Asie centrale : la poudrière, les allumettes et les apprentis sorciers
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22/04/05 |
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14.27 t.u. |
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René Cagnat |
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L’engagement limité, mais évident, des États-Unis en faveur de la révolution kirghize des tulipes vient d’indisposer encore plus les dictateurs locaux : qu’ils soient ouzbek, turkmène, tadjik ou kazakh, les despotes centre-asiatiques, qui se tournent de plus en plus vers Moscou, s’attendent désormais au pire de la part de Washington. Ils n’ont pas tort : l’inévitable effet « domino », qui s’exercerait à partir d’une Kirghizie devenue démocratique, risquerait de susciter au coeur de la région une explosion aux effets incalculables. Aussi, dans le cadre d’une exacerbation du « Très Grand Jeu », peut-on s’attendre, si le nouveau pouvoir à Bichkek joue la carte américaine ou ne contrôle pas la situation intérieure, à l’instauration d’un véritable « cordon sanitaire », y compris par la Chine, autour de la petite république. L’installation d’une véritable démocratie est-elle possible en Kirghizie alors que le grand vainqueur, à l’issue des récents événements, n’est autre que la narcomafia qui étend son emprise sur le Sud du pays ?
LA MAIN AMÉRICAINE
Très loin de leur pays et quasiment encerclés en Asie centrale, n’obtenant en Irak comme en Afghanistan que des résultats mitigés, les Américains n’en continuent pas moins de mener au Turkestan une politique peu adaptée à leur situation réelle. La nomination d’un nouveau Secrétaire d’État particulièrement déterminé, Mme Condoleezza Rice, semble pourtant les ancrer à une action ambitieuse dont le récent tumulte kirghize pourrait bien être l’illustration la plus récente.
Bases
Les États-Unis ne disposent, en Kirghizie comme en Asie centrale, que d’une plate-forme de projection somme toute limitée. Force est pourtant de constater qu’elle est singulièrement opérante. Après l’échec essuyé à Douchanbé, où les Tadjiks ont finalement préféré l’installation d’une base russe, le dispositif militaire américain en Asie centrale se restreint aux bases aériennes de Karchi-Khanabad en Ouzbékistan et de Manas en Kirghizie. Ces deux aéroports ont un statut différent : si Karchi-Khanabad n’a, semble-t-il, de finalité que purement logistique, en revanche Manas peut servir de plate-forme pour des frappes en Afghanistan. Cette dernière base située sur l’aéroport même de Bichkek a ainsi accueilli, depuis fin 2001, pour des missions ponctuelles de surveillance et de bombardement, à côté de chasseurs F16 américains, d’autres F16 hollandais ou norvégiens mais aussi, en 2002, des Mirage français. Le refus opposé en février par le président Akaev au déploiement d’avions Awacs de surveillance électronique (1) et la faible intensité actuelle du conflit afghan restreignent pour le moment le rôle de Manas à celui de plaque tournante logistique et de transit. Sept à huit avions ravitailleurs KC 135 n’en sont pas moins présents sur le tarmac ainsi que des C 130 et divers avions de transport à longue distance. La garnison, qui comporte aussi quelques Espagnols, n’est jamais descendue en dessous de 1 100 soldats, et divers indices révèlent qu’elle est renforcée, depuis le début de la révolution kirghize, par des éléments de protection et d’intervention au profit de l’ambassade américaine. Le départ de cette garnison paraît moins que jamais à l’ordre du jour puisque des installations en dur font leur apparition à l’intérieur d’un périmètre défensif de plus en plus perfectionné. Selon le service de presse de la base, 108 millions de dollars vont être dépensés pour l’élargissement et la modernisation du dispositif actuel : vingt bâtiments sont en cours de construction pour accueillir 2 000 soldats. De plus, dix hectares seront consacrés près de la piste à un terminal de passagers, un hôpital, un centre de sport et de loisirs, un mess, etc. On note aussi la présence d’importantes soutes à munitions (2) et l’existence nouvelle d’ateliers d’entretien et de réparation à distance. L’ensemble, moderne et fonctionnel, contraste avec la vétusté de la base russe de Kant qui, à trente kilomètres seulement, comporte surtout, au long des pistes, des installations rafistolées.
