Il existe des grâces qu’on garde longtemps au cœur, enfouies dans son ombre secrète, de peur de les dissiper dans les rais un peu trop cabotins du soleil. Le film de Martin Provost, Séraphine, appartient à ces miracles de l’Art, qui débordent de leur aura les considérations formelles un peu arides pour épancher la soif de beauté et d’émotion que les petits êtres que nous sommes redemandent toujours car, bien évidemment, nous ne vivons pas que de pain.
Le pain, Séraphine en connaît le goût amer, car, contrairement à ce que toute une imagerie romantique a pu nous laisser croire, la plupart des grands artistes qui ont marqué le modernisme européen n’en étaient pas si privés. Séraphine Louis Maillard en connaissait le prix, celui des douleurs articulaires et musculaires qui naissent du labeur ingrat « d’employée de maison », terme euphémistique et hypocrite dont ce sert le jargon contemporain pour désigner ce que l’on nommait les « bonnes » ou les « domestiques ». Le travail harassant, écrasant, vampirique, Séraphine le connaît depuis l’âge de 13 ans, du temps où elle était bergère du côté de Compiègne. Cette fille de France unissait dans son corps et son âme cet amour inné de la nature qui sourd des racines païennes de notre peuple, et l’enthousiasme mystique, quelque peu saint sulpicien, qui naît à la vue de l’admirable cathédrale Notre-Dame de Senlis, dont le clocher élancé vers le ciel rappelle les heures enluminées de nos légendes dorées, qui ont marqué à jamais la mémoire ancestrale et le paysage de notre pays.
C’est pourquoi, malgré son inculture artistique, son ignorance complète des musées, des livres d’art, des courants et des théories, Séraphine portait au fond de son être un savoir qui lui était un second instinct, et la projetait directement dans le monde de la beauté, dans les extases naïves des saintes.
Yolande Moreau incarne magnifiquement cette femme insolite qui, à travers l’orage d’acier de la Guerre mondiale et les tentations de l’argent abondant, accomplit un destin qui la mènera à la folie et à la misère.
Wilhem Uhde, le fameux collectionneur et marchand d’art, découvreur du Douanier Rousseau, qui avait aussi bien connu à Munich Kandinsky, un autre peintre mystique, lui, mais bien plus savant ! avait par deux fois rendu à la lumière celle qui avait choisi comme cloître de sa passion le 11 de la rue du Puits-Tiphaine à Senlis. Quand elle pouvait voler au travail quelques heures, la nuit, durant le peu de temps qui lui restait et avec le peu d’argent qu’elle extorquait aux repas, aux vêtements, au repos, elle peignait, agenouillée, avec les pinceaux, avec les mains, avec les doigts, elle luttait avec l’ange, la madone présidant à son âpre prise de corps avec la splendeur, elle torturait la matière dans des caresses exigeantes pour en tirer des cris de couleurs. Ses grands bouquets de deux mètres enveloppent et attirent comme dans un puits de sensations et de rêves. Séraphine est de cette race d’esprit qui cultive insidieusement, dans son innocence de virginale, des songes qui en inquiéteraient plus d’un. Comme ces sœurs, jaillies de temps révolues, sévères et d’une fraîcheur quasi enfantine, que d’aucuns, prévenus par Vatican II, jugeraient ridicules et rances, qui partagent avec l’artiste longtemps méconnue les plaisirs des chants latins d’église, et qui ne voient pas, sans quelque appréhension, ce monde de gouffres s’ouvrir sur les toiles.
Et c’était bien vu ! Car qu’aurait été Séraphine aux temps médiévaux, sinon une sorcière ? Non seulement parce que, femme, elle peint, crée, enfante autre chose que des marmots, mais aussi parce qu’elle s’abandonne, de cette perte qui est aussi un don, à l’extase charnelle de la nature, se baignant nue dans une rivière, pissant en écoutant le scintillement cristallin des passereaux, se juchant aux branches épiques d’un chêne multi centenaire, ou bien, sous ses frondaisons protectrices, contemplant les verts éblouissements de la campagne.
Le film est façonné de mini-séquences, parfois très courtes, d’où jaillissent de sidérantes images, d’un arbre silhouetté dans le ciel, frissonnant et majestueux, des tableaux de Séraphine, qui nous emplissent l’œil de stupéfaction, de morceaux de nature ou des ruelles de Senlis, qui nous plongent dans le cœur mystérieux de notre vieille nation. Nous sommes alors saisis d’une émotion profonde, comme en présence du sacré, et l’on peut difficilement se dessaisir des larmes qui viennent aux yeux ou des frissons qui s’emparent de la peau.
C’est en effet la présence qui nous est donnée par ce film, la parousia. Il est bien rare, par ces temps de fictions démagogiques et vulgaires, qu’une grâce si grande nous soit encore octroyée. Comme par miracle.