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La vie tragique d'un visionnaire spenglerien
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07/09/03 |
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11.16 t.u. |
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Theodore J. O’Keefe |
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L’écrivain américain Francis Parker Yockey a longtemps fait l’objet d’un culte dans la frange autoritaire de l’extrême droite américaine. Que la première tentative sérieuse d’étudier sa vie et son influence, Dreamer of the Day [Le rêveur éveillé] de Kevin Coogan, soit le travail d’un anarchiste de gauche, est moins surprenant si l’on considère que la pensée et l’activité de Yockey a souvent défié les conventions gauche-droite. Coogan a fait un travail de recherche extensif et intensif pour ce livre, dénichant de nombreux faits obscurs et des rumeurs longtemps oubliées sur ce sujet. Le mérite de Dreamer of the Day, cependant, est amoindri par une généralisation indiquée par son sous-titre, Francis Parker Yockey and the Postwar Fascist International [Francis Parker Yockey et l’Internationale Fasciste de l’après-guerre].
La mystique de Yockey est fondée sur son principal ouvrage, Imperium, et sur sa mort mystérieuse en 1960. Coogan dissipe une grande partie de l’obscurité entourant la mort de Yockey, dans une prison de San Francisco où il était incarcéré pour fraude au passeport, en démontrant que ce fut presque certainement un suicide. Son traitement du manifeste historico-politique de Yockey en 1948 est moins définitif, car Coogan a évité un traitement descriptif et analytique systématique d’Imperium, de loin la plus substantielle des réalisations de Yockey. Au lieu de cela, il a choisi de retrouver la trace des efforts décousus et inconséquents de Yockey dans le travail d’organisation révolutionnaire, et d’éclairer diverses idées d’Imperium à travers leurs affinités (souvent ténues) avec la pensée et les activités d’un groupe ténébreux qu’il nomme « l’internationale fasciste de l’après-guerre ».
Coogan a fait un honnête travail pour la recherche des faits vérifiables concernant les origines de Yockey dans un milieu germano-américain solide de la classe moyenne. Né en 1917 à Chicago, Yockey était doué d’une intelligence puissante et analytique et d’une forte sensibilité artistique ; à son crédit, l’auteur rompt avec une pratique habituelle parmi les biographes politiquement hostiles, en n’essayant pas de minimiser les capacités de son sujet. Coogan dévoile minutieusement les années de collège vagabondes de Yockey, durant lesquelles il étudia dans une demi-douzaine de collèges et d’universités, et expose son implication croissante dans des écrits et des discours pour la cause anti-communiste et anti-interventionniste pendant les années juste avant l’entrée de l’Amérique dans la Seconde Guerre Mondiale. L’auteur consacre des efforts similaires à enquêter sur la période de guerre infructueuse de Yockey dans l’armée, qui se termina par sa réforme médicale à cause de problèmes psychiatriques (Coogan présente des preuves que Yockey les simula), ensuite il suit la trace de son sujet dans les emplois bouche-trous du milieu des années 40 en tant que procureur du gouvernement, incluant un poste mineur dans la poursuite des « criminels de guerre » de second rang en Allemagne. Il faut noter que pour la plupart de ces épisodes, tout comme pour de nombreux autres dans la vie de Yockey, Coogan fait excessivement confiance aux rapports d’interrogations et d’information du FBI que les intrigues de son sujet suscitèrent dans la dernière décennie de sa vie.
Incontestablement, comme le montre Coogan, la découverte par Yockey du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, alors qu’il était étudiant à l’Université du Michigan au milieu des années 30, fut sa grande illumination. La théorie de Spengler sur les cultures-civilisations historiques – phénomènes uniques de l’esprit, monadiques par leur isolation les uns des autres, chacun se dirigeant inéluctablement vers sa chute – que l’auteur allemand éclaira par une foule d’idées brillantes et de comparaisons inter-culturelles en musique, en économie,
en mathématiques, en philosophie, dans la vie urbaine, en art, en technologie, en littérature,
en sciences naturelles, et en religiosité, pour en citer quelques-unes, fit plus qu’éblouir et instruire son jeune lecteur : elle le convertit.
