
Les nouvelles forces de résistance au Moyen-Orient
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28/06/03 |
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18.03 t.u. |
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Mohammed Hassan |
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Entretien avec David Pestieau pour www.solidaire.corg (20-06-2003)
Des manifestations quotidiennes, plus de 50 soldats US tués depuis la fin de
la guerre d'agression des Etats-Unis: la résistance à l'occupation est de
plus en plus farouche en Irak. Comment l'expliquer après l'effondrement du régime
lors de la prise très rapide de Bagdad?
Mohammed Hassan. Je parlerais de retrait de l'armée et du gouvernement, et
non d'effondrement. Il n'y a pas eu de redditions massives. La résistance
nationale irakienne a déclaré dans les médias arabes qu'elle fera savoir
dans l'avenir ce qui s'est passé lors de la prise de Bagdad, mais que ce n'est
pas la question du moment.
Je pense que le commandement irakien a étudié l'expérience de l'Afghanistan.
Là non plus, il n'y a pas eu de redditions des talibans: ils se sont retirés
de Kandahar avec la plupart de leurs armes intactes.
Mais les Etats-Unis ont quand même le pouvoir en main en Irak, non?
Mohammed Hassan. Il y a aujourd'hui deux gouvernements en Irak. Il y en a un
qui dirige le pays la journée, par l'occupation et la terreur militaire et
psychologique qu'il essaie d'imposer. Mais il ne sait pas ce qui se passe
réellement. Ce gouvernement d'occupation n'a pas vraiment de police. Il a
essayé de la construire à partir de l'ancienne, mais en vain: elle est
infiltrée par des éléments du parti Baath, fidèle à Saddam Hussein. Il n'a
pas le temps de former en quelques semaines une toute nouvelle police.
Ce gouvernement ne trouve quasi aucun répondant dans l'administration. La
base communale de cette administration a disparu. Et surtout, ce gouvernement n'a
pas d'armée irakienne, qui a disparu. L'armée irakienne était composée
d'officiers recrutés parmi les élèves les plus brillants des universités
irakiennes. Mais ceux-ci ne collaborent pas à la reconstruction de l'armée.
Les soldats manifestent car ils ne sont pas payés. Là encore,
l'administration US n'a pas le temps de former de nouvelles forces dociles.
Surtout que même les alliés irakiens les plus proches des Etats-Unis, comme
Chalabi, les dénoncent aujourd'hui comme suivant une politique purement
coloniale. Un professeur de cette tendance a ainsi déclaré: «Le Parti Baath
est une composante de la vie irakienne, il doit pouvoir participer à de
futures élections, il ne fallait pas l'interdire.» Probablement que ces
valets de Washington comprennent mieux qu'une autre approche tactique serait
nécessaire.
Mais les Américains sont aveuglés par leur chauvinisme. Leurs militaires ont
été jusqu'à violer et tuer des femmes irakiennes. Ils entrent dans les
maisons, les saccagent et piétinent tout, entrent dans les chambres des
femmes, ce qui est la pire offense que l'on puisse faire dans la culture
irakienne. Saddam Hussein avait raison de dire aux Irakiens quand les
Américains étaient aux portes de Bagdad: «Vous verrez la vraie nature du
colonialisme et vous ne vous laisserez pas faire.»
Saddam Hussein serait-il encore en vie? Et vous parlez d'un second
gouvernement, qu'entendez-vous par là?
Mohammed Hassan. Oui, il y a une sorte de gouvernement qui agit quand les
Américains dorment. Un gouvernement qui fait mettre des portraits de Saddam
sur les places publiques, qui appose des graffitis sur tout ce qui
représente l'occupation américaine. L'armée US passe son temps à devoir
enlever tout ça durant la journée et elle doit recommencer le lendemain,
comme le rapporte le quotidien arabe Al Qods.
Des journaux américains remarquent que des Irakiens sommés de mettre leurs
maisons à disposition de l'administration US reçoivent la visite de
représentants de l'ancien régime les enjoignant de ne pas le faire. Il y a
de fortes indications qu'une bonne partie de la structure du parti Baath s'est
retirée lors de la prise de Bagdad et qu'elle est en train de se
réorganiser.
