Dans "L’armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre" (Paris, Hachette)Omer Bartov, citoyen israélien et professeur d’histoire contemporaine à la Rutgers University (Etats-Unis), entend apporter sa contribution à la controverse qui oppose les historiens (Historikerstreit) depuis une dizaine d’années sur le degré de « nazification » des hommes de la Wehrmacht, et sur le caractère criminel de leur comportement principalement en Europe centrale et orientale et sur le front de l’Est.
Auteur de plusieurs livres et articles sur le même sujet, il présente dans cet ouvrage quatre « thèses ». La première (pp. 29-52) paraît intéressante, selon laquelle « entre 1941 et 1942, au moment même où l’économie du IIIe Reich était mobilisée pour la guerre industrielle totale, les unités de la Wehrmacht subirent un processus radical de démodernisation » (p. 29), néologisme désignant « la dégradation matérielle du front et le retour à des formes de guerre traditionnelles » (id.). Que cette démodernisation du front, conséquence du climat russe, de l’ampleur gigantesque du front, de la supériorité écrasante de l’Armée rouge en termes de nombre de véhicules (1), ait été une réalité, les témoignages des survivants l’ont surabondamment prouvé, et l’auteur en cite quelques-uns, particulièrement poignants.
Bartov entend établir comme autant de conséquences de la démodernisation du front trois autres thèses : « D’abord, elle provoqua des pertes tellement lourdes dans les unités de combat que la colonne vertébrale traditionnelle de l’armée allemande, les « groupes primaires » qui avaient jusque-là assuré sa cohésion, disparurent largement. Deuxièmement, afin d’empêcher la désintégration de l’armée dans son ensemble qui aurait pu résulter de la destruction de ces « groupes primaires », la Wehrmacht introduisit une discipline qu’elle appliqua avec une extrême brutalité, qui fut justifiée par des arguments militaires mais aussi idéologiques. Pourtant, l’existence de châtiments draconiens ne suffisait pas lorsque la peur suscitée par l’ennemi était plus grande que la crainte éprouvée devant les supérieurs. Ainsi, en compensation de leur obéissance et en conclusion logique de la politisation de la discipline, les soldats furent autorisés à donner libre cours à leur colère et à leurs déceptions : les soldats et les civils ennemis leur servirent d’exutoire. La démodernisation du front aggrava donc considérablement la brutalisation de la troupe et rendit les soldats plus sensibles à la propagande politique et plus disposés à appliquer les mesures préconisées par cette propagande (…) C’est à ce moment-là que la Wehrmacht finit par devenir l’armée d’Hitler » (pp. 51-52).
En ce qui concerne la « destruction des groupes primaires » et la remise en cause par l’auteur de l’analyse psycho-sociologique formulée en 1948 par Shils et Janowitz, selon laquelle le facteur idéologique était resté secondaire dans la Wehrmacht, celle-ci n’ayant dû sa combativité et sa force de résistance qu’à la cohésion des « groupes primaires d’appartenance » du combattant, nous laissons à l’auteur la responsabilité de son analyse, que nous ne nous estimons pas en mesure de vérifier ni d’infirmer.
Les deux dernières thèses, sur la « perversion de la discipline » et « la déformation de la réalité » au sein de la Wehrmacht, nous paraissent quant à elles nettement plus contestables. L’auteur estime en effet que les opérations anti-partisans n’étaient bien souvent « en réalité qu’un déchaînement de violence contre des civils sans défense » (p. 138) ou un « prétexte » pour mettre « en œuvre la politique d’élimination raciale et politique nazie » (p. 139).
Il semble pourtant qu’il faille nuancer ces assertions, dans la mesure où les forces allemandes en Russie furent bel et bien confrontées à une guerre révolutionnaire (ou guerre de partisans) d’une ampleur considérable. Selon les estimations de Bernd Bonwetsch, 90.000 partisans étaient à l’oeuvre à l’automne 1941, 80.000 au début de l’année 1942, 150.000 au milieu de cette même année, 280,000 au printemps 1943, et jusqu’à un demi-million en 1944 (2). Ils infligèrent aux forces d’occupation des pertes humaines et matérielles énormes, paralysant dans une très large mesure le ravitaillement du front (3). On trouve de précieuses indications sur la perception par la Wehrmacht de cette guerre de partisans dans le témoignage rédigé après la guerre, pour le compte des services d’études de l’armée américaine, par un officier supérieur allemand (4).
