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:::::::: textes idéologiques :: douguine ::

Raisons spirituelles de la civilisation eurasiste

20/07/04 11.55 t.u.
Nikolaï Nikolaievich Alekseiev

On reproche parfois à l’eurasisme de donner trop de poids aux fondations naturalistes de
ses idées ; chez lui le moment matériel (la géographie) définirait le contenu spirituel de la civilisation, qui représenterait une sorte de « superstructure » au-dessus de la base purement physique. Dans ce sens, l’eurasisme aurait comme un parfum de marxisme. Il est nécessaire de protester fortement contre une telle interprétation de la théorie eurasiste de la civilisation
et de l’histoire. L’eurasisme a toujours souligné l’énorme signification des raisons spirituelles de la civilisation – ces émotions spirituelles qui représentent la source directrice de tout développement culturel, ces « idées-forces » sans lesquelles la civilisation ne pourrait pas exister, sans même parler de se développer. L’eurasisme s’oppose à toutes les théories naturalistes ou biologiques de la civilisation, comme le matérialisme économique, le racisme, etc. Mais en même temps l’eurasisme ne sépare pas les « idées » de la « matière », ne tombe pas dans l’idéalisme abstrait à l’opposé du matérialisme abstrait. Pour l’eurasisme, chaque idéalité est inséparable d’une certaine réalité – même d’une « matérialité » – liée à elle. Idéalité et matérialité sont essentiellement les moments dialectiques d’une réalité complète, tout comme forme et contenu, continuité et discontinuité, unité et multiplicité, force et masse. Ainsi, dans l’intégrité de la civilisation eurasienne, dans sa réfraction relative de sa réalité terrestre, le moment matériel est le satellite éternel de l’idéal, qui par conséquent non seulement ne perd pas sa valeur, mais acquiert substance et énergie, indispensables pour
la vie réelle et pour l’action historique réelle.

La définition de l’aspect spirituel de la civilisation eurasiste se trouve face à cette difficulté : le « spirituel » étant le produit de l’énergie et de la force, se trouve toujours en devenir et en mouvement. Ainsi le contenu spirituel de la civilisation ne peut en aucun cas être exprimé à l’aide de définitions purement statiques. Mobilité et dynamisme sont toujours intrinsèques
à son contenu. L’aspect spirituel de la civilisation eurasienne n’est jamais le simple datum [dannost’], il est toujours en même temps intention éternelle [zadannost’], tâche et but. L’homme eurasiste non seulement existe, mais il est aussi créé par le processus du développement culturel. Ce processus de créativité culturelle n’est jamais pacifique, indolore et sans détour. La civilisation subit les mêmes maladies de croissance que l’organisme physique. Le moment négatif de l’histoire, dont parle Hegel, apparaît aussi toujours dans
le développement culturel. Ses manifestations réelles sont les révolutions culturelles et les « sauts », aussi inséparables de l’histoire des sociétés humaines que de l’histoire du monde physique et animal.

Dans la période moscovite de son histoire, jusqu’à la seconde moitié du 17ème siècle, la Russie représentait une sorte de monde en elle-même, dont les raisons spirituelles étaient justement l’eurasisme. Non seulement par les liens vitaux existants, mais aussi par Byzance et son influence, l’Orient en Russie était en contact avec l’Occident. Mais combien ce monde de Moscou était éloigné de l’Europe – chacun peut s’en convaincre en lisant les témoignages
et les impressions de Moscou [ramenés] par n’importe quel ancien voyageur européen.