Pourquoi s’incruster ?
Quelle est la finalité d’une telle « incrustation » ? En dehors de leur intérêt pour le pétrole caspien ou le gaz turkmène, il ne fait guère de doute que la lutte contre le terrorisme, invoquée par les Américains, n’est qu’un paravent commode — comme d’ailleurs de la part des Russes ! Que peuvent faire contre les terroristes les trop rapides et puissants F 16, sinon être à l’origine de « bavures » ? En revanche, assortis d’avions ravitailleurs comme ils le sont déjà, mais aussi renforcés d’autres appareils de combat et d’Awacs, ils pourraient assurer à Manas une présence gênante, aussi bien sur les arrières de la Chine située seulement à 200 kilomètres, que sur le flanc de la Russie dont la Sibérie occidentale n’est qu’à 1 000 kilomètres, voire de l’Iran sis à 1 250 kilomètres à peine (3).
Si ces préoccupations militaires concernent plutôt le moyen terme, le petit millier de civils américains - diplomates, Volontaires de la paix, hommes d’affaires, religieux, coopérants et spécialistes divers installés en Kirghizie - est animé, semble-t-il, par des soucis beaucoup plus immédiats et concrets. Si au Kazakhstan le maître mot de l’action américaine est le pétrole, au Turkménistan le gaz, au Tadjikistan la position géostratégique et la lutte contre le trafic de drogues, au Kirghizstan, petit pays particulièrement bien placé, il a surtout correspondu, ces derniers mois, à la préparation d’une « révolution ».
ANGUILLE SOUS ROCHE
Il aura donc suffi d’un seul jour, le 24 mars 2005, pour que les tulipes de la révolution fleurissent à Bichkek. Comme tous les autres acteurs ou spectateurs, les États-Unis ont été pris de court par la rapidité des événements. Ce que, par opposition interposée, Washington avait plus ou moins préparé (4) - c’est-à-dire une occupation « sous la yourte » de la place centrale de Bichkek jusqu’à la démission du président Akaev - s’est en fait déroulé au galop, « à la kirghize », au rythme de ce peuple impulsif et vif une fois qu’il est lancé.
Soulèvement à Djallalabad
Après quelques sursauts, début mars, à l’est du pays à l’issue du premier tour des élections parlementaires, le soulèvement populaire a surgi aux environs de Djallalabad, la deuxième ville du Sud kirghize. Il est né dans quelques villages perclus de misère. La conjonction entre cette misère et la candidature aux élections à Djallalabad de Kourmanbek Bakiev, principal personnage de l’opposition, a servi d’allumette à l’explosion. Dès avant le deuxième tour, prévu le 13 mars, des paysans révoltés ont envahi le centre de la cité, pris le contrôle des bâtiments administratifs et déployé leurs yourtes sur la place principale. Dans cette région méridionale où sont actives des ONG américaines comme USAid, le National Democratic Institute ou l’International Republican Institute - toutes organisations impliquées dans la préparation et le suivi des révolutions géorgienne et ukrainienne (5) - le modèle adopté pour contester l’échec au deuxième tour du candidat Bakiev a correspondu à celui de la Révolution orange ; mais la vitalité de la population kirghize ne pouvait que déborder de ce cadre non-violent. Pourtant, après neuf jours d’occupation pacifique, c’est une réaction du pouvoir central qui a servi de boutefeu : dans la nuit du 19 au 20 mars, ses commandos spéciaux ont repris les édifices occupés suscitant, dès la soirée du 20, la contre-attaque forcenée d’une foule de 10 000 paysans qu’aucun tir n’aurait pu arrêter. Les premières victimes de la Révolution des tulipes sont alors tombées. Les événements se sont déroulés dès lors à une vitesse incroyable qui amène à se poser de nombreuses questions. Même si le financement américain et le concours de certaines ONG ont pu assurer, dès l’origine, le renforcement de l’opposition et une certaine préparation démocratique de la population locale (6), ils ont été insuffisants pour soulever aussi vite les masses du Sud, puis les transporter à 500 kilomètres de là vers la capitale. Une autre force moins éloignée, mieux représentée sur place, a dû prendre le relais : il s’agit tout simplement de la mafia locale, notamment celle de la drogue.