Quant à Saddam Hussein, tous les médias arabes s'accordent à dire que ses
lettres sont authentiques. Il est donc en vie et appelle à résister, à
minimiser toutes les divergences entre sunnites et chiites, entre Kurdes et
Arabes, entre partisans de son régime et opposants.
Mais la résistance est plus large et s'est regroupée dans une résistance
nationale irakienne qui veut la fin de l'occupation. Toutes les autres
questions qui peuvent diviser les Irakiens sont secondaires maintenant face
à une occupation illégale qui viole la charte de l'Onu. Une occupation dont
les motifs officiels, comme la présence d'armes de destruction massive,
apparaissent clairement aujourd'hui comme une vaste tromperie. Ce sont les
Irakiens qui doivent décider de leur gouvernement, pas l'occupant US. Les
Etats-Unis ont déjà perdu en Irak...
Les Etats-Unis ont perdu en Irak?
Mohammed Hassan. Oui, ils ont voulu exciter les tensions entre chiites et
sunnites pour provoquer une guerre civile, cela a échoué. Le sentiment
national irakien a dominé. Le pèlerinage des chiites à Kerbala a surtout
permis le retour de milliers d'opposants chiites armés, réfugiés en Iran,
mais qui sont tout aussi anti-américains. Ils ont évidemment une vision d'un Etat
islamique en Irak, mais ils s'unissent avec d'autres forces de la résistance
qui ont d'autres vues idéologiques.
Dans une de ses lettres, Saddam Hussein appelle les Irakiens «à utiliser les
mosquées, les mariages et les enterrements comme autant d'occasions de
s'opposer à l'occupation américaine». Vont-ils mettre des militaires
américains devant chaque mariage, chaque enterrement? Les services de
renseignements US ne peuvent pas détecter les 1001 moyens de communiquer de
la population irakienne.
Ils ont voulu collecter les armes en possession des Irakiens: ils en ont
récupéré 250 armes et quelques vieilles bombes. Or, le gouvernement irakien
a livré 6 millions d'armes à la population juste avant la guerre! Ils ont
promis une victoire rapide à leurs soldats, mais c'est tout le contraire qui se
profile.
L'armée US est aussi divisée en classes. Les officiers US installés dans les
hôtels à air climatisé comme l'hôtel Palestine peuvent dire que la
situation s'améliore. Mais les simples soldats, fils d'ouvriers, qui cuisent sous
leurs équipements par 45 à 55 degrés à l'ombre, harcelés par les partisans
irakiens, détestés de l'enfant à la grand-mère, ils ne vont pas supporter ça trop
longtemps. Des mutineries ne sont pas à exclure.
Au Sud-Vietnam, les Américains disposaient d'une armée de soutien d'un
million de Vietnamiens, d'un réseau d'agents et policiers vietnamiens et d'une
certaine base sociale limitée mais existante. En Irak, cette base est
inexistante.
L'Iran aussi est en pleine ébullition. Pour d'autres raisons: un large
mouvement étudiant conteste le régime. Dans le même temps, les Etats-Unis
accroissent les pressions, dénonçant le programme nucléaire en cours.
Pourquoi cette volonté d'hégémonie américaine?
Mohammed Hassan. Depuis 1992, la presse israélienne désigne l'Iran comme son
ennemi principal au Moyen-Orient. L'Irak ayant été très affaibli par la
première guerre du Golfe, l'Iran devenait une puissance potentielle avec une
capacité nucléaire en développement.
Vu que le pays est assez peuplé, il est difficile de bombarder des sites
stratégiques. Israël a donc essayé d'organiser des provocations et
d'encourager l'opposition monarchiste, lié à l'ancien shah d'Iran, pour
affaiblir le régime iranien.
Car malgré une politique parfois pragmatique voire opportuniste, l'Iran est
dirigé par une bourgeoisie nationale à caractère anti-impérialiste. Qui,
quelque part, a accru encore son influence depuis les guerres contre
l'Afghanistan et l'Irak.
Accru son influence? L'Iran semble pourtant encerclé par les Etats-Unis qui
occupent l'Irak et l'Afghanistan...