Le mouvement décisif de ce monde auto-contenu vers l’Europe eut lieu pour la première fois en résultat de la révolution culturelle de Pierre le Grand. Les eurasistes soulignent toujours que l’Empire russe bâti par ce tsar à l’image de l’Europe n’était en réalité ni l’Europe, ni l’Asie, mais une formation authentiquement « eurasienne ». La seconde révolution culturelle – au sens d’un mouvement vers l’Occident européen – fut réalisée par les bolcheviks.
Le bolchevisme peut être considéré comme un « saut » de plus dans la direction de l’européanisation de la Russie, bien qu’en résultat de cela la Russie ne devint pas l’Europe. Au contraire, le marxisme et le léninisme russes exprimèrent brillamment tous leurs
traits non-européens, purement « eurasiens ». Pour clarifier le sens spirituel de ces deux révolutions, il est nécessaire de souligner que Pierre voulait greffer en Russie les formes culturelles de l’Europe actuelle, contemporaine, alors que le bolchevisme commença à
greffer en Russie les formes d’une Europe socialiste – c’est-à-dire, une Europe à venir, idéale, mythique – qui n’ont en fait jamais encore existé. La Russie bolchevique a anticipé l’Europe, au sens où elle eut l’idée de réaliser en elle-même l’une des utopies sociales européennes. Ainsi, en Russie le processus d’imitation de l’Occident est inévitablement passé. Pour la Russie moderne, l’Occident est déjà idéologiquement appauvri. Au contraire, les éléments révolutionnaires de l’Europe veulent aujourd’hui imiter la Russie, professant les fameux slogans: « Vive notre Révolution d’Octobre … Vive les Soviets » – de nouveaux idéaux
sont aujourd’hui indispensables pour la Russie. Les premiers eurasistes le comprirent et les formulèrent dans les termes les plus clairs et les plus complets.

« Ayant libéré notre pensée et notre sentiment du monde des œillères occidentales oppressives – écrivait en 1922 N.S. Trubetskoy – nous devons tirer de nous-mêmes, des sources des éléments spirituels russes nationaux, les éléments nécessaires à la création d’une nouvelle vision du monde. Dans cet esprit, nous devons aussi éduquer la génération à venir. En même temps, tout à fait libérés de la vénération envers les substituts de la civilisation occidentale, nous devons en tous cas travailler à la création d’une civilisation nationale originale – une civilisation qui s’inspire d’une nouvelle vision du monde, et qui en même temps justifie par elle-même cette vision du monde. Dans cet énorme travail incluant tout, il y a du travail pour tout le monde, pas seulement pour les théoriciens, les penseurs, les artistes et les scientifiques, mais aussi pour les techniciens, les spécialistes et pour les philistins ordinaires. L’exigence commune claire pour tout le monde est une révolution radicale de notre vision du monde » (« Sur la route », Berlin 1922, p. 314).

L’eurasisme veut vaincre l’Occident non de l’extérieur, non de l’intérieur – mais avec le même esprit de l’Occident que l’homme eurasien a aussi fait sien aujourd’hui. Aujourd’hui
ce n’est pas seulement la classe supérieure de la société russe qui est pénétrée des principes occidentaux, comme dans la vieille Russie pré-révolutionnaire – aujourd’hui les plus larges couches du demos russe sont captivées par l’activisme, l’énergétisme, le productivisme, le matérialisme économique et l’athéisme occidentaux. Par conséquent la tâche de l’eurasisme devient non seulement nationale, mais aussi universelle : le peuple russe doit en lui-même et par lui-même triompher de l’homme occidental, qui a répandu sa civilisation partout dans le monde. Cet eurasisme universel diffère radicalement du fascisme, du national-socialisme et des tendances similaires, qui sont des doctrines nationalistes et qui ne possèdent aucune tâche universelle.

Un tel dépassement est vu par l’eurasisme dans la « sortie vers l’Orient », c’est-à-dire en acceptant ces valeurs qui ont constitué les bases des civilisations orientales et qui ont été méprisées et niées par l’Occident le plus récent. Nous ne parlons pas de l’« asiatisation » de la Russie et du monde entier, mais de la construction d’une nouvelle civilisation sur la synthèse réalisée de l’Orient et de l’Occident – la civilisation eurasienne. Nous pourrions dire que cet appel à l’Orient ne vient pas seulement des lèvres des eurasistes. L’Occident lui-même, dans son actuelle crise spirituelle, commence à se référer différemment à l’Orient, commence à l’écouter attentivement et essaye de comprendre. Nous pourrions dire très justement qu’aujourd’hui l’Europe aussi en arrive à s’« eurasianiser » elle-même – qu’une fois de plus prend de l’importance la dimension universelle de la doctrine eurasiste. [1]

