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L'Europe et le nomos
Claude Bourrinet |
Théoriciens :: Autres
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"Le peuple doit combattre pour le Nomos comme il fait pour ses remparts." (Héraclite, fr.44 D)
EUROPE ET TRIFONCTIONNALITE
La doctrine platonicienne est inséparable du traumatisme causé par la condamnation à mort de Socrate. Son caractère transcendantal s’affirme comme un essai de rééquilibrage de la cité vers le monde des essences, de l’essentiel, pour guérir la cité de son hybris et lui redonner sens.
Platon vit à l’époque de la décadence politique de la cité. Thucydide a bien décrit la marche inéluctable qui, de Périclès à Cléon, puis d’Alcibiade à Cléophon, malgré la vertu de faibles comme Nicias et Théramène, a mené Athènes à la dégénérescence, puis à la défaite. Mais le principal responsable est le démos, qui préfère des avantages immédiats à une stratégie durable et raisonnable. Pour Platon, les exemples de l’expédition de Sicile et des Arginuses démontrent le caractère destructeur de l’hybris populaire. L’oligarchie n’est guère meilleure, emportée aussi par sa passion lors de la prise de pouvoir par les « Trente tyrans ».
Le platonisme, contrairement à la sophistique, nous apprend à nous méfier du corps, de ses pulsions, de ses attachements émotionnels à la mobilité contradictoire du monde naturel, et aux certitudes afférentes qui nous noient dans l’erreur et nous donnent l’impression de nous exprimer, d’exister. Le monde s’évanouit dans l’inconsistant, il est vide, c’est un monde d’ombres. On ne peut fonder une cité sur des critères aussi évanescents.
Le retrait absolu dans la contemplation n’est pas possible, car l’homme est être de dialogue, de logos. Il a besoin d’autrui pour chercher la vérité et asseoir l’existence en commun. Mais la parole ne peut être qu’un bruit. Il faut chercher l’unanimité dans ce qui dépasse l’homme, dans une vérité qui est « sensible à l’œil de l’âme », dans un « arrière-monde ». Il y va de la légitimité de toute vie collective et du salut de la cité. Il s’agit de trouver une mesure, un mètre, qui ne soit plus l’homme même. Le logos, la parole portée par la raison, est en nous ce qui nous transcende dans l’universel et l’éternel. Il est la stabilité, le socle qui attache la vie politique au réel. Car le monde des Idées est ce qu’il y a de plus réel. A tel point que Socrate a vécu, est mort pour ce monde. Son destin porte témoignage. Il a consommé son devoir jusqu’au sacrifice de sa vie, lui que l’on a condamné parce qu’il contestait ironiquement les fausses valeurs de ceux qui s’arrogent le droit de décider par eux-mêmes du vrai et du faux. Socrate détruit par une ignorance qui se sait la prétention d’un individu qui ne se connaît pas. Par là, il est fondamentalement anti-démocratique, si la démocratie est la confiance dans l’arithmétique pesage des opinions.
Platon fonde sa conception politique sur un pari étonnamment optimiste : il pense qu’il est possible d’incarner au sein même de la cité, collectivement, socialement, l’élan qui doit porter l’humanité vers le monde transcendantal des Idées. Il mobilise tout le corps civique vers cet idéal mystique, transformant pour ainsi dire la société entière en grande bâtisse au ciel étoilé, qui ressemble par bien des points à un monastère armé. Du bas en haut de la communauté hiérarchisée, les individus abandonnent leur liberté fallacieuse pour une liberté métaphysique. On ne trouvera plus cette énergie idéaliste avant l’avènement de la Respublica christiana, et la tentative utopique (et matérialiste, donc dégradée) des communismes contemporains.
