Sauvons la recherche... oui, mais pour quoi faire?
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02/04/04 |
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3.46 t.u. |
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Aurélien Durand |
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Mardi 9 mars 2004, répondant à l'appel du collectif « Sauvons la recherche », plusieurs milliers de personnes (chercheurs, étudiants et personnels divers) se sont rassemblé devant l'hôtel de ville de Paris pour manifester leur mécontentement face au manque de moyens accordés à la recherche publique et afin de soutenir l'assemblée générale des directeurs d'unité et des chefs d'équipe qui s'y réunissait. A l'issu de cette réunion, Alain Trautmann, le porte parole du collectif, déclarait devant une assemblée de professeurs d'université, de chargés de recherche et d'étudiants en liesse : « A compter d'aujourd'hui, nous déclarons les laboratoires en lutte... ! » Depuis lors, un peu plus de trois mille directeurs responsables de laboratoires ont démissionné de leur charges administratives afin de protester contre « l'abandon de la recherche fondamentale par l'état. »[1]
Loin d'être une grogne passagère et corporatiste comme semble vouloir nous le faire entendre Raffarin [2], la colère des scientifiques français prend forme il y a maintenant un an et demi avec l'annulation des plans pluriannuels de recrutement dans la recherche et dans les universités et, n'a jamais cessé de grandir jusqu'à ce jour.
D'ici à 2012, environs 50% des personnels partiront à la retraite - essentiellement issu de la vague de recrutement des années soixante-dix. Or, en ce début d'année 2004, le taux de renouvellement annuel des personnels [3] ne permet déjà plus de couvrir les besoins. De plus, le gouvernement n'a pas cessé de geler, réduire ou annuler des crédits alloués à la recherche. Ainsi, entre 2002 et 2004, auront été annulé pas moins de quatre cent soixante-huit millions d'euros, sans compter le gel des crédits – soit deux cent soixante-sept millions d'euros rien que pour le deuxième et troisième trimestre 2002. D'après le directeur de l'Institut Cochin, Axel Kahn [4], cela représente pour son centre, au total, une diminution nette de 20% des crédits depuis 2001. Selon Philippe Busquin, commissaire européen à la recherche, la France est le seul pays européen qui ait réduit son budget consacré à la recherche en 2002-2003 alors que tous les états-membres avaient « accepté l'idée qu'il fallait tendre vers 3% du PIB consacré à la recherche pour 2010. » Dans ce contexte, Patrick Devedjian aurait sans doute mieux fait de se raviser avant de jouer les provocateurs et claironner : « Aux Etats-Unis, ils ont des prix Nobel, chez nous ils font des pétitions ! » Et ce, d'autant plus qu'au-delà de la fuite des cerveaux observées aujourd'hui, la recherche devra faire face demain à un déficit de chercheurs [5]. Mais, ce qui finalement a mis le feu aux poudres, c'est la transformation, fin 2003, de cinq cent cinquante postes statutaires en contrat à durée indéterminée.
A chaque fois, les chercheurs ont tenté d'attirer l'attention des politiques et du grand public. En vain ! Décidé de porter un grand coup, une quarantaine de chercheurs se rassemblent et proposent l'idée de la démission collective des fonctions administratives. Fin décembre 2003 l'idée a fait son chemin et est adoptée. Finalement, le 7 janvier dernier, le collectif « Sauvons la recherche » [6] diffusait sa pétition éponyme et lançait son ultimatum.
Les scientifiques, agissant collectivement derrière la pétition Sauvons la recherche, expriment principalement trois requêtes :
1- « que les sommes dues aux organismes (dotations 2002 toujours non versées) leur soient immédiatement versées », 2- « que le nombre de possibilités d'embauche proposées aux jeunes chercheurs pour les concours 2004 soit significativement augmenté », 3- « qu'une mobilisation profonde du monde de la recherche prenne corps pour que la situation puisse être comprise du monde politique et économique, et de l'opinion. [...] Que soit mise en chantier dans les plus brefs délais la préparation d'assises nationales de la recherche, [...] réunissant les acteurs économiques et politiques concernés, [qui] viseront à une refondation d'un secteur d'activité vital [...]. Il devra déboucher sur la mise en place d'une politique pluri-annuelle offrant des perspectives d'embauche et de carrière attractives pour les jeunes chercheurs. »
Il s'agit donc en fait de rendre pérenne des conditions de travail leur permettant de poursuivre dans la sérénité et rendre efficace un travail de longue haleine, indispensable aux « innovations de demain. »
Or, l'argumentation retenue par les scientifiques fait malheureusement un peu trop la part belle aux idéaux libéraux. Ainsi, nous devrions défendre la recherche afin de « suivre l'accélération de l'évolution économique associée à la production des connaissances », « former les jeunes générations de manière compétitive », « disposer de la recherche la plus innovante possible » le tout étant financé par l'argent public mais soumis aux mains de l'industrie privée, à l'image de ce qui se passe aux Etats-Unis où les grands groupes rachètent à prix d'or les « start ups issus du monde académique, quand elles réussissent (sic). » Bref, une argumentation acquise malgré tout à un modèle économique adepte de la concurrence, de la propriété intellectuelle et du productivisme, consommateur de valeurs, indifférent au bien être réel d'une masse usée par le travail et générateur d'apartheid social.
