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Éléments pour une biographie politique d’Ernst Jünger
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15/07/02 |
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18.04 t.u. |
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Frédéric Kisters |
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En avril 1928, son ami Friedrich HIELSCHER, écrivain nietzschéen antichrétien, lui succéda à la tête de la revue. Ce personnage, que JÜNGER décrivait comme un curieux mélange de rationalisme et de naïveté, avait combattu dans les corps francs et était membre de la Freischar Schill. Néopaïen, partisan d’une Europe des patries, il travailla pendant la Seconde Guerre mondiale pour l’Ahnenerbe. Accusé de « philosémitisme », la police l’arrêta en septembre 1944. En effet, il avait organisé un réseau de résistance souterraine à partir de 1933. Il ne dut la vie sauve qu’à l’intervention de son ami Wolfram SIEVERS. Reconnaissant et fidèle en amitié, Friedrich HIELSCHER témoigna en faveur de SIEVERS, lors du procès de Nüremberg.
Par la suite, JÜNGER et Werner LASS prirent la direction de la revue « Die Kommenden » (= ceux qui reviennent), un hebdomadaire créé en 1923, qui exerçait une influence grandissante sur la mouvance de la jeunesse bündisch attirée par le national-bolchevisme. Les deux camarades quittèrent la direction de « Die Kommenden » en juillet 1931. De son côté, LASS créa un organe pour son mouvement de jeunesse, la Freischar Schill, intitulé « Der Umsturz », qui se réclama ouvertement du national-bolchevisme, jusqu’à son interdiction en février 1933.
Durant toute cette période, Friedrich Georg JÜNGER écrira pratiquement dans les mêmes revues que son frère et il rédigea des articles pour « Widerstand », jusqu’à la censure de la revue par les nazis, en décembre 1934. Ernst JÜNGER recueillit et protégea la mère et le fils de NIEKISCH après son arrestation en mars 1937.
L’ADIEU AUX ARMES
Au contraire de LASS, Ernst JÜNGER délaissa la politique active après 1929. En cinq ans, il avait écrit environ 150 articles polémiques, mais il lui semblait que ses appels étaient restés sans guère d’échos. Il avait conservé son indépendance d’esprit et il déclara plus tard que « les revues, c’est comme les autobus : on les utilise quand on en a besoin, puis on en descend ». Il en était venu à considérer que tous les mouvements nationalistes, qu’ils s’agissent des conservateurs, des nationaux-révolutionnaires ou des nationaux-socialistes, sont « bourgeois » et « libéraux », puisqu’ils sont tournés vers le passé. Dès lors, il se consacra principalement à la rédaction de nouveaux livres. Néanmoins, il continua à fournir des articles à la revue « Widerstand » jusqu’en septembre 1933. Du combat politique en communauté, il passait à une quête intérieure et solitaire. Ainsi qu’il nous le confie dans son « Coeur aventureux » : « Aujourd’hui, on ne peut pas travailler en société pour l’Allemagne, il faut le faire dans la solitude », en espérant toutefois que d’autres isolés oeuvrent dans le même sens.
Pour son nouveau départ en littérature, Ernst JÜNGER abandonna la veine des récits de guerre, qu’il semblait avoir épuisée. Au cours de l’année 1927, il rédigea le « Coeur aventureux » (= der Abenteuerliche Herz), un recueil de textes composite, parmi lesquels le lecteur trouve aussi bien des souvenirs d’enfance, que des récits oniriques ou de brèves histoires dont l’atmosphère, à la fois mythique et poétique, préfigure la fable des « Falaises de marbre ». Ces écrits hétéroclites portaient des noms de ville (Leipzig...). Le livre marque une césure dans l’oeuvre de JÜNGER, même si l’on retrouve encore dans ses pages les traces de son passé guerrier et de son engagement politique. Evidemment, son lectorat habituel, qui s’attendait à un nouveau récit épique ou à un approfondissement de ses réflexions sur la guerre, bouda sa première production littéraire lors de sa parution (1929), mais l’insuccès n’affecta nullement l’auteur.
En 1938, la seconde version du « Coeur aventureux » ne rencontra guère plus de succès que la première. JÜNGER avait entièrement réécrit son livre, si bien que l’on peut affirmer qu’il s’agit d’un autre texte relevant de la même inspiration. Cette fois, chaque fragment portait un titre comme « Note sur la couleur rouge » ou « Voler en rêve ».
LA MOBILISATION TOTALE (1931)
Avec la « Mobilisation totale » ( = die totale Mobilmachung), JÜNGER reprenait une série de thèmes qu’il avait abordés dans ses derniers articles. L’essai portait sur les mutations de l’Europe après la Première Guerre mondiale. L’idée d’un lien entre la technique et certaines formes contemporaines de nihilisme, qu’il approfondira dans « Le Travailleur », apparaît déjà dans ce texte.
JÜNGER discernait les conséquences du progrès technique qui avait engendré la guerre de matériel et permis la naissance des premiers Etats totalitaires. De la convergence de ces deux nouveaux phénomènes naîtrait la guerre civile mondiale.