Dans une certaine mesure, l’Occident fut déjà spontanément dépassé par le bolchevisme, en dépit du caractère purement occidental de l’idéal marxiste qui inspirait les bolcheviks. A la différence de l’Europe récente, un trait typique de l’Orient se manifeste dans ce zèle religieux particulier, cette atmosphère particulière de croyance, dont les civilisations anciennes et orientales étaient imprégnées. Il est généralement reconnu que cette atmosphère de croyance constituait le trait basique de la vie spirituelle dans l’ancienne Russie. Et il faut dire que cela ne sera pas annulé par le marxisme russe, en dépit de l’enseignement officiel d’irreligiosité [d’athéisme]. « La vie sera bonne, parfaite, nous construirons une vie absolument heureuse » – tel était le motif majeur, soulevant les masses révolutionnaires du peuple russe. Au nom de cette vie parfaite, des millions de victimes furent sacrifiées. Le lourd fardeau de la vie réelle russe fut supporté fréquemment sans plaintes et dans l’urgence. Il est impossible d’imaginer cet état d’esprit en l’absence d’une profonde croyance en un paradis terrestre à venir – ce que les vieux socialistes appelaient la Nouvelle Jérusalem, le nouveau règne de Dieu sur terre. C’est suffisant pour douter un seul instant de la force salvatrice de la commune, et tout le système communiste devient inconcevable. Sa raison idéocratique basique tombe, sur laquelle il se tenait et résistait tout entier. Par son esprit, le marxisme russe est bien plus proche du vieux socialisme religieux du début du 19ème siècle, que du « socialisme scientifique ».
En Occident, ce socialisme religieux excita un petit nombre d’intellectuels, venant de l’environnement catholique religieux (comme par ex. Saint-Simon). En Russie il captiva de larges masses et devint un énorme mouvement populaire. Aurait-il pu en être ainsi, sans cette croyance brûlante dont nous avons parlé précédemment ?

Les saint-simoniens croyaient que viendrait un temps où l’industrie serait « le culte authentique devant l’Eternité ». On pourrait dire que dans la Russie actuelle ce temps est déjà venu. La foi en la victoire finale du socialisme, comme une sorte d’Annonciation absolue, créa ici la « croissance continue de l’enthousiasme des masses prolétariennes » et généra cette énergie de la construction industrielle qui donna naissance à une nouvelle relation au travail productif sous la forme de brigades [de travail], d’émulation socialiste, etc. L’état d’esprit psychologique infusé dans ces masses se manifeste sous la forme d’une ferveur titanique, d’inspiration et d’émotions et de sentiments similaires au religieux. Le productivisme emprunté à l’Occident vient en Russie non de raisons d’égoïsme personnel, non de l’instinct du bénéfice personnel, mais de certaines émotions collectives où le romantisme de la coopération commune, de la cause commune et de la solidarité collective de tous les travailleurs est ressuscité.