LA MAIN DE LA MAFIA
Nikolaï Bordioujka, le Secrétaire général de l’OTSC (7), bien informé sur l’Asie centrale comme tous les Russes, fut le premier, le 29 mars (8), à parler d’une révolution « fleurant l’opium et couleur de nuit noire ». On peut penser que c’était jeter l’opprobre sur un soulèvement authentique et qui pourrait être bénéfique.
Qui finance la révolte ?
Pourtant, tous les observateurs locaux conviennent de ce qui suit : dans le Sud, à partir du 20, c’est-à-dire à partir du moment où la tension à Djallalabad s’étend à la capitale méridionale Och, la révolte trouve un soutien dans le financement et les hommes de main de la mafia locale liée à la drogue. L’inépuisable cassette de cette organisation, de moins en moins souterraine car elle a quasiment pignon sur rue dans la capitale du Sud, a servi à donner à certains manifestants des « primes journalières » allant de un à cinq dollars et à les transporter vers la capitale. On avance que ceux qui furent parmi les premiers à donner l’assaut contre la « Maison blanche » (9) appartiendraient pour une bonne part aux accompagnateurs musclés d’un mafioso célèbre d’Och. Ce personnage haut placé mettrait actuellement en place ses fidèles dans l’administration et les municipalités du Sud, alors que des armes, dont la présence était jusqu’ici cachée ou qui viendraient d’Afghanistan, feraient leur apparition au grand jour. Toute division de l’opposition, notamment entre ses grands leaders Kourmanbek Bakiev et Félix Koulov, serait l’occasion pour les forces de l’ombre — déjà opérantes au cours des pillages nocturnes à Bichkek (10) — de s’affirmer encore plus.
Comme toujours, lorsqu’une mafia intervient, se pose la question : à qui profite son action ? Cela revient à se demander : qui la manipule ? Étant données l’immense puissance et la richesse de la narco-mafia qui repose sur les récoltes d’opium de plus en plus abondantes en Afghanistan (11), l’interrogation suivante ne tarde pas : cette narco-mafia peut-elle « rouler » pour elle et mettre le feu aux poudres à son propre profit ? Notons seulement que la révolution kirghize intervient dans un pays où l’action contre la drogue était devenue plus efficace ces derniers temps (12) et promet, si on la laisse s’organiser, de devenir un véritable rempart. Les barons locaux, craignant pour leur avenir, tentent-ils d’inclure la Kirghizie dans la zone grise afghano-tadjike favorable à tous les trafics ? En vérité, ce pays est pour eux intéressant, non seulement par ses capacités de transit, mais aussi par ses possibilités agricoles : la plaine du Tchou pour le chanvre indien et l’Issyk-Koul pour l’opium figurent parmi les meilleurs terroirs qui soient. Que l’anarchie règne au Kirghizstan et ce sera tout bénéfice pour le narco-business qui, avec ses milices et ses spécialistes, assurera sur place la protection de la culture de l’opium, son transit, voire la production d’héroïne. Il est à souligner que si l’action antidrogue devait se faire plus intense en Ouzbékistan ou au Turkménistan, ces pays, ipso facto, seraient eux aussi soumis à une tentative de déstabilisation par le narco-Milieu.