Les Etats étaient passés de la guerre de cabinet à la guerre populaire. La première, typique des monarchies, ne mobilise qu’une partie des hommes et des moyens, en vue d’objectifs limités; autrement dit, c’est une forme de guerre limitée et raisonnée. Au contraire, les guerres de masses sont des luttes à mort, d’une violence sans frein, dont la fin est l’élimination de l’ennemi. Pour mobiliser leurs peuples, les gouvernements font appel aux affects, aux bas instincts, à la morale. Abstraction et cruauté croissent corrélativement.
A l’époque, JÜNGER admirait la planification soviétique, ce modèle de mobilisation totale des énergies d’un peuple vers un but déterminé. Il voyait dans le bolchevisme, un communisme ascétique, au contraire du marxisme qui est à son sens hédoniste, puisqu’il vise plus le bien-être matériel que la puissance.
LE TRAVAILLEUR (1932)
JÜNGER constate que la technique envahit le monde, il est inutile de la refuser. Au contraire, il faut faciliter son processus de développement pour que, du chaos qu’elle engendre, surgisse un monde nouveau. Dans les temps contemporains, rien n’existe en dehors du travail, tout existe par la technique. JÜNGER considérait le machinisme comme un phénomène de la Vie, à l’inverse de la plupart des néoconservateurs qui voient en la technique une force létale.
La figure du Travailleur surgit dans un contexte nihiliste. Le Travailleur ignore la morale, mais il possède une éthique fondée sur le sacrifice de soi. En effet, la technique n’apporte pas le confort matériel, mais la puissance. Sa satisfaction réside dans le travail. Il ne prétend pas à la liberté mais bien au labeur. Son bonheur s’accomplit dans le sacrifice à la guerre ou au travail - et le travail devient lui-même une guerre contre la matière.
Le Travailleur a renoncé au bonheur. Il s’agit d’un Titan qui exploite la planète et soumet la matière à sa volonté. Maître de la technique, il entretient néanmoins un lien avec les forces élémentaires qui lui confèrent sa puissance. En lui, s’abolit la traditionnelle opposition nature/culture.
Le Travailleur façonne la nouvelle face du monde. Dans son creuset alchimique, des formes inconnues jusqu'alors sont en gestation. Dans le rougeoiement des forges, on aperçoit une civilisation à venir. Il réinvente les contours de l'univers. Les flammes de l'âtre se reflètent au fond de ses prunelles, comme si un feu intérieur le dévorait. Sous le poids de son marteau, le métal, amolli par la chaleur, se plie à sa volonté. Son outil s'abat selon un mouvement syncopé et ininterrompu, sur les barres de fer. Un titanesque tintamarre abolit le chant des oiseaux, les bruissements de la forêt, et même le brouhaha de la ville. Des profondeurs de son usine jaillissent les hurlements de l'acier torturé, le souffle brûlant engendré par la consummation du charbon, la transpiration des constructeurs d’univers. En été, aux abords de ses forges, l'air est si chaud qu'il se tord, comme si des fantômes passaient, qui, comme lui, déforment la réalité. Il n’a cure de ceux qui le juge sacrilège, lui qui veut remplacer les dieux. Parfois, il s'arrête, et l'on entend son rire énorme, sans retenue aucune, immense, profond et sincère. La nuit, il sort de son antre pour hurler son dédain aux dieux. Les cieux étoilés le jugent d'un air impassible, sans aucune condescendance. Puis, il reprend son inlassable labeur.
La vision de JÜNGER débouche sur un empire universel technocratique, sans classes mais inégalitaire. Dans cette société, seule est garantie le droit au travail, le reste est à conquérir. Le Travailleur n’a aucun rapport avec le prolétaire marxiste; sa révolution ne vise pas la propriété privée, mais bien la culture bourgeoise basée sur la raison, la morale et l’individualisme. En outre, la pensée de JÜNGER nie la notion de « progrès », qui est le moteur tant du libéralisme que du marxisme. Lorsque la technique fait son irruption dans le monde, elle ne subit aucun processus évolutif, elle atteint presque aussitôt son niveau de perfection.
Le premier tirage de 5000 exemplaires du « Travailleur » fut vite épuisé. Trois autres éditions suivirent. L’essai se trouvait encore en librairie au début de la guerre.
Peu après la parution du « Travailleur », Thilo von TROTHA l’attaqua violemment dans les colonnes du « Völkischer Beobachter », l’organe du NSDAP. Il dénonçait l’intellectualisme abstrait de JÜNGER, qui s’éloignait des faits essentiels, à savoir le sang et le sol. Il allait jusqu’à écrire qu’Ernst JÜNGER s’approchait « de la zone des balles dans la tête ».
Au contraire, Ernst NIEKISCH voyait dans « Le Travailleur » un livre national-bolchevique et il ne tarissait pas d’éloge.
LE NAZI ?
Après guerre, d’aucuns ont reproché à JÜNGER une soi-disant sympathie pour le nazisme ou du moins qu’il leur aurait fourni des éléments idéologiques. Des journalistes souligneront aussi qu’il avait dédicacé un exemplaire de « Feuer und Blut » à HITLER en 1926.
