Boris Bajanov (1900-1982) fut l’un des hommes les mieux informés d’URSS au début des années vingt. Jeune communiste idéaliste et technocrate doué, il devint Secrétaire du Politburo et fut nommé (août 1923) assistant de Staline, qui était en train d’établir son pouvoir absolu. Ayant compris la vraie nature du régime, Bajanov prépara sa fuite et réussit à passer la frontière perse le 1er janvier 1928. Il collabora avec les Services britanniques, puis s’installa à Paris et tenta d’avertir l’Occident contre le danger communiste. A la mi-juin 1941, il fut approché par les services allemands qui le convoquèrent à Berlin où il rencontra le Dr. Leibbrandt (Premier Adjoint de Rosenberg), ainsi qu’Alfred Rosenberg lui-même. Dans son livre de souvenirs, il raconte ainsi ces entrevues :
A 16 heures, je fus reçu par le docteur Leibbrandt [Premier Adjoint de Rosenberg]. C’était un « Allemand de Russie » – il avait fait ses études au Polytechnicum de Kiev et parlait le russe aussi bien que moi. Il commença par me dire que notre conversation devait rester absolument secrète … Pendant qu’il parlait, un homme botté et en uniforme, ressemblant comme deux gouttes d’eau à Rosenberg dont un grand portrait était accroché au mur, sortit du bureau voisin. C’était bien Rosenberg, mais Leibbrandt ne me le présenta pas. Rosenberg s’accouda contre la table et engagea la conversation avec moi. Lui aussi parlait bien le russe : il avait étudié à l’université de Yuriev (Derpt) en Russie. Mais il parlait plus lentement et il avait parfois besoin de chercher ses mots.
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Je leur dis franchement que je ne suis pas d’accord avec leur idéologie et que je considère en particulier leur ultra-nationalisme comme une très mauvaise arme de lutte contre le communisme : il aboutit justement à ce que veut le communisme ; il dresse les pays les uns contre les autres et amène la guerre entre eux, alors que la lutte contre le communisme exigerait l’union et l’entente de tout le monde civilisé.
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Je précise : « Avez-vous l’intention de mener la guerre contre le communisme ou contre le peuple russe ? ». Rosenberg me demande de lui indiquer la différence entre les deux. Je dis : « La différence, c’est que si vous faites la guerre contre le communisme, c’est-à-dire pour libérer le peuple russe du communisme, celui-ci sera de votre coté, et vous gagnerez la guerre ; mais si vous menez la guerre contre la Russie et non contre le communisme, le peuple russe sera contre vous, et vous perdrez la guerre ».
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Après mon entretien avec Rosenberg et Leibbrandt, je me trouvai pendant plusieurs jours dans une situation particulière : j’étais en possession d’un secret d’une importance capitale, et je vécus dans l’isolement le plus total. Le matin du 22 juin, lorsque je sortis dans la rue et vis le visage sérieux des gens qui lisaient le journal, je compris ce qui se passait.
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Je passe encore un mois comme un prisonnier d’honneur. Soudain, Leibbrandt me convoque, et me demande à nouveau : l’armée allemande va rapidement de victoire en victoire, il y a déjà plusieurs millions de prisonniers, la population accueille les Allemands en faisant sonner les cloches. Est-ce que je fais toujours les mêmes pronostics ? Je réponds : « Plus que jamais. La population accueille les Allemands en faisant sonner les cloches, les soldats se rendent, mais dans deux ou trois mois, toute la Russie saura que vous faites mourir les prisonniers de faim et que vous considérez la population comme du bétail. Alors, ils cesseront de se rendre, ils commenceront à se battre, et la population va vous tirer dans le dos. Et alors, la guerre prendra une tournure différente ».
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Leibbrandt finit par perdre patience : « Vous n’êtes en fin de compte qu’un émigré sans culotte, et vous parlez comme l’ambassadeur d’une grande puissance. – Je suis effectivement le représentant d’une grande puissance : le peuple russe. Etant donné que je suis l’unique interlocuteur russe de votre gouvernement, mon devoir est de vous dire tout cela ». Leibbrandt me répond : « Nous pouvons vous fusiller ou vous envoyer casser des cailloux sur les routes, ou vous obliger à appliquer notre politique ». – Docteur Leibbrandt, vous vous trompez. Vous pouvez effectivement me fusiller ou m’envoyer casser des cailloux dans un camp, mais vous ne pouvez pas me forcer à appliquer votre politique ». La réaction de Leibbrandt est inattendue. Il se lève et me serre la main. « C’est parce que nous vous considérons comme un homme véritable que nous vous avons choisi comme interlocuteur ; il y a des tas de Russes qui font la queue chez nous et désirent travailler pour nous. Mais ils veulent être nos domestiques, et ils ne nous intéressent pas ».
Nous discutons à nouveau des perspectives de la politique allemande au sujet de laquelle je ne choisis pas tellement mes mots, lui expliquant qu’au niveau politique auquel nous nous trouvons, on peut appeler les choses par leur nom. Mais Leibbrandt proteste de plus en plus mollement. Enfin, faisant un effort sur lui-même, il me dit : « J’ai pleine confiance en vous ; et je vous dirai une chose très dangereuse pour moi : je considère que vous avez raison en tout ». Je sursaute : « Et Rosenberg ? – Rosenberg pense comme moi. – Alors, pourquoi Rosenberg n’essaie-t-il pas de convaincre Hitler que sa politique est tout à fait désastreuse ? – Ici, vous n’êtes pas du tout au courant, dit Leibbrandt. On ne peut convaincre Hitler de rien. D’abord, il est le seul à parler, il ne laisse pas parler les autres et n’écoute personne. Et si Rosenberg avait essayé de le convaincre, le seul résultat en eût été que Rosenberg aurait immédiatement été relevé de son poste, en tant qu’incapable de comprendre et d’appliquer les idées et les décisions du Führer, et envoyé comme simple soldat sur le front de l’Est. C’est tout. »
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Docteur Leibbrandt, je n’ai rien à faire ici, je veux rentrer à Paris. – Mais parce que vous êtes contre notre politique, vous allez travailler contre nous ? – Hélas, je peux vous donner ma parole que je ne vais travailler ni pour ni contre qui que ce soit. Je ne peux pas travailler avec les bolcheviks : je suis l’ennemi du communisme ; je ne peux pas travailler avec vous : je ne suis d’accord ni avec votre idéologie, ni avec votre politique ; je ne peux pas travailler non plus avec les Alliés : ils trahissent la civilisation occidentale en ayant conclu une alliance criminelle avec le communisme. Il me reste à conclure que la civilisation occidentale a décidé de se suicider, et qu’il n’y a pas de place pour moi dans tout cela. Je m’occuperai de science et de technique ».
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Je dois dire à l’honneur des Allemands que je vivrai tranquillement à Paris jusqu’à la fin de la guerre, en m’occupant de physique et de technique, et que les Allemands ne me toucheront jamais du doigt.
Et, à la fin de la guerre, avant l’occupation de Paris, je devrai partir pour quelque temps en Belgique : ainsi, les bandits communistes qui sont venus pour me tuer ne m’ont pas trouvé chez moi.
(Extrait de : Bajanov révèle Staline, Gallimard, 1979) |