En un sens, la vie de Yockey après la lecture de Spengler ne fut qu’un prologue à sa retraite en 1947 à Brittas Bay à Wicklow sur la Mer d’Irlande, où il accoucha des plus de six cent pages d’Imperium en moins de six mois, tout comme on pourrait dire que sa vie après cela
ne fut plus qu’un post-scriptum à ce livre. En plus de reprendre le schéma du « philosophe
de l’histoire », Imperium véhicule d’autres influences, incluant les réflexions politiques inflexibles de Spengler dans Années décisives et Prussianité et socialisme, les théories autoritaires de Carl Schmitt sur le droit et la politique, et les doctrines géopolitiques de Karl Haushofer et de ses prédécesseurs. Le titre et l’impératif du livre viennent du défi spenglérien à saisir le moment où chaque culture est destinée soit à périr soit à abandonner la fleur printanière de sa jeunesse, et, en repoussant les ennemis extérieurs et intérieurs, à atteindre une époque d’Autorité et de Devoir (le penchant de Yockey pour les majuscules n’est égalé par aucun auteur de langue anglaise depuis Carlyle). Reflétant l’angoisse de Yockey devant les ruines de l’Europe, en cette année 1947, et son défi à la coalition encore formellement intacte des « ploutocrates » occidentaux et des bolcheviks orientaux, incluant les Juifs qui jouaient un rôle majeur dans les deux camps, Imperium est dédicacé au « Héros de la Seconde Guerre Mondiale », sans aucun doute Adolf Hitler.
Pour le lecteur d’un certain âge et d’une certaine sensibilité, Imperium peut ressembler à la pierre philosophale, embrassant toute l’histoire humaine, éclairant avec des idées dures une politique (sans parler du tabou juif) qu’on ne pourrait jamais trouver dans un livre de science politique ou dans la National Review, et concluant par un puissant appel à la renaissance de l’Occident. Cependant le livre fut remarquablement incapable d’inspirer une révolution césariste pour nettoyer l’Europe de ses officines capitalistes et repousser les « Mongols du Kremlin ». Les quelques centaines d’exemplaires d’Imperium publiés en 1948 et la tentative de Yockey pour entraîner divers euro-fascistes comme Oswald Mosley ne purent pas transcender les limitations théoriques du livre et la propre personnalité impolitique de l’auteur. Par dessus-tout, cependant, le rejet par Yockey de toute possibilité pour que l’Amérique puisse jouer le rôle de Rome par rapport à la Grèce/Europe se heurta à la menace soviétique qui semblait de plus en plus pressante.
A partir d’ici, Coogan fait bifurquer Dreamer of the Day vers des récits rapportés, mais pas toujours fermement fondés, concernant les obscurs et vains efforts de Yockey pour mettre en œuvre le programme d’Imperium, et en explorant l’« internationale fasciste », l’expression de l’auteur pour un agrégat de théoriciens et d’activistes dont la pensée, pense Coogan, reflète diverses idées de Yockey. Cela ressemble à une mauvaise affaire pour le lecteur intéressé par la vie de Yockey, par ses idées, ou par son influence. Au lieu d’un compte-rendu mesuré de celles-ci, Coogan rapporte les innombrables rendez-vous de son sujet, généralement avec des nullités, et souvent vues d’une façon oblique ou obscure à travers des sources invérifiables. Un auteur plus avisé aurait consacré plus d’attention et d’analyses que Coogan aux tensions inhérentes à la cour que faisait Yockey aux anti-communistes américains les plus durs (il semble même avoir écrit un discours, rempli d’idées « yockiennes », pour le sénateur Joseph McCarthy, que, hélas, le sénateur ne prononça jamais), et à ses tentatives pour cultiver l’Union Soviétique, récemment purgée de ses influences juives, face à une Amérique qui ne montrait aucun signe de libération vis-à-vis du « déformeur de Culture ». En dehors de ces efforts (qui pourraient bien avoir inclus des activités d’espionnage sur la frontière en liaison avec des services secrets du bloc soviétique), il aurait probablement suffi d’observer que Yockey, interprétant mal l’esprit de l’époque, avait cherché à réaliser son rêve de césarisme révolutionnaire non seulement dans une Amérique, mais aussi une Europe, dans lesquelles
le pragmatisme, le matérialisme et l’optimisme l’emportaient facilement sur le pessimisme culturel héroïque et l’idéalisme altruiste de Yockey.