En Orient, la personnalité humaine a toujours été plus liée à l’ensemble social qu’en Occident. L’Orient a été étranger à l’individualisme et à l’atomisme social occidentaux – ces pierres d’angle de la récente civilisation occidentale. La réaction contre l’individualisme en Occident – exprimé dans les théories sociales organiques, dans les idées de l’école historique du 19ème siècle, dans les doctrines de la sociologie occidentale, pour finir dans le socialisme et le communisme occidentaux – fut seulement un courant idéologique, ne se reflétant que faiblement dans le système des institutions actuelles et de la vie sociale réelle. Le mode de vie social de l’Occident continua à être strictement individualiste, jusqu’à la montée des récents mouvements sociaux de masse sous la forme du fascisme et du racisme. Incontestablement, devant la montée de ces derniers mouvements, le bolchevisme russe a radicalement reconstruit une relation valide entre l’individu et la société, rejeta résolument l’individualisme économique et politique. L’individualisme économique n’eut jamais d’importants avocats en Russie, tout comme ici la doctrine individualiste des droits naturels de l’homme et du citoyen ne fut jamais populaire ni très répandue. Beaucoup plus typique de la psychologie de l’homme russe fut la doctrine selon laquelle l’individualité est inextricablement liée à la société et
se justifie seulement par l’accomplissement de quelque mission sociale, de la « cause commune ». Ainsi le bolchevisme, opposé au marxisme occidental, ne tente pas de se lier
à l’individualisme. D’où son rejet radical des institutions libérales et démocratiques de l’Occident, sa défiance envers les droits bourgeois de l’individu et envers le parlementarisme européen. D’où aussi l’hostilité radicale des bolcheviks envers la social-démocratie occidentale classique, envers tout ce qui en Russie est appelé menchevisme. Il est même possible de reprocher au bolchevisme que presque tout ce qui concerne la question de l’individu et de la société a été résolu en pratique d’une « manière asiatique », que le système politique et économique du communisme russe a ramené inexorablement l’individu au service de l’Etat – commettant ainsi une offense envers le principe léniniste de l’approche dialectique de la solution de la question de l’individualité et de la société. Cette solution dialectique ne consiste pas en la dilution de l’individualité dans la société ou, au contraire, dans l’effacement de l’existence autonome de la société dans les individualités séparées, mais dans la synthèse de l’individuel et de l’universel, du privé et du social. Telle est aussi la vraie solution eurasiste à ce problème, qui fut formulée par les eurasistes à la fois dans leurs vues économiques (système public / privé) et dans leur philosophie juridique.

L’eurasisme, finalement, a déclaré plus d’une fois que même le matérialisme économique marxien était en fait dépassé dans le communisme russe, en dépit du fait que la doctrine de la dépendance de l’idéologie vis-à-vis de la base économique représente une partie intégrale des articles de foi léninistes. Dans la pratique économique des bolcheviks-communistes russes, ce n’est pas l’économie qui définit l’idée, mais au contraire l’idée, le plan, dirigent l’économie. L’économie occupe une position subordonnée par rapport au Plan, et de cette manière tout
le système a un caractère idéocratique. Un tel type erroné d’idéocratie implique que l’idée directrice soit purement « économiste » en elle-même. Il n’y a rien en elle, sauf pour le culte de la production au nom de l’idéal purement égotiste de la satisfaction des besoins primaires
– l’idéal de la satiété. Les besoins spirituels, bien que jamais niés par les bolcheviks, ne possèdent pas réellement d’existence autonome dans la théorie marxiste. Le dépassement du matérialisme économique par le communisme russe est par conséquent seulement formel, et
le matérialisme ne sera fondamentalement dépassé en Russie que lorsque le système marxiste de valeurs sera remplacé par le système eurasiste de valeurs.

A la base de toute civilisation se trouvent toujours certaines valeurs spirituelles, emplissant
le peuple qui bâtit cette civilisation avec un pathos créatif, et exigeant la construction et la stylisation d’une vie en accord avec ces valeurs. De telles valeurs ne sont généralement pas comprises par les porteurs de la civilisation en question. On pourrait dire que la civilisation est habituellement un produit de la créativité subconsciente, et que les valeurs se trouvant à
la racine de la civilisation doivent être découvertes pour la première fois par la philosophie culturelle. [2]

Des tentatives très intéressantes pour définir les principaux principes, typiques des différents types de civilisation, ont été faites par les philosophes européens, par Spengler et – en partie
dans la même ligne de pensée – par Frobenius. Nous parlons de l’opposition bien connue entre l’homme ancien, apollinien, et le nouvel Européen, l’homme « faustien ». Le premier était dépourvu du sentiment de l’infini, et ne cherchait pas à le maîtriser. Il aimait à être isolé dans son propre monde étroit, dans sa cité, dans les limites de l’espace accessible à lui seulement. Il était profondément provincial dans toutes ses manifestations de civilisation, dans sa religion, sa science, sa philosophie, etc. Le second, l’homme faustien, inversement, voit l’infinité et tend vers elle ; tout son sentiment du monde est enveloppé dans la sensation du sentiment de l’infinité, et toute son activité vise à maîtriser cet infinité. Variant quelque peu de l’idée de Spengler, Frobenius croyait à deux sentiments du monde caractérisant l’esprit
de l’homme oriental et de l’homme occidental : le premier vit et perçoit comme dans une caverne, et ne considère pas le monde comme sa maison (Welthöle, Hölengefühl), le second vit dans le monde comme dans sa maison et perçoit son infinité, sa vastitude (Weltweite, Weltgefühl [3] ).