La psychologie platonicienne, en rangeant les hommes en trois races, celle des producteurs, celle des gardiens, et celle des magistrats philosophes, paraît somme toute plus empiriquement fondée que celle, égalitariste, qui place tous les individus selon la même aune. Les fondements théoriques de la démocratie, quoi qu’on en dise, ne sont pas si solides, et le mérite de Platon a été d’en fouailler les arcanes, jusqu’à les vider de toute substance. C’est pourquoi la division de sa République, qui passe pourtant pour le paradigme de toute utopie, apparaît finalement comme une administration réaliste de la condition humaine. Les hommes résonnent aux sollicitations des impératifs vitaux et spirituels selon des sons différents, qui traduisent leurs natures hétérogènes (bien que tout homme soit doté de raison et d’un sens de la justice, selon un mythe 1 qui fondrait la démocratie - mais il est vrai que Platon, significativement, place ces propos dans la bouche du sophiste Protagoras). Le malheur, les souffrances, les illusions proviennent de leurs prétentions individuelles à constituer des centres (tandis que le dialogue socratique propose une décentration, un arrachement purificateur). Règnent alors le calcul personnel, l’opinion (doxa), la sagesse empirique et utilitaire, le relativisme et, finalement, le nihilisme, l’anarchie et la loi brutale du plus fort. Se connaître soi-même, c’est savoir ce que l’on est en fonction du Kosmos. De là les devoirs de chacun. Une constitution politique raisonnable, sinon rationnelle, si elle veut être harmonieuse, doit intégrer la donnée humaine. Il faut insister, à l’encontre des réactions contemporaines imprégnées d’égalitarisme, sur ce que peut induire de capacité eudémoniste une telle organisation fondée sur des devoirs hiérarchisés. Chaque strate sociale délègue à la supérieure la responsabilité qu’elle n’assume pas : celle des producteurs charge les gardiens de défendre la cité, et les deux chargent les « rois-philosophes » de gouverner en fonction de la tâche métaphysique, lourde de sens, de joindre la cité humaine à ce qui la fonde. Et chaque montée vers le sommet demande un sacrifice supplémentaire : les producteurs, plus sensibles aux sollicitations sensorielles, n’ont à offrir que leur force de travail ; les gardiens, sensibles à l’honneur, donnent leur sang ; les magistrats-philisophes mettent en jeu leur âme et, conséquemment, puisqu’ils représentent le chef de la communauté, l’âme de celle-ci.
L’analogie entre le collectif et l’individuel donne plus de caution à une démarche qui peut paraître abstraite. Car cette tripartition sociale recoupe celle qui structure l’âme humaine, déchirée par des pulsions contraires, et qui fait coexister bronze, argent et or. La téléologie collective n’est efficiente qu’en ce qu’elle est reconnue singulièrement, existentiellement par l’individu, dans une complémentarité métaphysique qui soude les êtres dans une mutuelle reconnaissance des services qu’ils se rendent.
A rebours, si la polis s’inscrit dans ce Nomos, elle se stabilise dans un ordre où chacun a place et reçoit le bonheur qui lui est apparié. La justification (aux sens de justice et de justesse) ontologique du monde naturel et humain procède alors du haut vers le bas, et se répand comme un surplus d’être, pour autant que l’univers naturel puisse le recevoir. Car, pour Platon, la vraie vie sera toujours ailleurs.
La représentation platonicienne, comme toute projection trop théorique (mais l’illusion démocratique ne l’est-elle pas tout autant ?), a le défaut d’être trop abstraite. Cependant, elle restera vivace dans l’histoire européenne. George Duby a montré 2 que, dans le premier quart du XIe siècle, dans les écrits des évêques Gérard de Cambrai et Aldabéron de Laon, elle pouvait servir encore à fonder la société, notamment contre les tendances, venues du Sud, antihiérarchiques, antirituelles et égalitaristes. En même temps, l’idéologie des trois ordres permet de remettre les chevaliers à leur place et de restituer à la hiérarchie ecclésiastique, par la paix de l’Eglise, sa prééminence. Il s’agit aussi de lutter contre la confusion des ordres, d’empêcher les nobles d’être accaparés par le monachisme clunisien.
La conception trifonctionnelle de la société sera « laïcisée » par Benoît de Sainte-Maure, dans Estoire des ducs de Normandie (écrite vers 1180) : l’Etat sera la tête, les guerriers les mains, les producteurs, paysans, artisans, marchands, les pieds. La bataille de Bouvines, le 27 juillet 1214, contre les armées coalisées de l'empereur Otton, du comte de Flandres Ferrand et du comte de Boulogne Renaud, est l’illustration historique des trois ordres conjugués pour la victoire du Roi de France. L'armée de Philippe II, devenu Auguste au soir du combat, est composée de chevaliers, de prêtres et d’évêques ainsi que de travailleurs urbains, issus des communes de la France du Nord. Le schéma trifonctionnel deviendra la caution idéologique de la monarchie française, d’une société inégalitaire qui sera remise en cause en 1789.