Mohammed Hassan. Prenons une carte pour bien l'expliquer. D'abord, depuis le
retrait des talibans du pouvoir en Afghanistan, le pays est balkanisé et
partagé entre des seigneurs de la guerre. Ainsi, la province d'Herat à
l'Ouest de l'Afghanistan est sous le contrôle d'Ismaël Khan et indirectement sous
contrôle de l'Iran.
Ensuite, l'Alliance du Nord, qui fait partie de la coalition au pouvoir, est
soutenue par la Russie et l'Iran. Un journal pakistanais affirme ainsi que
le ministre de la Défense Qasim Fahim, de l'Alliance du Nord, noue des contacts
avec la résistance et d'anciens communistes.
L'Alliance du Nord ne collabore d'ailleurs pas avec la faction
pro-américaine autour du président Karzaï dans la lutte contre les forces de résistance
anti-américaines. Et l'un des organisateurs de cette résistance, le
dirigeant islamiste Gulbudin Hekmatyar, est un allié de l'Iran.
Aujourd'hui, quasiment toutes les organisations anti-impérialistes,
d'inspiration religieuse ou progressiste, luttent contre l'occupation des
Etats-Unis et de leurs alliés. L'opposition est beaucoup plus forte que
contre l'Union soviétique dans les années 80.
Les Américains sont harcelés dans tout le pays, pris au piège comme un ours
attaqué par des milliers de moustiques. Et leur homme, Karzaï, ne contrôle
rien, n'a pas de base dans la population et est protégé par 300 soldats US
en permanence !
Mais quels sont les autres éléments qui expliquent l'hostilité aux
Etats-Unis ?
Mohammed Hassan. L'alliance Russie-Iran est très forte, pas seulement en
Afghanistan et elle contrecarre les plans US dans la région. Cette alliance
soutient ainsi la république d'Arménie face à son voisin d'Azerbaïdjan,
proche de la Turquie et des Etats-Unis. Elle fait face à la Géorgie, grand allié US
dans la région. Or, par sa position, l'Arménie bloque les plans pour faire
passer le pétrole d'Azerbaïdjan vers la Turquie plutôt que vers l'Iran.
Il y a aussi tout l'enjeu du pétrole qui se trouve sous la Mer Caspienne et
dont l'exploitation est contestée, vu qu'il se trouve dans des eaux
internationales. L'Iran est le principal obstacle à son exploitation par les
multinationales pétrolières US.
Ensuite, il y a le soutien apporté par l'Iran aux mouvements
anti-impérialistes comme le Hezbollah libanais, le Hamas/Jihad islamique en
Palestine et aussi le Hezbollah saoudien et bahreini. Sans oublier le
soutien aux mouvements chiites en Irak qui contestent l'occupation US.
En somme, en menant la guerre contre l'Irak et l'Afghanistan, les Etats-Unis
se sont créé de nouveaux et plus grands problèmes pour l'avenir.
Cela dit, la contestation sociale contre le gouvernement iranien se
développe aujourd'hui, notamment avec un large mouvement étudiant. Les Etats-Unis
semblent soutenir ce mouvement réformiste contre les conservateurs. Que
faut-il en penser?
Mohammed Hassan. D'abord, il faut se méfier des étiquettes «réformistes» et
«conservateurs» qui sont les mêmes qu'on donnait en Occident à propos des
forces, respectivement pro-capitalistes et pro-socialistes en Union
soviétique. Depuis un an ou deux, il y a effectivement des conflits au sein
du pouvoir iranien. Les Etats-Unis font tout pour les développer et les
aggraver. Via des émissions de télévision satellite, ils prônent le retour du fils de
l'ex-shah qui a été à la tête d'une dictature pro-américaine jusqu'en 1979.
La crise économique est profonde, le chômage est très élevé avec une
population jeune - 70% ayant moins de 30 ans. Une situation assez semblable
à celle de l'Algérie où il y a eu une urbanisation très rapide, sans
développement parallèle d'une économie nationale forte.