Il est remarquable que ces deux tentatives soient faites également le long d’une ligne de définitions purement dimensionnelles. Cela vient du fait qu’elles furent faites par l’homme occidental, qui est immergé dans la contemplation de l’espace et qui comprend toute sa civilisation comme la maîtrise de l’espace et de tout ce qui est inclus dans cet espace. Déjà très éloignée de cette voie était, par exemple, la représentation de la civilisation indienne, qui percevait parfaitement l’infinité du monde, mais ne considéra jamais sa maîtrise purement extérieure comme un accomplissement positif ! L’opposition spirituelle des deux types culturels de base, oriental et occidental, ne doit pas être exprimée par ces définitions extérieurement spatiales, mais par une antithèse métaphysique conséquente, dont la réconciliation représente une tâche historique de la civilisation eurasiste.

Transcendantalistes et immanentistes

Nous pensons que parmi les raisons vitales formant l’impulsion ultime de toute créativité culturelle ne peut exister aucune contradiction plus intense et plus fondée que la contradiction entre l’aspiration à la transcendance et l’aspiration à l’immanence. La relation dialectique de ces deux concepts définit finalement la contradiction entre Occident et Orient. L’Occident – dans les limites de sa vie historique « de grand style » observée par nous – fut toujours plus immanentiste que l’Orient. C’est absolument incontestable concernant les idéaux de la plus récente civilisation occidentale, dont le but principal est réduit à « nier le Ciel et dominer
la Terre ». Et pour quiconque voudrait avancer l’ancienne religiosité de l’Occident comme objection à notre thèse, nous pouvons souligner l’indubitable immanence de l’idéal catholique de la théocratie terrestre, dont la foi en celle-ci établit une division radicale entre l’Orient chrétien et l’Occident chrétien. Nous pensons même qu’une pleine attention doit être
accordée à l’idée de Dostoïevski, selon qui le plus récent socialisme occidental, en tant qu’idéal de l’ordre irreligieux [athée] final sur Terre, est génétiquement lié à la doctrine catholique de la théocratie terrestre. Et en opposition à celle-ci, quelle aspiration à la transcendance caractérise les bases de la vision-du-monde spirituelle orientale ! Souvenons-nous même du cosmisme des philosophies chinoise et indienne, souvenons-nous de la doctrine de la transcendance extrême de la Divinité des gnostiques orientaux, de l’indifférence orientale envers l’ordre terrestre, la négligence de tout économisme et de toute technique. Il est aussi indiscutable que l’Orthodoxie orientale est beaucoup plus inclinée à la transcendance que le catholicisme occidental. L’idée de ce dernier sur la théocratie terrestre n’a jamais pris racine parmi nous, bien que nous fûmes aussi en même temps étrangers au pur idéalisme de
la non-mondanité. L’Orthodoxie orientale ne nie pas la chair, mais requiert sa transfiguration. Elle ne sépare pas le monde transcendant de la substance, qui fut plutôt représentée comme étant illuminée par la lumière divine, transformée à la suite de l’acte mystique du commencement, participant plutôt de l’énergie divine [4]. La dialectique de l’histoire montre aujourd’hui le monde eurasien au stade final de sa foi dans les idéaux immanents.
Le communisme russe est le dernier mot de l’engouement occidental pour l’immanence, la dernière tentative de construire le « paradis terrestre ». Mais plus le moment du fameux « saut du règne de l’esclavage au règne de la liberté » approche, plus la croyance chiliastique dans
la commune rédemptrice s’affaiblit. Le communisme devient une affaire relative, terrestre, une politique au jour le jour avec ses petites préoccupations et ses petites querelles. La foi entourant la Russie comme un feu brûlant a besoin d’un nouvel objet, d’un nouveau contenu. Il vient un temps où la « conquête de la Terre » ne requiert plus la négation du Ciel, mais
sa nouvelle révélation. Devant le monde eurasien se trouve le problème de réconcilier la transcendance nouvellement révélée avec la pratique terrestre héritée du communisme : la problème de la réconciliation de l’Orient avec l’Occident.