De son côté, le premier ministre se déclare en faveur du développement de la recherche privée, ses prises de positions vont contre un statut « forcément générateur d'improductivité » et contre les grosses structures, tel que le CNRS, qui « sécréteraient l'inefficacité » et, pour finir, il augmente sensiblement, dans le budget 2004, les crédits impôts-recherche en faveur des entreprises. En fait, plutôt que l'application d'« une méthode politique », tout émane, chez Raffarin, d'un « préjugé idéologique. » Ainsi il en va de la recherche, comme il en va de l'emploi précaire et des smicards, des universités sans le sou, des retraites, ou de la réforme de la sécu à venir... Un libéralisme authentique dévoué(e) à la rentabilité et à l'efficacité technicienne. Or, c'est un préjugé(s) qui, limitant le champs de la recherche fondamentale en s'engageant dans la recherche du savoir rentable, risque(nt) fort, dans le contexte socio-économique actuel de nous entraîner dans une logique de sous-développement et de dépendance vis à vis de l'étranger et plus particulièrement des Etats-Unis [7]. En effet, la recherche appliquée et la recherche fondamentale s'appuient l'une sur l'autre, s'interpénètrent et se nourrissent mutuellement. Choisir l'une ou l'autre, avec pour critère la rentabilité immédiate, c'est finalement réduire le champ des possibles, et se plier définitivement aux intérêts capitalistes apatrides. Répondre à la question « que serait la connaissance sans la micro-informatique ? », ou vice versa, le démontre aisément. Pour Armel Le Bail, de l'Université du Mans, hors de question de choisir : « Toute la recherche, dans tous les domaines du savoir, sans limitation, afin de pouvoir tout faire, car c'est dans l'ignorance que l'on est impuissant. »
Certes, et sans aucun doute, la recherche doit être sauvée. Mais elle n'est pas non plus forcément bonne en soi, et à ce titre, si nous devons, pour des raisons évidente soutenir le collectif, il nous appartient d'avoir toujours à l'esprit qu'au-delà de la connaissance pour la connaissance, ou de l'innovation à tout prix, la recherche doit au final être soumise au peuple auquel elle prétend être utile. Pour cela, la recherche fondamentale ne peut et ne doit être soutenue que par des financements publics, au niveau européen pour les plus coûteuses, tandis que reste indispensable l'opposition à tout développement autonome de l'appareil techno-scientifique en le soumettant, autant que faire ce peu, au contrôle social. Seul doit primer l'intérêt commun !
Aurélien Durand
Notes :
1 - Depuis le 9 mars, trois mille deux cent quatre-vingt-neuf chercheurs - mille trois cent trente et un directeurs et mille neuf cent cinquante-huit chefs d'équipes - ont symboliquement démissionné de leurs fonctions administratives pour protester contre le manque de moyens accordés à la recherche publique.
2 - « Nous ne sommes pas dans un marchandage à la petite semaine mais face à la construction de l'avenir du pays » Libération du 9 mars 2004, Entretien avec Raffarin.
3 - Ce taux est de 3 %, selon le programme de renouvellement annuel mis en place par le gouvernement en octobre 2002. Il remplace le plan pluriannuel de recrutement décidé par la gauche pour compenser l'impact des départs à la retraite de ces prochaines années et pour renforcer la recherche.
4 - Axel Kahn est membre du Comité national consultatif d'éthique. Il est aussi le directeur de l'Institut Cochin, l'un des plus grands centres de recherche biomédicales.
5 - Ainsi, certaines disciplines comme la physique ont connu une chute de près de 50 % des inscriptions universitaires entre 1994 et 1999. Et selon Sylvie Hauchecorne et Florence Boisseau du SAIO (Service académique d'information et d'orientation), « 50 % des bacheliers scientifiques ne font pas d'études scientifiques. »
6 - Le site du collectif « Sauvons le recherche » : http://recherche-en-danger.apinc.org
7 - Les Etats-Unis sont à l'origine de 30,5 % des publications scientifiques dans le monde et de près de la moitié des brevets.
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