LA POUDRIÈRE CENTRE-ASIATIQUE
Soyons clairs : l’extension à l’Ouzbékistan de la « révolution kirghize » en cours a peu de chances d’intervenir. Il y a pour cela trois raisons : la première est que l’opposition ouzbèke, sans cesse décapitée, n’existe guère. Pas d’allumettes de ce côté-là (13) ! La deuxième réside dans l’adage ouzbek Tinch bossa bouldi, « la paix vaut mieux que tout » : partagé par tous, ce point de vue traditionnel empêche la population de devenir le cordeau détonnant d’une machine infernale. La troisième raison - la plus déterminante sur place - se rapporte à l’opinion générale selon laquelle le président Karimov, à l’inverse du président Akaev, donnera l’ordre de tirer en cas de troubles et sera obéi (14) ! S’il en était ainsi, ce serait déjà l’explosion redoutée et il y aurait des milliers de morts. Pour ce dernier motif surtout, les Ouzbeks, tout en enviant souvent la liberté de leurs voisins, considèrent le modèle kirghize comme inapplicable chez eux.
De toute façon, encore plus que les présidents turkmène, kazakh ou tadjik, Islam Karimov a su s’extraire de l’obligation de non-violence qui a finalement perdu M. Akaev. Le peuple kirghize a d’autant plus réagi qu’il savait que son Président ne ferait pas tirer : ce dernier, tenu sur le plan financier, espérait du FMI, justement en mars, une restructuration de la dette kirghize (15), bien sûr exclue en cas de violence. Par ailleurs, Askar Akaev se doutait que le recours à l’état de siège ne lui donnerait pas le concours absolu de la police et de l’armée : la première est encore ulcérée d’avoir porté, depuis 2002, le chapeau des événements d’Aksy, ce qui ne l’incite guère à l’utilisation des armes (16) ; la deuxième, dont les officiers ont profité de stages multiples aux États-Unis, ne cache guère une opinion favorable aux Américains et à l’opposition.
Rien de tel en Ouzbékistan, où la police et l’armée, régulièrement débarrassées de leurs éléments susceptibles de cas de conscience (17) font partie du système Karimov. Seule la mort du Président ou des fautes énormes de la haute hiérarchie -analogues à celles du pouvoir akaévien finissant -pourraient les amener à hésiter, ce qui serait immédiatement le début de la fin. En effet, à la différence de la Kirghizie, où ce sont surtout des éléments mafieux qui se font jour en cas de crise, tout atermoiement de la direction ouzbèke se traduirait, à côté de jacqueries, par l’éclatement d’une insurrection musulmane qui toucherait notamment le Ferghana. Cette révolte, née de la souffrance des croyants sous le joug karimovien, s’étendrait sans tarder aux Ferghana kirghize et tadjik : l’instauration du califat centre-asiatique dont rêve le Hizb Al-Tahrir — Parti de la libération, mouvement islamiste clandestin — pourrait alors concerner, dans les cinq républiques, les zones de peuplement tadjik et ouzbek et remettrait ainsi en cause toute l’organisation politique de l’Asie centrale. Elle serait assortie en outre d’une forte incitation au soulèvement chez les Ouighours du Xinjiang chinois, eux-aussi malmenés pour leur foi et très proches des Ouzbeks. Une telle réaction en chaîne ne peut être exclue si, par exemple, la mort soudaine de M. Karimov devait se traduire par un flottement du pouvoir à Tachkent.
Diverses raisons militent pour une assez faible vulnérabilité face à « l’exemple kirghize » des autres pays d’Asie centrale : la prospérité naissante du Kazakhstan, qui profite de la manne pétrolière ; l’isolement du Turkménistan, écrasé par un dictateur qui trouve sa force dans les revenus du gaz ; enfin, au Tadjikistan, le souvenir de la guerre civile qui décourage tout soulèvement. On ne peut cependant exclure, de-ci de-là, des explosions lorsque la conjonction d’au moins deux facteurs servira d’allumette : par exemple, ajoutée à la misère, la persécution religieuse ou une répression maladroite, voire l’action souterraine d’une mafia, celle de la drogue en particulier. Le Turkménistan, où aujourd’hui les narco-barons ont quasiment les coudées franches pour faire transiter l’héroïne afghane, sera susceptible de devenir la cible d’une « révolution » le jour où cette facilité disparaîtra. Il y aura donc, au sein comme autour du bastion kirghize de la démocratie - mais est-il vraiment parvenu à ce stade ? - bien des occasions pour les grandes puissances d’avancer leurs pions sur cet échiquier qu’est devenue, par l’impéritie et la division de ses dirigeants, l’Asie centrale.