EUROPE ET SOCIETE ORGANIQUE
La vision politique d’Aristote, comme celle, plus tard, de Thomas d’Aquin, paraît beaucoup plus « concrète » que celle de Platon. Le Stagirite critique la théorie platonicienne des Idées et semble ramener la philosophie sur la terre ferme. L’approche du politique par la notion de « bien commun » paraît plus moderne que la démarche idéaliste, car elle se réclame d’une vision de l’homme plus en accord avec la réalité pragmatique. Du reste, que ce soit en physique, en biologie ou dans d’autres domaines, comme l’analyse de constitutions politiques de certaines cités grecques, Aristote utilise l’observation, l’induction, et ne se perd pas dans des généralités simplificatrices.
Cependant, il faut se garder de simplifications qui risquent d’induire en erreur. La source des confusions, lorsqu’on s’avise de s’inspirer des théories politiques de l’antiquité pour définir les modèles organisationnels de la meilleure société possible, est que nous avons affaire à deux mondes différents, et l’erreur de perspective conduit à des décalages conceptuels et symboliques, à des malentendus dans l’ordre de la praxis qui relèvent parfois d’une ironie dont Hegel a montré l’importance dans l’Histoire. Luciano Canfora 3 , pour ne parler que du terme « démocratie », a démontré 4 que, dans le préambule à la Constitution européenne de 2003, ses concepteurs, par « « bassesse » philologique », ont falsifié les « propos que Thucydide prête à Périclès » (qui était, de facto, prince – prôtos anêr, dixit Thucydide – d’Athènes) en assimilant démocratie et liberté 5. La « gaffe » provient de leur formation scolaire, qui leur a révélé que « la Grèce a inventé la démocratie » (« formule facile, tellement simplificatrice qu’elle se révèle fausse », écrit Canfora), sans entrevoir qu’ « aucun texte écrit par un auteur athénien ne célèbre la démocratie » !
Il en va ainsi de la plupart des termes et notions qu’on essaie de transférer de la réalité antique à la nôtre. Qu’est-ce qu’un citoyen ? un non citoyen ? un homme libre ? un esclave ? le Bien ? le Bon ? la Vertu ? etc.
D’abord, Aristote s’adresse à l’aristocratie, à qui il propose une éthique équilibrée, fondée sur la prudence et l’excellence. Il partage les aspirations de l’aristos à « être le meilleur » (aristeuein), à « être le premier » (prôteuein), à manifester sa « vertu » (arétè), l’esprit de compétition (agôn), l’ambition, l’amour des honneurs (philotimia). Il ne s’agit pas de faire de lui un démocrate 6. Pour lui, les hommes étant ce qu’ils sont, le meilleur gouvernement est une oligarchie (gouvernement de quelques-uns), suffisamment prudente pour se soumettre à un contrôle (livre IV de la Politique). Il fut le conseiller politique et ami du tyran Hermias d’Atarnée et lui consacra un hymne à sa mort, lorsque celui-ci tomba aux mains de Perses. Il
fut chargé par Philippe de l’éducation d’Alexandre, et risqua le sort de Socrate lorsqu’à Athènes il fut suspecté de macédonisme.
On ne trouvera pas, du reste, chez Aristote, autre chose que la doxa grecque au sujet de ce que doit être la cité. Pour lui, « La polis est la communauté des politai. ». Mais qui constitue la « communauté » ? Il prône aussi l’idéal de souveraine indépendance (l’autonomie dans la liberté), qui est indéracinable de la pensée politique grecque.
Mais la polis n’est jamais la société dans son sens sociologique, comme on a tendance à la penser actuellement. Non seulement elle est structurée par des cadres traditionnels (génos, phratrie, phylè), mais est aussi la communauté des citoyens et de leurs dieux. La piété est un aspect du civisme. Pour un Grec, qu’un individu isolé se trouve face à l’Etat est inimaginable. Et que les groupements auxquels il appartient par son origine familiale, clanique, territoriale puissent être considérés comme égaux est impensable. Il faut se représenter la société civique antique comme un emboîtement d’appartenances.
