La liberté d'expression soumise à la loi des marchands...
 |
07/02/04 |
 |
14.41 t.u. |
 |
Aurélien Durand |
|
Pendant longtemps, l'exception culturelle française fut synonyme d'une certaine garanti d'indépendance face aux lobbies des marchands. Enfin, disons que c'était là la position officielle de la France. Or, depuis peu, et ce surtout depuis l'arrivée aux affaires d'une certaine frange de la classe politique particulièrement attentive aux doléances du monde capitaliste, cette indépendance s'étiole allègrement. Et d'un régime « de la liberté d'expression », où tout un chacun était responsable de ses propos, sur le web comme ailleurs, et devait en répondre devant la justice si nécessaire, on risque de passer à un régime de justice privée, c'est à dire soumis aux intérêts particuliers.
Une loi nouvelle
C'est ainsi que le 8 janvier, l'Assemblé nationale a voté, en deuxième lecture, un projet de loi présenté par Nicole Fontaine sur la confiance dans l'économie numérique, en abrégé LCEN. Parmi les mesures que contient cette loi, les plus liberticides ont été le fait essentiellement de demandes de l'industrie discographique et cinématographique qui ont obtenues des prescriptions dépassant largement toutes les directives européennes en la matière [1].
D'apparence inoffensif (rien dans le projet de loi n'est explicitement dit en matière d'atteinte aux libertés), ce texte devrait être source - de par la complexité des mécanismes techniques et juridiques mis en oeuvre autour d'internet - de bien des dérives et de bien des interprétations.
.
Privatisation de la justice
Ainsi, la nouvelle loi propose d'exonérer un hébergeur de toute responsabilité en cas de contenu illicite sauf, s'il n'a pas « agi avec promptitude pour [les] retirer » après avoir « eu la connaissance effective de leur caractère illicite. » Ce qui, en d'autres termes, revient à dire que ce n'est plus au juge d'exiger la fermeture d'un site après une plainte et un procès, mais à l'intermédiaire technique d'estimer s'il est opportun ou non de le fermer. En effet, les hébergeurs, dont la vocation première est de faire des bénéfices et non de perdre de l'argent devant les tribunaux, risquent fort d'être tenté de censurer un site à la moindre demande d'un tiers (personne ou entreprise), d'autant plus si le tiers en question est un groupe de pression puissant. C'est pourquoi, afin de contrer les abus possibles, Nicole Fontaine a prévu une clause condamnant l'entrave à la liberté d'expression [2]. Mais, aussi louable que soit cette mesure, et à moins d'être naïf, on imagine assez bien ce qu'il adviendra dans la réalité des faits. Face à une armée d'avocat, et de moyen parfois colossaux, il sera bien difficile aux « petits » de faire prévaloir leurs droits.
Il est intéressant de noter, de plus, que ce projet de loi remet en cause un des fondements de notre droit pénal, à savoir la présomption d'innocence : ce sera à l'accusé de prouver qu'il est dans son bon droit. Ce qui revient donc à légitimer la loi du plus fort et à subordonner la justice aux pouvoirs d'argents. De nombreux exemples récents ont montrés que les marchands ont tout intérêt à l'adoption de telles mesures. En effet, des affaires comme celles ayant opposé le géant Danone et le site jeboycotteDanone.com, ou encore plus récemment, la RATP et le site stopub [3], sont particulièrement représentatives de ce qui pourrait se passer systématiquement dans un avenir très proche.