L’EXACERBATION DU « TRÈS GRAND JEU »
Seul le président Karimov réagit de temps en temps aux manipulations des superpuissances : « Nous regrettons - a-t-il dit - que, sous le masque d’une lutte contre le terrorisme international, les principaux joueurs géostratégiques de ce monde soient engagés dans une lutte d’influence en Asie centrale, région d’importance cruciale. La conséquence de ce fait est que le vrai combat contre le terrorisme peut se retrouver en dehors de l’action menée » (18). Tachkent a donc approuvé fin février la proposition du président kazakh Noursoultan Nazarbaev de créer une Union des pays centre-asiatiques. Il n’en ressort
pas moins des expériences passées d’intégration régionale que les États locaux sont strictement incapables de résister de façon organisée aux pressions extérieures. Askar Akaev s’y est risqué tout seul en refusant aux Américains, le 15 février, l’installation des Awacs à Manas et, par deux fois en mars, en ignorant l’offre russe de recourir à l’article 2 du Traité de sécurité collective qui prévoit un « mécanisme de consultation » annonciateur d’une intervention. L’équilibre diplomatique entre les puissances n’a pu être maintenu et le président kirghize s’est effondré. Ce type de pression antagoniste va certainement se développer car la rivalité locale entre Washington et Moscou atteint des sommets.
Une affaire extraordinaire d’intoxication, relayée par l’Agence de presse kirghize, vient d’en témoigner. En mars est apparu dans les rues de Bichkek un document en anglais, assorti d’une traduction et d’une explication en russe. Il s’agissait de la publication commentée d’un rapport confidentiel de l’ambassadeur américain en Kirghizie, consacré à la situation pré-électorale et daté du 30 décembre 2004. Seules quelques exagérations en fin de document dénotent un texte contrefait ou complété pour nuire aux Américains. L’ambassadeur, par exemple, y considérait un peu crûment la Kirghizie « comme une base pour la démocratisation du Tadjikistan, du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, et la diminution de l’influence chinoise et russe dans la région ». Pour faire bonne mesure un en-tête annonçait que le document avait été intercepté et diffusé par l’organisation pakistanaise du Djamaat-E-Islami. Très curieusement, l’Agence de presse officielle kirghize a publié la traduction russe du rapport l’après-midi du 19 mars, soit à la veille de la tentative de reprise en main à Djallalabad. Le titre alors choisi pour la dépêche « Là où le chien se terre » témoignait pour le moins d’une extrême tension entre Bichkek et Washington. Interrogés depuis, les Américains perçoivent dans cette parution une tentative d’intoxication d’un niveau exceptionnel dont les Kirghizes, Arabes ou Pakistanais seraient incapables. Il ne reste donc à l’attribuer qu’à la Russie ou à la Chine, mais la grande qualité de la traduction russe disqualifie les Chinois.
Que Moscou en soit réduite à de telles manoeuvres dignes de la guerre froide laisse pantois. Même si le départ d’Akaev correspond à une perte d’influence de Moscou en Kirghizie, le Kremlin a encore les moyens d’attiser le feu contre Washington. Que le nouveau gouvernement kirghize accordât l’installation des Awacs à Manas et l’on verrait Russes et Chinois agiter leurs affidés contre le pouvoir en place. L’apparition autour du pays d’un « cordon sanitaire » destiné à empêcher la contagion de la démocratie sera une menace permanente pour Bichkek. De même, à la veille de l’élection présidentielle de juillet prochain, pourra-t-on assister à la rivalité de candidats pro-américain, pro-russe, avec le soutien de telle ou telle mafia. Quant aux Chinois, quelque peu échaudés par les troubles des 24 et 25 mars, ils observent à nouveau un profil bas, leur arme essentielle et terrible demeurant l’interruption de leur commerce avec les Kirghizes.
