux, explique tout, y compris la révolution d'Octobre, ce qui est le comble de l'absurdité, le stalinisme, le bureaucratisme, le brejné-visme, etc. Un exemple: une femme, le chef du secteur culturel du Conseil du district de Moscou, m'a dit un jour cette sottise in-croyable, ty-pi-que de la gauche perestroïkiste: "Je n'ai pas lu l'article de Soljénitsyne, Comment de-vons-nous reconstruire la Rus-sie. J'ai voulu voir ce qu'il disait de l'avalanche d'antisé-mi-tisme sauvage qui nous tombe dessus. Il ne le mentionne même pas. Tout est clair! C'est un nazi! Je ne le lirai jamais!".
Mais ce qui est le plus frappant dans la Rus-sie d'aujourd'hui, c'est qu'il n'y a aucune vo-lonté d'indépendance d'esprit dans tous ces mouvements politiques. Aucune sincérité ne ressort de ce magma. Tout y est manipula-tion habile, manipulation qui calcule et spé-cule sur l'inertie immense de notre peuple russe, abattu et perverti, incapable de quoi que ce soit qui aille dans le sens d'une res-tauration nationale. Les manifestations d'ex-trémisme, comme l'antisémitisme de cer-tains cénacles de droite, restent parfaitement contrôlées et sont donc sans danger. Les com-munistes les plus à droite de Moscou, donc les plus braillards en matière d'"an-ti-sio-nisme", sont les premiers à fonder des "en-treprises mixtes" avec l'aide des mo-nopoles capitalistes et de la Banque mon-diale, dont les représentants à Moscou sont de natio-nalité juive. Pire: les droites sabotent le pro-cessus de libéralisation et aident de la sorte les dirigeants actuels de l'URSS à ne libé-raliser que ce qu'ils veulent bien libéraliser et à ne privatiser que ce qu'ils veulent s'ap-pro-prier à leur entier bénéfice. Quand les "conservateurs" s'efforcent de limiter et d'arrêter le processus de libéralisation, ils ne font du tort qu'aux citoyens ordinaires, les habi-tuelles victimes des ignominies sovié-tiques!
Les fractions de gauche et de droite se lan-cent à la tête les injures de "fascistes" et de "nazis" à qui mieux-mieux. Pour les droites le fascisme, c'est la privatisation et la libérali-sation proclamées par les gauches, selon la bonne vieille équation instrumentalisée par les patriotes: Occident = sionisme = hitlé-ris-me = capitalisme. Les gauches définissent com-me "fascistes" ou "nazies" la "brutalité populiste" des patriotes et leur servilité par rapport au pouvoir.
Pour résumer ce que je viens de dire, la per-estroïka soviétique, c'est le spectacle organisé et orchestré par les dirigeants du parti (qui, aujourd'hui, se sont déplacés dans le Conseil du Président ou ailleurs). Ils ont créé les ma-rionettes monstrueuses que sont les droites et les gauches, de façon à ce qu'elles discu-tent et argumentent à l'infini, dans une caco-phonie idiote qui ne mène nulle part. De l'au-tre côté, le peuple ne manifeste que de l'i-nertie et ne prouve que son impotence abso-lue. Il est sans vigueur, passif, titube comme un somnanbule, incapable de répondre à cet-te énorme provocation du pouvoir.
La lacune principale, c'est l'absence de con-testation véritable, de volonté politique et idéo-logique indépendante. C'est vrai pour tou-tes les strates du peuple russe; les autres républiques et nationalités sont différentes mais pas trop différentes! Dans ce caphar-naüm, il n'y a ni clarté ni cohérence idéologique. Un écrivain russe, très profond et très réaliste, Youri Mamleev m'a dit un jour: "Il ne faut pas craindre l'américanisation de notre peuple. Ce peuple russe si étrange et énigmatique est capable de défigurer telle-ment l'américanisme que l'on nous aura im-posé que lorsque l'Amérique verra le résultat, elle tournera de l'oeil; ce qu'elle aura provo-qué aura basculé dans l'horreur. Les Russes ont déjà tué le communisme en l'idiotisant à l'extrême. Si les Etats-Unis veulent perdre leur MacDonald ou leur Mickey Mouse, qu'ils les envoient en Russie! Il n'existe pas de force au monde qui soit plus grande que la force gigantesque et lente de l'idiotisme russe". Ces paroles de Mamleev sont assez brutales mais elles sont réalistes. Elles proviennent d'un écrivain qui porte un grand intérêt à toutes les formes de pathologie.