Cependant, la philosophie d’Aristote ne s'arc-boutant pas sur des principes, elle est ouverte à la pluralité de l’existant. Sa perspective est plus remplie de figures et de couleurs que celle de Platon, qui ressemble plutôt aux icônes byzantines. C’est pour cette raison qu’il put être un promoteur de l’idée de subsidiarité, étant beaucoup plus conscient de la multiplicité du réel, ou plutôt, en en tenant compte davantage.
Malgré tout, il demeure dualiste. Mais au lieu que la coupure (chôrismos) entre un domaine de réalités immuables, vraies, et de réalités mouvantes, fausses, se situe entre ce monde et un arrière-monde, il l’intègre au premier, le seul qui existe, en distinguant la région céleste et le « monde » - sublunaire, domaine des choses qui « naissent et périssent » et sont soumises à la contingence et au hasard. La transcendance subsiste, elle est intramondaine.
Par le langage, qui est un organon (un instrument), il s’agit de se dominer soi-même, ainsi que le monde. Ou plutôt, il faut saisir, comme le voulait Socrate, le monde comme cosmos, comme agencement, et comprendre la place que tient l’homme dans cet ordre.
Une hiérarchie ontologique existe donc pour lui. La science de l’être prime, mais encore plus la théologie, de par la nature de son objet, Dieu.
Le bonheur est la fin de l’homme. Il est lié à l’action, car le Bien se réalise dans les situations particulières. Pour Aristote, le Bien est autosuffisance, achèvement et accomplissement de sa fonction. «L’âme est la forme d’un corps organisé ayant la vie en puissance ». Chaque acte (ergon, energia) possède son telos, sa fin.
Le bonheur suprême est d’approcher de la condition divine par la contemplation (theoria). Mais on ne fait que l’imiter, car Dieu n’est qu’Essence, et ne possède aucun attribut du monde sublunaire. L’intellect (noûs) est ce qui nous rattache à lui et nous permet de participer à la nature divine, dans les limites de l’humain.
Aristote appréhende l’activité, notamment technique, de façon hiérarchisée : ainsi la sellerie est-elle subordonnée à l’art hippique, qui est subordonné à la stratégie, laquelle est subordonnée à la politique.
De même pour la société et la subsidiarité : chaque strate inférieure, pour autant qu’elle vaque à sa fin (telos) naturelle sans avoir besoin de la strate supérieure, ne concourt pas moins à un ensemble, à une composition pyramidale, dont la pointe est la participation à l’ordre cosmique, et, occasionnellement, la possibilité pour certains de se livrer à la contemplation.
L’ORDRE COSMIQUE ET LES LIBERTES HUMAINES DANS L’EUROPE PAIENNE
Aristote retrouve ainsi philosophiquement un des substrats culturels de la civilisation hellénique, et plus généralement de toute société de type traditionnel.
A Xerxès qui lui demande de lui expliquer ce que sont ces Grecs qui prétendent lui résister, Démarate répond : « Certes, ils sont des hommes libres, mais ils ne sont point libres en tout : ils ont un maître souverain (despotès), la Loi, et s’y soumettent avec bien plus de respect encore que tes Perses ne se soumettent à toi. » (Hérodote VII, 104). Démarate fait allusion à la « Loi », à un Nomos supérieur dont les « lois » positives ne sont que la traduction « politique ». Le Nomos est principe souverain d’ordre qui s’impose autant aux communautés qu’aux individus. Il s’enracine dans les traditions ancestrales. C’est lui qui enjoint à Antigone de donner une sépulture à son frère, même renégat. C’est lui qui pousse le peuple athénien à exécuter les généraux vainqueurs à la bataille des Arginuses. Le Nomos appartient à l’ordonnancement cosmique, à ce Kosmos qui, pour les Grecs, est ordre, justice et beauté. D’une certaine façon, la cité doit être le microcosme de ce macrocosme.
