Alexandre avait eu l’ambition d’atteindre les Colonnes d’Hercule et de toucher au port de Cadix : les navigateurs marseillais en partirent pour l’au-delà, comme s’ils avaient voulu compléter l’œuvre du roi de l’hellénisme. Un besoin de connaître la terre et d’aller très loin avait gagné tous les Grecs.
Pythéas fut le plus heureux des deux explorateurs. Il par courut en mer, aller et retour, cent vingt mille stades1179, la plus longue traite marine qu’eût encore faite un Grec : Alexandre, seul, avait vu plus de cieux et s’était montré à plus d’hommes différents. Mais le roi de Macédoine marchait à la tête d’une armée victorieuse, sur des terres déjà visitées par les Perses. Pythéas n’était qu’un armateur de Marseille, il naviguait à ses risques et périls à travers des mers inconnues, son vaisseau était équipé à ses frais : et ce sembla plus tard une merveille, même aux yeux des Grecs, qu’un des leurs eût pu aller si loin avec ses seules ressources1180 contre vents et marée, haines et légendes (entre 328 et 321 ?).
De Marseille, Pythéas se rendit à Cadix ; et ce fut de là qu’il partit, comme faisaient les Tartessiens et les Carthaginois, pour les mers et les terres de l’étain et de l’ambre. Il doubla le « cap Sacré » de Saint-Vincent, et les autres promontoires mystérieux où les indigènes hurlaient leur foi et adoraient leurs dieux ou leurs morts. On était au printemps ; les vents du sud-ouest étaient favorables ; il gagna en cinq jours le cap Ortégal. Carthage, soit par peur des Grecs, soit d’accord avec eux, laissa passer l’aventureux Marseillais.
Il avait alors à sa droite le rivage sans fin de l’Espagne avec ses innombrables dentelures, et devant lui l’immensité de l’Océan, qui cachait les terres avancées de la Gaule. Navigateur mieux renseigné et observateur plus précis qu’Himilcon, il cingla bravement droit vers le nord-est, coupant d’une navigation très sûre tout le large du golfe de Gascogne. En trois jours, les vents du sud-ouest, domi¬nants dans ces parages, le portèrent à la hauteur d’Ouessant et des caps armori¬cains1181.
Après cette course rapide, Pythéas semble avoir reposé ses hommes et ralenti son navire. Il était d’ailleurs arrivé sur une mer plus vivante ; il approchait des marchés de l’étain ; il pouvait tirer profit à s’enquérir des choses et des gens : il s’informa et il observa. C’est ainsi qu’il nota le chapelet de petites îles qui venaient de la côte et qui finissaient à Ouessant ; qu’il reconnut la côte elle-même et le cap Saint-Mathieu ; qu’il apprit le nom de la peuplade qui habitait le continent, celle des Ostimiens, que César y retrouvera ; qu’il entendit parler du marché de Corbilo, à l’embouchure d’un grand fleuve situé plus au sud. Le Marseillais n’hésita pas à donner à toutes ces terres le nom de Celtiques : car il comprit, soit à leur situation, soit à la langue ou au nom de leurs habitants, qu’elles étaient le prolongement de l’arrière-pays de Marseille. Pour la première fois, la Gaule prenait corps aux yeux des Grecs.
Puis, il entra dans la mer de l’étain, il toucha, à une journée d’Ouessant, la côte souhaitée de Cornouailles. Jusque-là, Pythéas n’avait fait que copier ou suivre Himilcon : à part des observations plus précises, il ajoutait peu au périple de son devancier. Une fois sur les rivages de la Grande-Bretagne, il abandonna hardiment les routes puniques et chercha par lui-même la fin de cette terre du Nord : il avait des curiosités de savant qui étaient demeurées étrangères à l’esprit pratique de l’envoyé de Carthage. Pendant six semaines (avril-mai) il en suivit les côtes, remontant jusqu’à l’extrême pointe septentrionale, reconnaissant peut-être les îles voisines, redescendant le long du canal d’Irlande, rejoignant enfin le pays des mines. Et il put affirmer par lui-même, le premier des Méditerra¬néens, qu’on avait devant soi une très grande île, supérieure en étendue à la Sicile même, la plus célèbre de toutes, et comme elle en forme de triangle. Au cours de ce voyage, il débarqua plus d’une fois, calculant la hauteur des marées, surpris des quatre-vingts coudées qu’elles atteignaient sur les rivages du nord, étudiant les indigènes, leurs dieux, leurs cultures, leurs demeures et leurs rois, charmé de la concorde qui régnait entre eux, et fort étonné de voir leurs guerriers monter sur des chars, « comme les anciens héros de la guerre de Troie ».