Rafsandjani, qui dirige ceux qu'on appelle les «conservateurs», veut
continuer la politique actuelle, celle du développement capitaliste national, celle
d'une plate-forme commerciale dans la région (l'économie de bazar),
s'appuyant sur les revenus du pétrole. Khatami, qui dirige le courant dit réformiste,
veut lui davantage ouvrir le pays à des capitaux étrangers.
Aujourd'hui, Rafsandjani veut empêcher le développement d'un mouvement
encore confiné aujourd'hui aux universités qui mènera inévitablement à la guerre
civile. Et il peut compter sur le soutien de l'armée, la police mais aussi
des campagnes.
Ne faut-il pas soutenir les aspirations sociales du mouvement étudiant?
Mohammed Hassan. Il faut surtout avoir une vision internationale de la
situation et voir où est le problème principal en ce moment : la lutte des peuples contre l'ingérence américaine.
Dans l'immédiat, les Etats-Unis veulent surtout développer les
contradictions en Iran pour l'affaiblir, mais n'attaqueront pas. Ils ont encore trop de
problèmes à régler sur le terrain en Irak et en Afghanistan. Mais leur but
stratégique est de renverser le régime, que ce soit de l'intérieur ou de
l'extérieur.
Dans les prochains mois, l'ingérence des Etats-Unis va pousser le
gouvernement iranien à des positions plus anti-impérialistes s'il veut garantir le
développement de sa bourgeoise nationale.
Terminons par quelques mots sur la situation en Palestine. Que faut-il
penser des propositions de paix avancées par Bush, la fameuse "feuille de route"?
Mohammed Hassan. Il ne s'agit nullement de la paix. Il s'agit d'arrêter la
résistance palestinienne qui est le moteur de la conscience du nationalisme
dans tout le monde arabe. C'est cette résistance aussi qui fait trembler des
régimes comme ceux d'Egypte et d'Arabie saoudite.
Vous savez que lors de sa rencontre à Akaba (Jordanie) avec le Palestinien
Abou Mahzen et l'Israélien Sharon, Bush a parlé d'un Etat juif, à propos
d'Israël. Aucun président des Etats-Unis n'avait encore parlé en ces termes.
Un Etat juif, c'est un Etat qui exclura les Arabes israéliens, qui exclura
les Israéliens non-croyants et surtout qui exclura tout retour des réfugiés
palestiniens sur les terres dont ils ont été chassés en 1948. C'est la
vision de la droite protestante américaine qui veut transformer la lutte de
libération nationale palestinienne en une guerre de religions, comme en
Irlande du Nord. Une histoire sans fin.
Quand on sait que des membres du Congrès des Etats-Unis envisagent
aujourd'hui d'envoyer des troupes en Israël pour combattre ce qu'ils appellent le
terrorisme, on voit où ils veulent en arriver: écraser la résistance et
créer un prétendu Etat palestinien bantoustan, comme il y en avait dans l'Afrique
du Sud de l'apartheid.
Aujourd'hui, Israël et les Etats-Unis visent particulièrement le Hamas?
N'est-ce pas une organisation intégriste?
Mohammed Hassan. D'abord, en s'attaquant au Hamas, Israël et les Etats-Unis
visent toutes les organisations de la résistance palestinienne. Y compris
les organisations progressistes comme le Front Populaire et le Front
démocratique de Libération de la Palestine.
Ensuite, le Hamas est avant tout une organisation nationaliste, motivée par
des sentiments religieux, mais dont la pratique est la lutte pour
l'indépendance de la Palestine. Il faut voir ce qui caractérise
fondamentalement un mouvement dans un contexte donné. Engels et puis Lénine
ont défendu qu'il fallait même défendre l'émir d'Afghanistan, chef féodal,
quand il s'agissait de combattre l'invasion britannique dans ce pays à la
fin du 19e siècle. Même chose quand des leaders islamiques soudanais se sont
opposés à la colonisation.
Le problème dans ces pays est la question de la libération nationale face à
l'impérialisme. Car si c'était vraiment l'intégrisme religieux qui
préoccupait les Etats-Unis, ils auraient dû s'en prendre avant tout au régime saoudien
et autres régimes du Golfe.
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