On saisit combien la question de la subsidiarité se présente autrement que comme un simple problème technique, administratif et politique au sens restreint. Car si la société humaine offre des disparités, des niveaux différents d’existences, des légitimités multiples, il n’en demeure pas moins que les relations entre eux se présentent autrement que dans un réseau de liens mécaniques, ou seulement fondés sur l’absence, le manque, mais se trouvent justifiées par des principes supérieurs, pour ainsi dire subsumés sous un Absolu qui les fonde. Cela n’enlève rien à l’importance de leur valeur substantielle, au contraire. Car elles échappent, ainsi que les corps qu’elles unissent, au danger de l’inconsistance, du vide. L’Absolu leur donne une existence en leur donnant une raison.
Le cosmos, dans sa globalité constituée de parties qui le fondent, se présente comme l’horizon non seulement « idéologique », conceptuel, sensitif et existentiel, mais aussi comme le référent ultime de toute politique. De la cité grecque à l’empire romain, les structures mentales adoptent comme univers indépassable le monde comme système clos, s’engendrant lui-même.
L’exemple de l’Empire latin est paradigmatique, et nous renvoie à l’imaginaire hésiodique ou virgilien, dont l’ampleur de vue atteint une rare piété. Nous percevons obscurément, derrière la fresque épique de l’empire, des existences opiniâtres, les travaux lents, têtus, d’une terre rare, précieuse. Nous saisissons une rumeur âpre et tendre, humble et digne, vaste et patiente, venue des campagnes, de ces forêts encore considérables de Gaule, de Pannonie, d’Epire, de Bretagne, de tous les horizons, un souffle porté par des vents encore sauvages et déjà familiers, l’haleine des champs ensoleillés d’où s’élève insensiblement l’humidité féconde de la dernière pluie, celle de l’impassible humus que labourent les bœufs lourds ployant sous le joug, celle de ces grappes sanglantes qui éclatent sous le pied du vigneron, celle des nuits et des jours qui roulent dans le ciel borné comme une prairie où paissent tranquillement le troupeau des dieux.
Dans la définition téléologique de la société humaine, un implicite est toujours présent, à savoir que toute excellence doit conduire à la contemplation. Il existe une hiérarchie dans l’ethos humain. Même le Romain, qui met l’engagement citoyen au sommet de toutes les valeurs, ne conçoit celui-ci que comme l’action ritualisée qui illustre et sacralise un ordre, un ordo. Chaque geste, chaque parole, sur le forum, sont entourés d’un appareil pontifical, qui relie (de religare, qui a donné religion) la sphère civique à la sphère divine par un lien que nul ne s’avise de rompre (l’Histoire romaine ne manque pas de souligner les peines et les malheurs encourus par les scélérats qui le feraient). Si bien qu’il ne serait pas abusif d’avancer que la politique, pour le Romain, est une manière singulière de consacrer son existence à la contemplation de l’ordo. Les stoïciens, qui étaient en faveur dans l’Urbs, ne disaient pas autre chose.
L’Etat dans le monde antique n’a donc rien à voir avec l’Etat moderne, non seulement parce que son appareil ne ressemble pas à celui qui nous fait face, qui nous contrôle et nous réprime, mais aussi parce que sa finalité n’est pas la même. S’il existe, bien sûr, des fonctions régaliennes invariantes, des nécessités matérielles inhérentes à toute existence commune, et si les chefs de partis sont, comme chez nous, et même davantage, des animaux politiques, machiavéliques, rusés, cruels et parfois trop humains, l’administration des choses et des hommes reste modeste et vise plus à favoriser l’ordonnancement du monde, voire à en restituer l’actualité, plutôt qu’à promouvoir l’égalité, la croissance économique ou une idéologie conquérante. Tout corps tend à retrouver sa place fixée par sa finalité. L’équité consiste à ne pas l’outrepasser. L’existence humaine, bornée, s’inscrit dans une immanence qui ne se déchirera que dans l’angoissante interrogation des mystères orientaux. Quand l’Oronte aura mêlé abondamment ses eaux au Tibre, alors les regards scruteront les cieux en quête d’un Dieu sauveur, sans pour cela faire disparaître l’ancienne manière de voir.
Car, malgré tout, elle se déroule comme un fil dans la longue histoire de l’Europe.