De longs passages de Dreamer of the Day sont consacrés à passer en revue une quantité de penseurs principalement européens, beaucoup d’entre eux anciens fascistes italiens ou nationalistes allemands, nationaux-socialistes ou pas, qui affirmaient rejeter le racisme réducteur de Hitler, en particulier son aversion pour la Russie slave, et qui étaient souvent prêts à faire cause commune avec des non-occidentaux, des Soviets à Nasser et Castro, contre l’influence américaine débilitante. Ici l’auteur peut être instructif et occasionnellement divertissant, mais son traitement des idées politiques et philosophiques parallèles à celles de son sujet est souvent erroné ou hors de propos, en termes d’influence réelle dans un sens quelconque. Une critique positive d’Imperium de la plume de l’ésotériste fasciste Julius Evola ou de l’ancien officier SS et propagandiste Johann von Leers suffit pour entraîner Coogan dans des chapitres entiers de fantaisies sur l’Atlantide et les Hyperboréens ou les expéditions archéologiques lointaines (et apparemment exagérées) de l’Ahnenerbe SS, qui sont souvent suivis par des histoires d’activités politiques n’ayant qu’un lien très ténu avec Yockey.
Pire, l’auteur a laissé son enthousiasme pour de telles diversions divertissantes l’entraîner à des spéculations injustifiées sur ce qu’il appelle l’Ordre, « une nouvelle sorte de Chevaliers
du Temple organisés pour fonctionner clandestinement » (p. 320). Coogan ne fournit aucune preuve de l’existence de ce corps d’élite d’adeptes fascistes, qu’il imagine ailleurs avoir été lié dans les années 40 et 50 par un « pacte avec le diable » au chef de la CIA d’Eisenhower, Allen Dulles. Les tentatives de Coogan pour associer Yockey à l’Ordre ne sont pas plus efficaces que ses bavardages sur les intérêts mystiques de ses membres. L’opinion de Coogan selon laquelle « en entrant dans les méthodes utilisées dans le monde occulte et traditionnel, Evola développa des techniques de contrôle de la pensée extrêmement puissantes semblables à MK-ULTRA » (p. 336) provoquera des levers de sourcils chez ses lecteurs les plus flegmatiques, dont certains se demanderont aussi pourquoi il n’y a pour celle-ci aucune référence à une source sur l’une des nombreuses pages de notes inclues à ce livre.
Dans l’interprétation la plus stricte, Dreamer of the Day n’est ni une bonne biographie, ni une histoire d’idées, ni un exposé fiable de la droite anti-bourgeoise en Europe et en Amérique pendant les années 50. Une biographie de deux cent pages qui serait plus concentrée, plus critique de ses sources, plus judicieuse dans l’évaluation de l’influence réelle de Yockey en tant que penseur, organisateur, et révolutionnaire, est encore à écrire. Malgré tous ses défauts, cependant, Dreamer of the Day a son utilité, en tant qu’introduction à un ancien courant de pensée et à une action (tentative d’action) de défense de l’Occident qui se défend assez bien comparé aux efforts bruyants et prévisibles des « conservateurs » nord-américains pendant le dernier demi-siècle. Coogan est souvent un écrivain séduisant, avec surtout une objectivité, un sens de l’humour, et un intérêt réel pour les actions de ses sujets, rares chez les gens de gauche parlant des gens de droite (et vice-versa). Malgré ses défaillances, Coogan a été globalement à la hauteur de la tâche de décrire une foule de personnages bien plus divers et intéressants que toute collection comparable de gauchistes ou de conservateurs du « mouvement ». Tout bien considéré et pesé, il est difficile d’accabler un auteur qui (parlant de la sexualité polymorphe du propagandiste américain de l’Allemagne, Sylvester Viereck) peut produire une ligne comme « Dès sa jeunesse il eut aussi un penchant pour les orgies ».
Ce texte a été publié dans le Journal of Historical Review (2002), dont Theodore J. O’Keefe est le directeur.
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