Repos et mouvement

Les idéologues de la civilisation occidentale glorifient l’activité de l’homme occidental, la comparant à la passivité de l’homme oriental [5]. Et aucune civilisation ne manifesta une telle quantité d’énergie, que le fit la civilisation européenne. Elle semble être dans un état constant d’activité et de mouvement. L’homme européen ne connaît pas le repos, il en a honte. La vie des grandes villes européennes avec leur mouvement nerveux est le vrai symbole de la civilisation occidentale.

En philosophie existe un très ancien dilemme : quel est l’état supérieur – le mouvement ou
le repos ? L’homme oriental préféra le repos au mouvement, alors que l’homme occidental parvint à la conclusion opposée. L’attitude de l’homme oriental envers le repos est enracinée dans les bases profondes de la philosophie orientale. Le sentiment oriental du monde réside sur la base d’un certain centre divin immobile, le « milieu immobile », qui guide le monde entier par son « activité immobile » (« Shun-yun » dans la philosophie chinoise, avec l’état particulier de l’« activité immobile », « Wei-kiu-wei » ; « Es Sakir » dans le mysticisme islamique : « Pax Profunda » dans le mysticisme ultérieur). Nous comprenons la sagesse originelle de cette doctrine, si nous remarquons que tout changement et tout mouvement ne peut être imaginé que comme un processus à l’intérieur d’une réalité incomplète. La parfaite complétude de la réalité ne requiert pas de changements, puisque le changement ne lui est
pas nécessaire, et tout changement signifierait la perte de sa complétude, son déclin. Un sens pleinement identique se manifeste aussi dans le pur mouvement ou déplacement physique. L’essence omniprésente n’a pas besoin de déplacer ou de changer sa place, puisque – même en l’absence de mouvement – elle peut être trouvée dans tous les endroits simultanément et éternellement. Le mouvement peut aussi être considéré comme une manifestation d’aspiration à l’ubiquité particulière aux formes d’existence limitées et relatives. Une telle aspiration est profondément dialectique dans sa nature. Dans son mouvement, le corps semble vouloir abandonner ses limites spatiales, vouloir être pas seulement « ici », mais aussi « là », mais sans jamais réussir : lorsqu’il occupe un nouveau lieu, il perd ainsi l’ancien. Le mouvement, dès qu’il devient être, est une telle aspiration à l’ubiquité, qui ne peut jamais être satisfaite.
Il atteindrait le non-être dès qu’il atteindrait la vitesse absolue, c’est-à-dire qu’il serait simultanément « ici » et « là », ce qui signifie déjà la perte du mouvement. Il est impossible de se mouvoir à l’intérieur de soi-même, comme il est impossible de sauter dans ses propres bras. Tout cela démontre le vide et la stérilité métaphysiques du mouvement, son authentique relativité. Et tout cela révèle le vide final de ce sentiment du monde qui fait du mouvement
la catégorie suprême.

Le monde eurasien est aujourd’hui infecté par l’attrait spontané du mouvement non moins que le monde de la civilisation occidentale. L’énergétisme est devenu l’idéal basique de la Russie communiste ou, du moins, un idéal inculqué avec zèle et obstination. Rien ne transmet mieux cet état d’esprit de mouvement perpétuel haletant et d’extrême dépense d’énergie que certains produits de la littérature soviétique (par ex. « Temps, en avant ! » de Kataiev). Le simple fait de lire ces ouvrages emplit l’âme d’un sentiment de hâte éternelle, d’une sorte d’inquiétude déconcertante, d’une certaine intensité énergétique. Les temps viendront – peut-être sont-ils déjà venus – où l’homme eurasien, fatigué par cette danse presque démoniaque, comprendra la sagesse de la tranquille contemplation. Il comprendra que le suprême idéal métaphysique
et religieux est le « mouvement dans le repos », ou le « repos en mouvement » – suprême généralisation dialectique du mysticisme. Alors la conciliation sera atteinte concernant le contraste entre l’Orient « dormant » et l’Occident « énergétique ».

