L’ironie veut que l’Islande, cette île hyperboréenne improbable, aux limites du monde, soit celle qui, à quelques mois de distances, s’est découverte complètement plumée par un système financier international qui croyait que les cours de bourse pouvaient monter jusqu’aux étoiles, et a vomi assez de cendres pour boucher une partie importante du ciel européen, empêchant, en pleines vacances pascales, les nomades intermittents de la middle class occidentale, de sauter de continent en continent. Le grain de volcan a donc enrayé la machine planétaire du transport tous azimuts.
Est-ce un effet de l’accélération médiatique, qui nous balance, sur nos canapés, tous les cataclysmes quasiment en direct ? Ou bien la nature se révolte-t-elle contre les agressions techno-scientifiques de cette espèce envahissante que l’on nomme « hommes » ?
Quoi qu’il en soit, une série impressionnante de catastrophes, depuis la Tempête de 1999, a mis en évidence la fragilité de la société contemporaine, dont on nous vante par ailleurs le caractère merveilleux. Canicule, incendies, inondations, chutes de neige, tremblements de terre, éboulements de terrains, avalanches, tsunami, sécheresse, etc., en ameutant toutes les compassions, ont rappelé la persévérance de la Nature, qu’on aurait voulu domestiquer, et qui s’affiche désormais comme scandale, dans la mesure même où la mort est devenue moins avouable que la pornographie. Le monde de l’éternelle jeunesse, des incorrigibles estivants, des épicuriens post modernes, a pris un coup de vieux. Décidément, rien de nouveau sous le soleil, quand bien même…
Et comme si cela ne suffisait pas, la sophistication du système amplifie les problèmes. Tout ennui électronique produit son trou noir, toute dérive dans les connexions entraîne son effet domino, tout empêchement de communication fait pousser son bouchon, tout excès de consommation encourage la panne, et le contraire aussi.
Pourtant, jamais le monde des hommes n’a été aussi rationnel. Le flux tendu, la flexibilité, la réactivité, la prévisibilité, des bataillons de spécialistes et des armadas de machines à calculettes sont censés empêcher toute surprise, tout gaspillage, toute pagaïe. Toujours en partance entre deux trips, entre deux fabriques à bonheurs, l’homme semblait donc avoir inventé un joujou parfait au service de ses caprices de gros bébé. En ayant coupé un contact vrai avec les forces naturelles, abstraction parmi un réseau d’abstractions, il a réduit dans un même temps sa puissance d’exister et ses capacités de résistance au destin. En tentant de le fuir, il s’est infantilisé et s’est livré sans armes aux malheurs éternels du monde.
Non qu’il n’ait pas d’armes matérielles ! Il en est bardé ! Mais ce sont les forces morales qui lui manquent, en proportion de ses prothèses techniques, scientifiques, et de sa gloutonnerie insatiable, qui lui ont fait entreprendre la construction d’un immense parc d’attraction à l’échelle planétaire.
Cette maladie, cette tare, d’une rationalité livrée à sa propre hubris, vient de loin, peut-être des premiers philosophes. En remplaçant le logos mythique, qui était parole, ambivalence, complexité riche et gratifiante, intelligence profonde de la nature et du divin, par un logos rationnel, réducteur et asséchant, l’homme grec est passé dans un système de pensée binaire, qui a scindé l’univers en deux : le monde idéal et le monde concret, le monde des Idées et le monde des phénomènes. En condamnant la vérité à être logique, non contradictoire, quasi manichéenne (le « mensonge » étant le visage du Mal), il l’a vouée au simplisme, et a donc aplani sa vie jusqu’à n’être qu’un produit de son intelligence instrumentale et mécaniste. Notre monde en est le produit le plus caricatural, qui a remplacé le réel par la production d’un double, qui rend apparemment celui-là inutile.
Jusqu’à ce qu’il se rappelle à notre souvenir !
S’il doit donc y avoir Révolution (qui est retour à l’origine) dans le mode d’existence des hommes, il faudra se réapproprier ce monde concret, vivant, dangereux, qui fut celui où vivaient la plupart des paysans et du destin cyclique. Cela ne se fera pas sans gigantesque cataclysme. Cousteau n’affirmait-il pas qu’il ne fallait que deux cents millions d’humains sur terre pour que celle-ci redevînt habitable ? Sans se perdre dans les conjectures quantitatives, il ne faudra pas moins revenir au proche, au voisinage, à la colline devant la fenêtre, à l’arbre qui donne l’ombre en été, au pré et au quartier, à l’artisan et au petit épicier qui vend les produits locaux, à la saveur de l’air qui a baigné notre naissance, plutôt qu’à celui, aseptisé, d’une carlingue d’avion en partance pour le pays de nulle part.