L’ORDRE COSMIQUE ET LES LIBERTES HUMAINES DANS L’EUROPE CHRETIENNE
On se rappelle les circonstances qui sont à l’origine de l’alliance entre la papauté et le roi des Francs, comment, en 739, Grégoire III, pressé par le roi Lombard Liutprand, fit appel au maire du palais mérovingien (le « vice-roi », subregulus) Charles Martel pour délivrer la Ville éternelle de cette menace. De ce fait historique, et après l’abstention d’une Byzance accaparée par la querelle iconoclaste, la dynastie carolingienne se trouvera chargée, presque malgré elle, du gouvernement de la pars occidentalis de l’Empire. Plusieurs siècles de rapports tumultueux entre la fonction sacrée et la fonction royale en découleront.
Le geste chargé de symboles est celui qu’effectue saint Boniface versant de l’huile sainte sur la tête de Pépin le Bref. Réminiscence d’une pratique wisigothique, il sera le paradigme d’abord de l’onction impériale, puis de celle qui fera les rois de France. Les références se trouvent dans la bible (David, l’oint du seigneur), mais on retrouve là une gestuelle rituelle ancrée dans le substrat symbolique indoeuropéen. Le sacre n’est que la réactivation du principe spirituel qui veut que la force soit légitimée par le sacré. La réception à Saint Denis du pape Etienne II par Pépin tenant par la bride la monture du Saint Pontife comme un écuyer, reconduisant ainsi le geste de Constantin avec Silvestre Ier, manifeste la subordination du pouvoir temporel. En même temps, celui-ci est légitimé par le pouvoir spirituel, ainsi que l’affirme Saint Paul : « Que toute âme soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu (non est enim potesta nisi a Deo), et celles qui existent ont été instituées par lui. Aussi quiconque résiste à une autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi » 7. Les successeurs de Pépin signeront avec la formule « roi par la grâce de Dieu » (Dei gratia rex Francorum). Le geste de placer la couronne impériale sur le chef de Charles traduit spectaculairement cette relation.
Cette subordination ne va pas sans réticence de la part du pouvoir royal. L’Etat et le siège pontificaux n’étaient pas par exemple à l’abri des emprises et des pressions franques. Et le pape lui-même, Hadrien, devint une sorte d’auxiliaire de Pépin. Surtout, Charlemagne prend un ascendant tel qu’il relègue le pape Léon III dans la prière et se considère comme le chef suprême de la chrétienté.
Il serait trop long d’analyser la lutte séculaire entre le sacerdoce et l’Empire 8, combat qui coûta à la longue très cher, car il sera à l’origine de la perte de sacralité non seulement du pouvoir ecclésial, mais de la société entière glissant vers une vision humaniste du monde.
La subordination de jure du pouvoir temporel au pouvoir spirituel n’est pas, et ne sera jamais en Occident, malgré les revendication d’une Eglise qui se serait voulu hégémonique, une théocratie. D’abord parce que, contrairement au judaïsme, d’où est issu le christianisme, la caste des guerriers possède une légitimité, quasi sacrée, et présente de façon autonome une vision du monde qui ne peut être liquidée par la puissance religieuse. Bien que la royauté soit divine, et que le roi soit prêtre, il est aussi le chef des gens d’épée, de cette nobilitas qui a vocation à être libre (ce que signifie le mot franc). L’Eglise cherchera à domestiquer la chevalerie, mais non à la faire disparaître. Si les chevaliers sont le fer de lance de la chrétienté conquérante, ils n’en sont pas les hommes de main.
Néanmoins, il faut souligner deux traits importants de cette époque, qui se rapportent au problème de la subsidiarité.