Les Occidentaux semblent l'ignorer: au ni-veau idéologique et politique, il ne se produit rigoureusement rien en Russie, mis à part une petite dose homéopathique de libéralisa-tion. Mais celle-ci n'a aucune utilité pour le commun des mortels en Russie. Donc au lieu d'admirer béatement la politique de Gorbat-chev, il faut se méfier plus que jamais des changements troublants d'aujourd'hui. Le "Prince de ce monde" ne rencontre plus le moindre obstacle, sauf peut-être l'inertie ou les résidus archaïques des structures psycho-ethniques. Si on compte sur la Russie pour faire advenir les vraies valeurs positives et traditionnelles ou pour déclencher la révolte contre le monde moderne, on se trompe, on s'illusionne. Les peuples des autres répu-bliques auront peut-être plus de chance que les Russes qui ont assimilé l'idéologie dé-structrice du communisme importé et en ont fait leur idéologie nationale. La dissolution de l'empire soviétique, les Russes la perçoi-vent comme la fin de leur mission impériale. Or la nation impériale russe est morte. Peut-être qu'un jour surgira une nouvelle nation russe revivifiée et réveillée... Mais ce ne sont pas les droites soviétiques actuelles qui contribueront à ce réveil. Le réveil de la Rus-sie et de l'Europe se produira non pas grâce à tout cela mais malgré tout cela.
Q.: Rejoignez-vous Zinoviev qui parle de "catastroïka"?
AD: Pas tout à fait. La perestroïka est néga-tive; elle est une catamorphose. Mais Zino-viev néglige l'action des forces occultes et ignore les lois cycliques. Nous, nous mettons l'accent sur les lois cycliques. Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal. Nous aurons un monde correspondant à ce que l'escha-to-logie chrétienne et traditionnelle dé-signe par l'avènement de l'Antéchrist in-carné, par l'A-pocalypse qui sévira brièvement mais ter-ri-blement. Nous pensons que la "deuxième re-ligiosité" et les Etats-Unis joue-ront un rôle-clef dans ce processus. Nous considérons l'Amérique, dans ce contexte précis, non pas seu-lement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspec-tive de la géo-graphie sacrée traditionnelle. Pour nous, c'est l'île qui a réapparu sur la scène his-torique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale. Tout cela s'aperçoit dans les facettes occultes, trou-blantes, de la décou-verte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s'étioler définitivement. Sur ce continent, les posi-tions de l'Orient et de l'Occident s'inversent, ce qui coïncide avec les prophéties tradi-tionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occi-dent et se couchera en Orient. C'est Djemal Haïdar qui, parmi nous, a été le premier à nous le faire re-mar-quer. La perestroïka, pour nous, n'est pas en-visageable sans le facteur Amérique qui en est le moteur invisible, sur les plans politique et métapolitique. Zinoviev omet d'étudier le facteur occulte "Amérique" qui, pour nous, est essentiel.
Q.: Dans la perspective de Léontiev, vous envi-sagez un grand front traditionnel, alliant les Orthodoxes et les Musulmans et vous y ajoutez la "Tradition nordique"... Pour les Russes et les autres peuples slaves ou baltes, l'idée de la Lumière du Nord est compréhensible... Mais pour les Musulmans? Comment vos amis mu-sulmans interprètent-ils la Lumière du Nord?
AD: Pour vous répondre, j'évoquerais d'abord le livre de Henry Corbin qui montre bien que la lumière spirituelle de l'ésotérisme musul-man était exactement le lumière du Nord. Un jour, Djemal Haïdar a rencontré un jeune musulman azéri qui lui a révélé que le sang sacré des cinq Imams est attiré vers le pôle magnétique, donc vers le Nord. Il a affirmé que circule parmi les tarikas azéris une lé-gende qui veut que Hitler était un Imam ca-ché, descendant d'Ali. Cette idée peut pa-raî-tre bizarre mais certains musulmans du Cau-case, plus sérieux, n'excluent pas le rôle géo-politique et mystique du Nord pour l'Umma musulmane dans la dernière phase de notre cycle. Un autre jeune intellectuel azéri, con-nu pour ses positions radicales et fondamentalistes, Heretchi, affirme que l'eugé-nis-me avait d'abord été inventé par l'imâmat avant d'être repris par le IIIième Reich...
Q.: Oui, mais les intégristes musulmans n'ont-ils pas oublié la phase ésotériste de l'Islam? Il existe dans les milieux traditionalistes en Eu-rope occidentale un engouement pour le fonda-mentalisme musulman, alors que celui-ci se ré-fère beaucoup plus au Coran qu'à un véritable ésotérisme...