Après avoir achevé son enquête sur l’étain, il passa dans la mer de l’ambre. Il longea, une fois encore, le rivage méridional de la Bretagne jusqu’aux falaises du pays de Kent, qui portait déjà son nom d’à présent, Cantium1183. Là, perdant de vue les « côtes blanches », il chercha la Celtique en poussant droit vers l’est : il allait plus lentement sur cette mer dangereuse, et il lui fallut près d’une semaine pour atteindre, au levant de Douvres, l’estuaire de ce grand fleuve dont parlait déjà Hérodote, l’Elbe, source de l’ambre.
Là encore, Pythéas fit un nouvel arrêt (mai-juin ?) ; il nota exactement l’en¬droit où la précieuse résine était recueillie ; on la trouvait sur les bords d’une île (Héligoland ?), à une journée de la terre ferme, et elle était transportée de là sur le continent. Il eut des colloques avec les indigènes de l’estuaire, qui étaient les ac¬quéreurs ordinaires de l’ambre, et chez qui s’en tenait le principal marché. Tout cela devait être d’un très grand intérêt pour un armateur de Marseille.
Cet énorme fleuve de l’Elbe, à l’embouchure large et profonde comme un golfe de l’Océan, paraissait marquer la frontière entre deux mondes. Pythéas ar¬rêtait à ses bords occidentaux la limite de la Celtique ; au delà des eaux, les terres basses perdues dans le brouillard furent pour lui la fin de la Scythie asiatique, venue du levant d’en bas pour confiner aux Celtes et à l’Europe.
Le Marseillais n’avait rien à voir avec les Scythes : c’était l’affaire d’Alexandre ou des Grecs de l’Orient, de s’occuper d’eux. Ses intérêts, son ambition, sa curio¬sité, l’attiraient vers le Nord et l’Occident, vers le couchant d’en haut. Ce fut en se dirigeant vers l’Ourse qu’il remit à la voile. Il allait de nouveau à la conquête du Septentrion, bien au-delà des fleuves et des rivages dont on parlait à Cadix.
Sept jours durant, l’homme des cieux tempérés et des horizons limpides gou¬verna sans crainte dans ces mers froides et brumeuses au nord de l’Elbe, il aper¬çut le renflement du Jutland, qu’il regarda comme une île. Puis, guidé sans doute par des marins du pays, il traversa le grand détroit, longea les côtes escarpées d’une terre nouvelle, et débarqua enfin dans une anse de fiord norvégien.
Les habitants de cette contrée l’appelaient du nom de Thulé. Comme tous les indigènes du Nord, ils se montrèrent obligeants, et prêts à satisfaire la curiosité de l’étranger. Pythéas put circuler dans le pays, par terre ou par eau : il alla sans doute de Bergen jusqu’à Trondheim, les centres immuables de la vie ac¬tive sur la mer norvégienne. vingt et une à vingt-deux heures, et des courtes nuits de deux ou trois heures1184, pendant lesquelles le soleil projetait encore à l’horizon les lueurs confondues de son crépuscule et de son aurore1185. Du reste, la terre n’était pas misérable, ni les indigènes de purs sauvages ; ils récoltaient des fruits, des légumes, de l’avoine et du blé ; on pouvait, dans le Sud, élever des abeilles ; on y avait du pain et des boissons fermentées1186.
Pythéas s’obstina encore, continua sa route. Il embarqua des indigènes com¬me pilotes ou interprètes navigua un jour vers le nord. Mais il n’avait plus devant lui que l’Océan du large : les gens du pays en disaient des choses effrayantes. C’était une masse formidable et confuse, qui ne ressemblait à aucune mer du monde : ni le pied de l’homme ne pouvait s’y tenir, ni la carène du navire s’y frayer un passage : on ne savait si c’était de l’eau, de la terre ou de l’air, et on en parlait comme d’un « poumon » colossal entourant tout l’univers1187. Peut-être Pythéas trouva-t-il devant lui des banquises flottantes ou ces terribles bruines du nord, qui offusquent et troublent les vues les plus nettes : il déclara avoir vu le « poumon marin » ou ce qui lui ressemblait, et se refusa, cette fois, à aller plus loin. Saturne, le dieu créateur du monde, lui interdisait ces espaces inhabités dont il s’était réservé la jouissance. Après tout, Pythéas avait, le premier des hom¬mes, parcouru la route extérieure de l’Océan, depuis les colonnes ouvertes par Hercule jusqu’à la mer fermée par Saturne. Il avait reconnu qu’Ulysse ne s’était point trompé dans ses longs récits, et qu’on rencontrait partout, sur la terre et près des rivages, des êtres humains vivant en groupe. L’automne allait venir : il fit volte-face vers Thulé, reprit de là le chemin de la Bretagne et du sud, et revint à Marseille avec le même bonheur…
Sources
Camille Jullian, Histoire de la Gaule, arbredor.com, pp 249-253