Avant de rappeler l’importance de ce que l’on a appelé l’augustinisme politique, il faut redire combien l’Empire était une société plurielle, bigarrée, assez disparate et contradictoire pour mettre en danger l’unité de cet ensemble immense. Car nous avons affaire à une combinaison très compliquée de pouvoirs qui s’entremêlent, d’ethnies qui se côtoient ou se mélangent, avec leurs droits particuliers, une mosaïque de traditions variées et profondément ancrées dans les habitudes mentales des nations, nous constatons des restes vivaces de l’antique romanité, des apports barbares, des bribes de mythes qui s’ajoutent à des légendes, des récits à d’autres récits, les langues romanes sont parlées en même temps que des langues héritières du latin, des régions entières sont presque autonomes, de jure ou de facto, comme la Bavière, l’Aquitaine, l’Armorique, l’Italie, des liens de vassalité soudent les hommes, des serments de fidélité, des assemblées (dont la plus importante, le conventus generalis) avalisent des lois, des chefs, des comtes, des ducs commandent et obéissent, et tout cela dans un agencement cimenté par l’autorité charismatique de l’Empereur, qui lui donne force et sens. L’Empire est en effet une vaste et imposante pyramide, qui subordonne des pouvoirs subsidiaires. L’Etat n’est pas pléthorique, loin de là. Les missi dominici paraissent bien légers par rapport à notre bureaucratie. Il est juste de dire qu’une substantielle autonomie est laissée aux groupements, quels qu’ils soient, qui construisent la communauté, laissant s’exprimer les identités et les intérêts locaux, dans le respect de l’unité, une unité parfois, il est vrai, affirmée par le fer et le sang. Les Saxons en savent quelque chose…
Cette unité est prise en charge par Charlemagne, avec une gravité qui a fait de lui un personnage de légende. Il est le garant du droit dans toute la Respublica, règne sur tout le peuple chrétien (omnis populus christianus), dont il est responsable devant Dieu. Il veille à ce que chacun remplisse les devoirs de sa charge, de l’esclave au comte. Il conforte la solidarité commune, encourage la charité (caritas), la concordia pacis : « la paix humaine est un accord dans l’ordre » (pax hominum est ordinata concordia). Surtout, il gouverne pour que le salut de tous les membres de la communauté, pour conduire ses sujets dans la voie du Bien. Toute catastrophe qui s’abat sur l’Empire est à ses yeux le châtiment de l’impiété. Politique et morale sont donc unies.
Mutatis mutandis, nous reconnaissons une vision qui nous est familière, et que nous avons trouvée chez Platon et Aristote, à savoir la subordination de la société à un Bien transcendant, laissant peu ou prou une certaine autonomie à la sphère politique, et surtout répartissant les devoirs et les droits en fonction des particularités et des identités constitutives de l’ensemble communautaire. L’Empire, de ce point de vue, et en faisant la part des caractéristiques du temps, est une heureuse conjonction entre une base, qui le soutient, et un sommet, qui lui donne son sens (signification et direction).
Thomas d’Aquin, en reprenant à son compte l’idée aristotélicienne de subsidiarité, l’intègre à une vision holiste de la société. L’autonomie des corps intermédiaires, si elle répond à une sollicitation chrétienne de la volonté et de la liberté humaines, est finalisée par un but consensuel, qui est le salut de tous. Nous sommes là dans une société organiciste, où l’individu n’est pas perçu comme dans la société issue de la Réforme et des Lumières.
MODERNITE ET ORDRE DU MONDE
Les tentatives répétées, occasionnelles ou méthodiques, spontanées ou programmées, de fonder la communauté sur des valeurs partagées par tous, quelque confuses et laborieuses qu’elles soient du fait de la relativisation des croyances, de l’assèchement des idéologies et des grands récits, de l’hétérogénéité croissante des populations, de l’atomisation du corps social, de l’affaiblissement de l’autorité, témoignent de la nécessité, vitale pour un corps politique, d’asseoir le « vivre ensemble » sur un système signifiant susceptible d’engager l’existence, au besoin jusqu’au stade suprême de l’engagement, c’est-à-dire le sacrifie de sa vie.
Ce que l’on a l’habitude de nommer Occident semble vouloir ériger en référence transcendante, morale et sacrée, l’idéologie des droits de l’homme.
La modernité, au sens politique, n’apparaît que quand l’individu possède une assise ontologique suffisante, à l’orée de la Renaissance. Son avènement est préparé par l’anthropologie judéo-chrétienne et la perte de sacralité subséquente que l’automne du moyen-âge vit paraître, et qui se traduisit par la découverte de la singularité et de la matérialité du monde, ce que l’on appelle l’humanisme. L’évanouissement divin dans le lointain céleste, au fond d’une scène théâtrale peu à peu habitée par des ombres, ouvrira une large brèche où s’engouffrera la raison économique revalorisée. Le triomphe de la Raison mécaniste, illustré par Galilée et Descartes, donnera aux marchands et aux politiques des outils conceptuels pour arraisonner la planète et construire le Léviathan.
Paradoxalement, il est bien possible que le discours libertaire nourrice les velléité d’un Etat liberticide.