On consulterait également avec profit deux documents d’une importance particulière, ignorés par la quasi-totalité des chercheurs – et par Bartov. Il s’agit, d’une part, des ouvrages publiés récemment en Allemagne sur les crimes commis par les Soviétiques contre les soldats et les prisonniers allemands (5), sévices et massacres qui n’ont pu que conditionner le comportement des hommes de la Wehrmacht. Il s’agit d’autre part, du rapport établi par le professeur Karl Siegert, professeur à l’Université de Göttingen, dans le cadre du procès intenté en Italie après-guerre à l’allemand Kappler, accusé d’avoir conduit des représailles après des attaques de partisans dans la région de Rome en 1944 (6), et qui tend à démontrer que les représailles dans le cadre des opérations militaires contre les partisans ont été pratiquées par l’ensemble des nations belligérantes jusqu’à l’époque contemporaine.
L’armée d’Hitler, sous l’apparence d’une étude bien documentée, est en réalité un ouvrage d’une évidente partialité, dont l’auteur n’hésite pas à taxer des auteurs tels que Ernst Nolte ou Andreas Hillgruber (ce dernier ayant seulement exprimé son « respect » devant le sacrifice de la Wehrmacht tentant de retarder l’avance soviétique en Prusse-Orientale), de « révisionnisme ». Bartov, dont le préfacier prétend que son approche est à l’opposé de celle de Daniel Goldhagen, l’auteur des Bourreaux volontaires de Hitler (7), poursuit en réalité, comme ce dernier, une visée idéologique, dont plus que jamais, soixante ans après les faits, on doit espérer la remise en cause.
E. François
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1 - On ne soulignera jamais assez à cet égard le caractère déterminant de l’aide américaine à l’U.R.S.S. Bartov rappelle « l’énorme activité de l’industrie automobile américaine, qui produisit plus de quatre millions de véhicules de toutes sortes (véhicules de combat, blindés, véhicules de ravitaillement), dont une proportion importante servit à motoriser l’Armée rouge » (p. 35).
2 - BONWETSCH (Bernd), Sowjetische Partisanen 1941-1944, in SCHULZ (Gerhard, éd.), Partisanen und Volkskrieg, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1985, pp. 99-101. Selon les statistiques issues du dépouillage des archives du K.G.B., le N.K.V.D. (commandement des forces spéciales soviétiques) aurait envoyé un total de 2.222 « groupes de combat » derrière les lignes allemandes au cours de la « Grande guerre patriotique », Cf. ANDREW (Christopher) et MITROKHINE (Vassili), Le KGB contre l’Ouest, 1917-1991, Ed. Fayard, Paris, 2000, p. 156.
3 - Voir les indications données par BECKER (Fritz), Stalins völkerrechtswidriger Partisanenkrieg, Huttenbriefe 15(4) (1997), pp. 3-6.
4 - Rear Area Security in Russia, The Soviet Second Front Behind the German Lines, Department of the Army (U.S. Government Printing Office), Pamphlet 20-240, Washington, DC 1951.
5 - SEIDLER (Prof. Franz W.), Verbrechen an der Wehrmacht, Kriegsgreuel der Roten Armee 1941-42, Selent, Pour le Mérite, 1997.
6 - SIEGERT (Prof. Dr. jur. Karl), Repressalie, Requisition und höherer Befehl, Göttinger Verlagsanstalt, Göttingen, 1953, 52 pp. Disponible chez Castle Hill Publishers, PO Box 118, Hastings TN34 3ZQ (Grande-Bretagne).
7 - Paru aux Editions du Seuil, Paris, 1997.