Information et guerre, la liberté de presse n'habite plus ici
La difficile tâche de raconter un conflit et les censures sur les faits. C'est le monde des médias occidentaux qui préfère cacher plutôt que se confronter
C'est désormais un fait : dans l'ère de l'information en temps réel la censure règne en souveraine. Le dernier épisode concerne les deux massacres de civils en Afghanistan et le comportement du commandement Usa qui a ordonné de séquestrer et de détruire les images recueillies par les journalistes présents. Que ce ne soit pas un cas isolé le démontrent les nombreux épisodes des dernières années, du bombardement du siège de Al Jazeera de Kaboul, en 2001, à la canonnade contre l'hôtel Palestine de Bagdad, en passant par la tentative de contrôle à large échelle qui est la pratique du journalisme embedded, inaugurée par le Pentagone avec l'attaque à l'Irak. Pour l'information, en somme, il fait mauvais, comme l'écrit le fameux reporter de guerre Robert Fisk « les militaires jouent à faire les journalistes et les journalistes jouent à faire les soldats », heureux de mettre les uniformes mimétiques et de soumettre leurs services à l'évaluation des autorités militaires.
Les conséquences, comme le fait remarquer Fisk lui-même, sont multiples. Avant tout, le manque d'informations fiables sur la dure réalité des conflits en cours est dangereuse même pour nos soldats, qui débarquent dans des pays décrits comme pacifiés pour se retrouver dans le cauchemar de la guerre de tous contre tous. Parce que la censure occidentale ne concerne que nous qui, à l'intérieur de cette forteresse dorée que sont nos pays, ne sommes pas conscients des massacres qui sont perpétrés en notre nom. Oui, parce que les autres - les ennemis - les images ils les voient, et comment ! En effet, la progressive fermeture de la presse occidentale a été accompagnée par le boom du journalisme arabe qui voit en Al Jazeera le cas le plus connu. Formés à l'école anglo-saxonne, les journalistes de la chaîne satellitaire du Qatar ont diffusé des images que les télévisions occidentales essayaient d'éloigner de leurs écrans par tous les moyens.
Pendant l'attaque de l'Afghanistan, en 2001, les grands quotidiens occidentaux retirèrent leurs correspondants du pays et le compte des bombardements chirurgicaux arriva à tenir pendant quelques semaines. Mais les images des corps déchirés par les bombes à grappe firent quand même le tour du monde et finalement CNN et BBC furent obligées elles aussi d'acheter les prises de vue d'Al Jazeera. La chaîne fut récompensée par la conquête d'une tranche de marché qu'elle peut faire fructifier, 5 ans après, en lançant une autre chaîne en langue anglaise. Aujourd'hui, si vous voulez voir quelques images de vie quotidienne en Irak, des bombardements Usa sur les villages somaliens ou du tir sur les Palestiniens dans la bande de Gaza, c'est Al Jazeera que vous devez regarder.
La censure manifeste donc son principal défaut justement dans son incapacité d'interagir avec les mécanismes de la globalisation. Paradoxalement, les théoriciens du choc des civilisations ne font pas les comptes avec le fait que les informations arrivent précisément là où il est plus dangereux qu'elles arrivent, c'est-à-dire à nos « ennemis » , en laissant nos « amis » se demander éplorés « mais pourquoi nous haïssent-ils autant » ? Ce qui démontre que le véritable but de la censure préventive ne sont pas tellement les cours et les têtes de ceux que nous sommes allés libérer mais l'opinion publique des pays démocratiques, à la quelle on doit cacher les conditions réelles des pays où ils sont en train d'envoyer leurs enfants. Les « autres », les ennemis de la civilisation et de la démocratie, sont, au contraire, parfaitement informés de nos « fautes » et des « dommages collatéraux » de nos bombardements chirurgicaux, grâce aux innombrables télévisions et journaux en langue arabe qui sont en train de pousser les uns après les autres.
Laissons aux historiens la difficile tâche d'expliquer comment il est possible que la patrie du journalisme libre - l'Occident - soit en passe de se transformer en sa propre tombe. Nous ne pouvons qu'être d'accord avec Fisk, quand il affirme que le changement a eu lieu avec la complicité des opérateurs de l'information eux-mêmes, attirés par la vie commode et qui aiment de moins en moins « caresser le pouvoir à rebrousse-poil » pour se servir de l'expression d'Anna Politkovskaia, la journaliste qui a payé de sa vie son professionnalisme. On doit dire que la figure du reporter de guerre est de plus en plus rare et que ce n'est pas seulement le courage qui fait défaut : ce sont les rédactions elles-mêmes qui préfèrent payer des journalistes locaux - bien plus économiques - plutôt que miser sur la formation de leurs propres jeunes et, en effet, ce sont les journalistes locaux qui meurent. Oui, parce que la censure a un triste corollaire : qu'ils soient embedded confondus avec l'ennemi ou témoins incommodes à faire taire, les journalistes sont dans la ligne de mire des hommes en armes.
Cela est témoigné par une recherche réalisée par l'International News Safety Institute de Bruxelles, une association d'organes d'information. En effet, du rapport diffusé hier il résulte que dans les dix dernières années plus de mille journalistes et personnels de support sont morts, avec l'Irak et la Russie en tête de liste des pays les plus dangereux. 2006, selon le rapport, a été l'année la plus sanglante, ce qui démontre le fait que le tir au journaliste est un sport de plus en plus répandu. « Dans nombre de pays » a déclaré Rodney Pinder, directeur de l'Institut « le meurtre est devenue la manière la plus facile et la plus économique pour cacher les nouvelles les plus incommodes ». Du rapport résulte aussi que la plupart des victimes étaient originaires des lieux et que rarement - une fois sur huit - des enquêtes sont diligentées.
Selon Tom Curley, président de l'Associated Press, « l'étude démontre combien la recherche des nouvelles est devenue dangereuse, mais aussi combien les efforts visant à obtenir justice pour les journalistes blessés ou persécutés tandis qu'ils travaillent pour que le monde soit informé sont négligeables ».