Théorie et pratique

La philosophie occidentale a été essentiellement théorique. Elle a cultivé la pure théorie, comme si elle était un « but en elle-même ». Cet esprit théorique de la philosophie occidentale peut être perçu en lisant les premières pages de la Métaphysique d’Aristote et en les comparant avec tout autre ancien traité philosophique hindou ou chinois. Et s’il exista jamais en Occident une philosophie, non en tant que « pure théorie », mais en tant que doctrine de « salut » (Heilslehre), l’influence orientale est ici indubitable (chez les pythagoriciens, chez Locke, dans le néo-platonisme, etc.). En particulier, toute sorte de connaissance acquit un caractère de théorie pure dans la nouvelle Europe bourgeoise, où la science devint théorie autosuffisante, libérée de la pratique, et où la philosophie visait à devenir pure science.
En opposition à cela, la philosophie orientale préserva toujours un caractère « pratique », poursuivit toujours un but suprêmement spirituel et en même temps actif – précisément le but mystique de la libération finale et du salut final [6]. En ce sens il y a une certaine similarité formelle entre la philosophie orientale et l’aspiration connue de Marx de fondre la philosophie avec la pratique, et de rendre pratique toute connaissance. Mais Marx pensait à cette « pratique » d’une manière purement matérialiste, comme à une technique, comme à une
pure transformation productive du monde, puisque son usage visait à satisfaire les besoins humains. Marx ne connaissait pas non plus cette pure théorie et cette pure philosophie
qui ont brillamment montré leur application pratique en Russie. Moins que tout autre, la philosophie soviétique-marxiste est une « pure théorie » – non, elle est un instrument de
lutte des classes, une méthode de propagande communiste, un moyen pour diriger plus efficacement ce qui a été appelé la « ligne générale » politique de la classe dirigeante. Ici la Vérité théorique et philosophique est remplacée par l’opportunisme de classe et par l’idéal
du succès technique.

Particulière à l’eurasisme est l’aspiration à joindre la science à la pratique, à la combiner au processus productif, à lui ajouter le caractère d’un laboratoire. Mais la connaissance technique à son tour ne peut avoir un caractère autosuffisant. La technique doit servir quelque but plus élevé, dont la connaissance ne peut être obtenue ni dans les laboratoires, ni dans le processus de production. De tels buts sont à rechercher dans une direction spirituelle, qui est aussi en même temps une activité spirituelle. Le matérialisme économique ne sait rien d’une telle connaissance, ni ne l’enseigne. Il croit naïvement que les préoccupations égotistes de
classe de l’opprimé et du pauvre sont suffisantes non seulement pour inspirer au monde
la transformation de la nature matérielle, mais aussi pour changer réellement cette nature.
[Or] c’est seulement à l’esprit transformé que sera révélée la manière de changer la matière.
La seule chimie de cette tâche n’est pas décisive, même si elle fusionne avec la production. L’eurasisme vise à la synthèse de l’idée de connaissance active dans ses acceptions orientale et « occidentale », marxiste.

Le même raisonnement peut être exprimé autrement : l’eurasisme accepte pleinement cette cause immanente qui agit déjà maintenant avec une grande énergie en connexion avec la construction économique, sociale et politique du monde particulier de l’Eurasie. Il souhaite intensifier et renforcer ce monde, en le coordonnant consciemment et conséquemment avec les traits initiaux et originaux et les caractères distinctifs du monde eurasien. Mais il aspire
à consacrer et à interpréter ce travail comme une aspiration à la transcendance, dans la perspective de laquelle l’homme-créateur est rien moins que l’assistant de Dieu.