En somme, si les États-Unis ont marqué un point en Kirghizie, la case conquise, tant par son isolement que du fait de la versatilité de la population, est encore bien fragile. Hormis quelques intellectuels et contestataires, quelques convertis au protestantisme, quelques officiers, quelques hommes d’affaires, quelques nouveaux riches de la classe moyenne et, il est vrai, pas mal de jeunes séduits par le modèle américain, l’Occident n’a en sa faveur qu’une faible base populaire. Le mélange politico-mafieux auquel il est confronté est d’une complexité extrême et se présente comme un baril de poudre. Si, malgré tout, les Américains veulent profiter de l’occasion pour étendre la démocratie en Asie centrale, les conséquences seront telles que l’on pourra qualifier les instigateurs « d’apprentis sorciers ».
René Cagnat
Ce texte de René Cagnat est issu de la mailing list http://www.mideastweb.org. Il ne porte pas de référence à une source d'origine
(1) Cf. notre précédent article dans Défense Nationale d’avril 2005.
(2) Dont certaines furent aménagées par une unité du Génie français.
(3) Mais à 500 kilomètres seulement de Karchi-Khanabad.
(4) L’ambassadeur américain Stephen Young a multiplié les déclarations sans ambiguïté en faveur d’un retrait de la scène politique du président Akaev. En même temps, ses services soutenaient ouvertement l’opposition, notamment par la création en 2003 d’une imprimerie consacrée à la « presse indépendante ».
(5) Cf. à ce sujet l’article « Dans l’ombre des révolutions spontanées » de Régis Genté et Laurent Rouy ; Le Monde diplomatique de janvier 2005.
(6) Selon le service de presse de l’ambassade américaine à Bichkek, sur 50,8 millions de dollars donnés en 2004 à la Kirghizie, 12,2 ont été consacrés au développement de la démocratie « par l’assistance aux partis politiques non-partisans (?)... ; aux medias indépendants » ; 21,8 ont servi par ailleurs à l’essor des réformes. Ainsi l’ONG locale « Spravedlivost » — justice en russe —installée à Djallalabad et financée par les Occidentaux, a-t-elle été très utile dans l’éveil des citoyens à la défense de leurs droits.
(7) L’Organisation du Traité de sécurité collective, créée en 2002, regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan autour de la Russie. Elle dispose en Kirghizie de la base de Kant.
(8) Dans un entretien publié par le quotidien russe Izvestia.
(9) Siège de la présidence à Bichkek.
(10) Notamment contre les magasins chinois ou turcs.
(11) La récolte de pavot en 2004 est la plus importante jamais enregistrée en Afghanistan : ce fait à lui seul relativise la prétendue réussite de l’intervention alliée dans ce pays.
(12) L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, déjà représenté depuis 1999 par une Agence de contrôle assez performante au Tadjikistan, a ouvert en 2003 une agence semblable au Kirghizstan. Elle comporterait un personnel de plus de 200 fonctionnaires.
(13) On a remarqué cependant, le soir du 25 mars, le rassemblement furtif de quelques opposants courageux venus soutenir, banderoles à l’appui, devant l’ambassade de Kirghizie à Tachkent, la révolution kirghize. Ils ont disparu avant l’arrivée de la milice.
(14) Un chauffeur de taxi de Tachkent est allé jusqu’à dire à l’auteur, le 27 mars, que non seulement Karimov ferait tirer sur les émeutiers, mais que, s’il le pouvait, il tirerait lui-même !
(15) La dette cumulée atteint 102,3 % du PIB (cf. Courrier des pays de l’Est : « la Russie et les autres pays de la CEI en 2004 », l’article sur la Kirghizie p. 154).
(16) La milice avait ouvert le feu sur des émeutiers dans le district méridional d’Aksy faisant cinq morts et déclenchant la démission du Premier ministre de l’époque, Kourmanbek Bakiev. On n’a jamais su au juste qui a donné l’ordre de tirer.
(17) Ainsi en alla-t-il du général Djoumaev, chef d’état-major d’une armée qui avait enfin trouvé en lui un chef de valeur.
(18) Nezavissimaya Gazeta du 14 janvier 2005.
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