Selon la thèse de Louis DUPEUX, trois traits distinguent les nationaux-bolcheviques des nazis :
- une orientation protestante qui entraîne un civisme rigoureux;
- le dédain de l’idéologie de masse par esprit élitiste;
- la volonté de rompre avec l’esprit bourgeois.
Il faudrait aussi ajouter le refus du racisme et plus particulièrement de l’antisémitisme.
Bien que Louis DUPEUX ne le considère pas comme un national-bolchevique à part entière, nous retrouvons ces caractéristiques chez Ernst JÜNGER. Sans appartenir à la mouvance, il y participait par ses écrits, son travail de coéditeur et aussi... par la connivence intellectuelle qui le liait à Ernst NIEKISCH.
JÜNGER professait dans ses articles un nationalisme socialisant. Au début de son engagement, il souhaitait l’union des partis nationalistes. A ce moment, il n’excluait pas les nationaux-socialistes. Mais, dès 1926, il refusait qu’Adolf HITLER devînt le guide de l’Allemagne. Ne distinguant aucun grand homme qui pût diriger l’Allemagne, il proposait que l’on instaurât un comité provisoire, qui comprendrait au moins un chef d’Etat-major, pour surveiller la pureté et la rigueur du mouvement.
Son attitude personnelle envers le national-socialisme n’était pas équivoque. En réalité, HITLER lui paraissait aussi exécrable que dangereux et il abhorrait la brutalité des nazis de base. Il n’a d’ailleurs jamais rencontré le dictateur et parmi les dignitaires nazis, il ne connaissait que GOEBBELS. Un entretien avec HITLER avait bien été prévu, mais il avait été annulé à la dernière minute. En 1927, le NSDAP lui proposa une place éligible pour les élections au Reichtag, mais Ernst JÜNGER refusa de manière catégorique, en précisant qu’il préférait « écrire un seul vers plutôt que de représenter 60.000 crétins au Parlement ». Peu après leur accession au pouvoir, les nazis lui proposèrent de devenir membre de l’Académie allemande de poésie, une fois encore Ernst JÜNGER déclina l’offre. La Gestapo perquisitionna son domicile sous prétexte de trouver des lettres de son ami anarchiste MÜHSAM. En 1934, ayant appris que le « Völkischer Beobachter » avait publié, à son insu, un extrait du « Coeur aventureux », il écrivit au journal pour protester, parce qu’il ne voulait pas passer pour un de leurs collaborateurs. Quatre ans plus tard, GOEBBELS l’invita, encore une fois, à rejoindre le NSDAP, mais, à l’instar d’ULYSSE, il résista au chant des sirènes qui voulaient l’attirer vers les récifs. Ayant refusé toute collaboration, fût-elle littéraire, avec le nouveau régime, JÜNGER pouvait s’attendre à des représailles ou du moins à une hostilité de sa part.
LES FALAISES DE MARBRE (1939)
Une phrase de « Auf den Marmorklippen » (= Sur les falaises de marbre) révèle son dédain pour les nazis : « Nous ne considérions point l’engeance des bois comme des adversaires »_. En effet, JÜNGER distingua toujours ses adversaires (= Gegner), pour lesquels il éprouvait du respect, de ses ennemis (= Feind), qu’il méprisait.
Alors qu’il séjournait en Suisse, il fit un rêve d’incendie qui lui inspira son roman « Sur les falaises de marbre ». Il le rédigea de février à juillet 1939 et, mobilisé, il en corrigea les épreuves en septembre, dans un bunker de la ligne Siegfried. Quatorze mille exemplaires furent vendus en quelques semaines. Ce bref récit était une critique à peine déguisée du nazisme en particulier et de la tyrannie en général.
L’histoire se déroule dans un pays fabuleux, lieu de haute civilisation. Cette contrée mythique était divisée en deux parties, la Marina et la Campania, par les falaises de marbre. Sur les confins de la Campania, s’étendaient les marécages et les forêts, sur lesquels régnait un être mystérieux et barbare, le Grand Forestier (= Oberfoerster), dont l’aspect et les manières font penser à HITLER. Toutefois, le Grand Forestier ne s’identifie pas entièrement à lui, il possède aussi quelques traits de GOERING ou STALINE. En réalité, la figure du Grand forestier dépasse les personnages historiques, elle symbolise l’éternel tyran. Des recenseurs étrangers soulignèrent la ressemblance entre la figure jungérienne et le chancelier, sans trop se soucier des conséquences pour l’auteur. On critiqua également son esthétisation de la violence.
Dans le roman, nous retrouvons la plupart des proches d’Ernst JÜNGER. Ainsi, les deux frères ressemblent étrangement à Ernst et Friedrich Georg. Naguère, ils avaient combattu ensemble pendant la guerre d’Alta-Plana. A l’époque, ils faisaient encore l’apologie de la puissance et se montraient impitoyables envers les faibles. Maintenant, ils s’étaient retirés du monde et se consacraient entièrement à l’étude des plantes, constituant peu à peu un grand herbier, à la manière de LINNE. De même, le personnage de « Perpétua », symbole de l’éternité, correspond à sa compagne et l’enfant adopté par le duo, Erion, à son fils Ernstel.
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