AD: Le réveil de l'Islam est un phénomène indéniable. Il est évidemment assez confus et porte en soi la tendance wahabitique, c'est-à-dire la tendance moraliste et puritaine, exo-tériste donc farouchement anti-ésotériste. D'autre part, nous assistons au réveil des ta-rikas et du soufisme, soit de l'ésotérisme is-lamique. Ce qui est curieux, c'est que l'on a parfois des Wahabites qui sont en même temps pro-ésotéristes. Cette confusion est bien caractéristique pour tout l'univers de l'Islam soviétique. Parfois certains ésoté-ristes sont cosmopolites et, dans certains cas, anti-traditionnels. Parmi les représentants de l'Islam populaire, dans ses aspects les plus simples, on rencontre des éléments qui relè-vent d'un véritable ésotérisme opératif. Cer-tains tarikas sont devenus de vrais musées et ont cessé d'être des centres spirituels, ce qui joue en faveur des tendances anti-traditionnelles. Il y a comme un renversement des rapports.
Q.: Quand Gorbatchev parle de "maison com-mune" européenne, comment réagissez-vous?
AD: Les Russes en général pensent qu'il s'agit de l'abolition de leur empire soviétique, donc de quelque chose de destructeur. Les gens doutent de la capacité de la population soviétique à devenir membre à part entière de la communauté des peuples européens. L'isolement du monde soviétique, du temps de Staline à Brejnev, a donné aux Russes le sentiment d'être normaux parce qu'il n'y avait aucun repère. Aujourd'hui, avec l'ou-ver-ture des frontières, les Russes ont un sen-timent d'infériorité; ils se sentent comme des idiots, des inférieurs, des "Asiatiques", des sauvages. Moi, personnellement, je suis pour l'unité des peuples européens mais sur la base de la restauration de la Tradition com-mune spirituelle et nordique. On peut in-terpréter la "maison commune" de Gorbat-chev dans notre sens. C'est sans doute diffé-rent de ses intentions mais c'est cela qui est important. De l'Europe unie spirituellement, on pourra passer à l'Eurasie unie spirituel-lement. Et parler alors de "maison commune" eurasienne.
Q.: Quels rapports entretenez-vous, traditiona-listes russes, avec des traditionalistes chinoie ou japonais?
AD: A présent, nous n'en avons aucun. Mais nous l'envisageons avec intérêt. Ces contacts devront s'opérer sur la base d'études com-munes de la Tradition primordiale.
Q.: Vous utilisez l'expression "Kontinent Ros-siya" (Continent Russie). Pouvez-vous nous le préciser?
AD: Il s'agit de visualiser la Russie d'une manière nouvelle. Comme un phénomène en soi, énigmatique, que nous devrons examiner petit à petit dans la perspective d'un bloc continental eurasien.
Q.: Vous envisagez donc une réorganisation géopolitique de la planète?
AD: La logique eschatologique postule néces-sairement un changement brusque et global, objectif en quelque sorte, de l'état géopoli-ti-que du monde. Notre propos serait d'instau-rer à travers tous ces cataclysmes, l'orien-tation septentrionale et, de ce fait, transcen-dantale.
Q.: Plusieurs revues se sont créées à Moscou, Kontinent Rossiya, Miliy Anguel, Posledniy Polus, Tawhid, Wahdad ainsi qu'une associa-tion, Arctogaia; quels sont leurs objectifs, leurs thèmes?
AD: Pour ce qui concerne l'association ARC-TOGAIA, votre revue Vouloir a publié, dans son numéro 68/69/70, la déclaration de prin-cipe. Je viens de vous remettre celles des re-vues Kontinent Rossiya et Miliy Anguel (cf. encarts, ndlr). Posledniy Polus est un sup-plément à Kontinent Rossiya, où paraissent des textes plus actuels, politiques et artis-tiques. Tawhid est la revue de l'avant-garde métaphysique islamique fondamentaliste, fondée et animée par le grand penseur et mé-taphysicien de notre époque, Djemal Haïdar. On y considère l'Islam sous la lumière initia-tique et géopolitique, eschatologique, raciale, ethnique, économique, scientifique, artis-ti-que. C'est un curieux et génial mélange d'a-vant-garde intellectuelle et de traditiona-lis-me radical. Wahdad est le journal édité par le parti musulman Renaissance, mouve-ment fondamentaliste de la plus grande en-vergure en URSS aujourd'hui.
Q.: Monsieur Douguine, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
(Première parution : Nouvelles de Synergies Européennes, Janvier 1991)
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