FINALITE DE L’EUROPE
Le telos (la fin, la finalité) d'une communauté (comme d’un être) n'appartient que partiellement à ses manifestations les plus spectaculaires, telles que les batailles, les grandes découvertes, ou les révolutions. Il est dans l'élan vital qui le porte à comprendre ce qu'elle est, son âme, si l'on veut. Or, il est difficile de connaître le fil de l'Europe. L'approche généalogique est aventureuse, si l'on fait la part des projections rétrospectives et des reconstructions imaginaires ou programmatiques. Sans compter que l'esprit d'une communauté, sans être absolument protéique, car il existe des invariances, se drape de costumes historiques qu'il s'agit de traduire délicatement. Le plus difficile est donc de saisir une image tangible au sein d'une dynamique, et surtout d'identifier, parmi une multitude de gestes et de discours, parfois anodins, parfois contradictoires, le mode de relation à la terre et au ciel, et d'indiquer quel est, finalement, le choix éthique qui modèle l'existence. Si bien qu'on devrait, au-delà des siècles, parvenir à cerner le rapport entretenu par l'Européen, une sorte d'Européen qui serait presque une idée platonicienne, avec le monde, celui-ci pris dans le sens que lui donnent les anthropologues, c'est-à-dire en fait les symboles du monde.
La rupture que nous avons parfois le sentiment d’apercevoir entre le monde antique et le moyen-âge n'est pas si radicale que cela. L'Européen, même au moment du christianisme triomphant, ne cessa jamais d'être lui-même. Peut-être même le fut-il par excellence au moment où il se dégagea de l’emprise parfois trop prégnante de Rome. Il faut bien sûr démêler l'essence et l'apparence. Certaines assertions d’un Nietzsche aveuglé par l'esprit polémique paraissent problématiques. Car il n'est pas certain que la recherche d'une vérité par delà le monde soit non européenne. Il me semble même que le contraire est vrai. Le sens du sacrifice est éminemment européen, et l'élan vers autre chose que la vie biologique. C'est pourquoi le message chrétien, une parole au demeurant fortement imprégnée d’hellénisme, a pu rencontrer un écho dans les pays celtiques. Que disaient donc les druides ? Quelle est la vision indo-européenne en la matière, surtout dans sa version indienne ? L'Europe ne serait-elle pas l'Inde, plus la terre d'Europe ? L’Inde est par excellence l’appel vers le monde supranaturel, la mystique comme demeure banale de l’existence. La terre d’Europe, ce sont ses paysages, les peuples qui les ont façonnés, les mille visages du travail des hommes, durant des millénaires, qui sont des milliers de dieux qui les confirment dans leur séjour. Autrement dit, ce qu'on appelle l'Europe, c'est avant tout une terre coiffée d'un ciel, c’est la réception par la multiplicité vitale de l’unicité harmonieuse du cosmos. S’il est une subsidiarité, elle est dans cette assomption de la terre. Il fut de semblables moments dans notre Histoire.
1 Protagoras
2 Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme
3 La démocratie, histoire d’une idéologie, Editions du Seuil,2006
4 p. 21 à 27
5 « Ils [les concepteurs de la Constitution européenne] auront trouvé chez Isocrate une définition de Sparte comme la « parfaite démocratie » et se seront demandé, embarrassés : mais comment ? Ne s’agissait-il pas de la cité oligarchique par excellence ? – autre lieu commun. » (ibid. p. 26)
6 Certes, il semble louer la société hoplitique et démocratique (mais il faut se garder de donner au terme démocratique la signification extensive qu’elle possède maintenant) ; mais Aristote se montre réservé, car le pouvoir par le peuple demande chez tous une vertu et une éducation qui sont loin d’exister.
7 Epître aux Romains, XIII, 1-2.
8 Dumézil a analysé l'existence d'une partition de la souveraineté en deux aspects, l'un proche des hommes, plus contractuel, plus religieux, plus lié à la « troisième fonction », les Brahmanes, et dit « côté Mitra », du nom d'un dieu indien védique, l'autre loin des hommes, plus violent, plus magique que religieux, lié par sa violence à la « seconde fonction », les Ksatriya, et désigné par son exemple védique comme « côté Varuna »
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