L’eurasisme est un mouvement en lui-même, et apprécie le mouvement. Mais il désapprouve le mouvement haletant transformé en une sorte d’idéal ultime. Il comprend que le monde, du fait de son imperfection, est condamné au mouvement. L’eurasisme écoute avec attention les lois du mouvement et cherche à les utiliser complètement. Mais, venant de l’abysse du mouvement, il sent et entend aussi ce monde « d’activité immobile », dans lequel l’imperfection pesant sur nous est salutairement effacée et surmontée.

Tous les eurasistes aspirent à la pratique. Mais la « pratique ordinaire » n’est qu’un stade et une voie vers la libération finale et le salut final.

Ainsi ils combinent un effort déterminé concernant les questions de ce monde – dont la connaissance fut exprimée avec une force singulière par l’Occident durant les derniers siècles – avec la conservation des valeurs éternelles vivantes et puissantes de l’Esprit de l’Orient.

De cette manière ils préparent la synthèse historique – eurasiste – à venir.

Il serait possible d’aller plus loin dans ces comparaisons, mais nous pensons que ce qui a
été dit suffira à affirmer une pensée déjà exprimée dans l’une des premières publications eurasistes : « Nous sommes des métaphysiciens, et en même temps des ethnologues et des géographes ». Cette définition par laquelle le comte Keyserling renomma le communisme,
le fascisme et le racisme, nous est inapplicable. Nous ne sommes pas des « telluriens » ou, plus précisément, nous sommes plus que des telluriens. Nous aspirons au « rayonnement de l’empire de l’essence spirituelle », à l’« incarnation de la croyance dans la religion et dans l’action vivantes et concrètes ».

Notes

[1] Je citerai comme exemple le plus typique un fragment d’un récent ouvrage philosophique : « Il semble difficile que l’Occident, du fait de son esprit et de l’ensemble de ses tendances, puisse continuer à s’écarter toujours plus de l’Orient, comme il le fait aujourd’hui, sans causer tôt ou tard une réaction qui apporterait, sous certaines conditions, les conséquences les plus favorables ; cela nous semble des plus difficiles, puisque la sphère dans laquelle la civilisation occidentale moderne se développe est, par sa nature, la plus limitée de toutes ». Voir R. Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1932, p. 328. Notons que l’auteur appartient à un milieu catholique. Voir aussi le nouveau livre en allemand de Richard Windelband, Homme et Être, qui est entièrement rempli de l’« esprit eurasiste » originel.

[2] Voir mon livre Théorie de l’Etat, p. 56.

[3] Frobenius, Du folklore à la philosophie, 1925.

[4] A cet égard, la doctrine de l’« énergie divine » de Gregory Palamas (célèbre théologien
et mystique byzantin du 14ème siècle) acquiert une importance particulière. Les idées de ce théologien renommé sont si éloignées de l’Occident et si inacceptables pour ce dernier, que l’éditeur catholique de certaines œuvres de Palamas a préfacé l’édition par un désaveu, s’excusant devant l’opinion publique catholique. Voir Minne, Patrology, t. 151, p. 551.

[5] Voir par ex. Henri Massis, Défense de l’Occident, 1927. Intéressantes à cet égard sont les opinions de Bergson dans son dernier livre Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, p. 235, et le dernier chapitre : Mécanique et mysticisme.

[6] Les objections contre ce point, faites par Walter Buben, Greek and Hindu Metaphysics, dans le Journal of Hindology and Iranistics, t. 8, 2ème éd., 1931, n’atteignent pas leur cible, comme cela est démontré de manière convaincante par O. Lacombe dans l’épilogue au livre du jésuite H. Dundee, The Ontology of Vedanta, 1932. Voir aussi le raisonnement similaire
de J. Maritain dans l’avant-propos de son livre sur Bergson.

Extrait du livre de Nikolaï Alekseiev, Le peuple russe et l’Etat [Russkii narod i gosudarstvo], Agraf, Moscou 1998.

Traduit du russe par M. Conserva.

 
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12/11/04
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