Filtrage des accès internet
Le web étant par définition ouvert, il est particulièrement aisé pour un webmestre dont le site aurait été censuré en France, de le remettre en ligne depuis l'étranger. L'usage montre d'ailleurs que quelques heures suffisent souvent pour voir à nouveau resurgir sur le web un contenu jugé « illicite ». Et, il est même certain que si la loi devait être adoptée, les webmestres iraient directement se faire héberger à l'étranger. En conséquence, il a donc été demandé aux fournisseurs d'accès, qu'à défaut de pouvoir fermer un site, internet soit filtré afin d'en interdire l'accès. Comme le dénonce très justement la Ligue odebi [4], la justice décidera donc non seulement de ce que « vous aurez le droit de dire ou de montrer, mais aussi ce que vous n'avez pas le droit d'entendre, de lire ou de voir. »
Obligation de surveillance des sites
D'autre part, les hébergeurs auront l'obligation, et ce uniquement dans les seuls domaines concernant la pédophilie, le racisme (incitation, etc...) et le négationisme, de « mettre en oeuvre les moyens conformes à l'état de l'art pour prévenir la diffusion » de ce type de donnée. Selon les défenseurs du projet de loi, il s'agit là de rendre encore plus rapidement et plus efficacement la justice [5]. Or, au-delà de la simple juxtaposition de ces termes à des fins d'instrumentalisation et de diabolisation, et de la difficulté technique d'une telle mesure, pour surveiller, et/ou débusquer ces données au beau milieu de milliers d'autres, il faudra indéniablement commencer par tout surveiller. Il est difficile de croire qu'il n'y aura aucun dérapage, aucune velléité de « contrôler » et de censurer des contenus moins « sensibles », mais tout autant, sinon plus, « subversifs ».
Suppression de la notion de « correspondance privée»
Et c'est toujours avec le même ton [6], que le projet de loi prévoit tout simplement de supprimer la qualité de « correspondance privée » aux courriers électroniques, au prétexte qu'elle ferait « indûment bénéficier de la protection liée au secret des correspondances des échanges notamment de fichiers. » Cette mesure, qui retire le droit à une totale confidentialité, défendue par le président de la commission des Affaires économiques, le député UMP Ollier et voulue par le lobby des majors (le Comité de liaison des industries culturelles) va bien au-delà de la directive européenne, et est dénoncé par Cyril Rojinsky, avocat au barreau de Paris et membre du conseil d'orientation du Forum des droits sur internet, comme « une atteinte aux libertés fondamentales ». Toujours selon le Forum, il s'agit « d'une surenchère à des dispositions actuelles amplement suffisantes » pour traquer les contenus illicites.
Une collusion parfaite
Ce projet de loi, en définitive, profile peut-être la parfaite collusion qui existe entre le lobbying des majors qui imaginent ainsi qu'il leur sera plus aisé de défendre la propriété intellectuelle (entendre l'intérêt du portefeuille) et un gouvernement, séduit par le tout sécuritaire et adepte de l'idéologie yankee de la « tolérance zéro ». En prétextant un internet « propre », le gouvernement ferme la porte à toute expression autre que marchande sur le net et avoue finalement son asservissement au monde du profit. Les conséquences directes et immédiates des dispositions de la loi, à défaut de clarifier la législation applicable dans de nombreux secteurs de l'internet (commerce électronique, responsabilité des prestataires techniques, cybercriminalités, etc.), ainsi que l'attendait un certain nombre d'acteur du réseau, seront au contraire dévastatrices en ce qui concerne nos libertés individuelles et la liberté d'expression.
Aurélien Durand
Notes :
[1] Cette loi se veux une transposition en loi nationale d'une directive du 8 juin 2000 relative au commerce électronique.
[2] Le fait ce caractériser de façon « abusive une apparence d'illicité aux fins d'obtenir le retrait de données » est considéré comme une entrave à la liberté d'expression.
[3] Le 20 avril 2001, le site jeboycottedanone.com disparaissait du Web. Les intermédiaires techniques, ayant peur d'être considérés comme coresponsables et s'appuyant sur des critères économico-médiatique, se rangèrent du côté du plus fort. Finalement, la justice trancha en faveur du site et lui demanda juste de retirer le logo Danone. Plus récemment encore, c'est l'affaire qui opposa la régie publicitaire de la RATP, Métrobus, et la coopérative d'hébergement d'internautes Ouvaton pour la contraindre, sous la menace d’une astreinte de dix mille euros par jour, à révéler l’identité des auteurs du site du collectif stopub, qui s’est illustré en détournant des affiches de publicité dans le métro (parisien). Autre exemple : le fournisseur d'accès Free a anticipé la loi, puisqu'il s'autorise, depuis 1999 déjà, à couper l'abonnement d'un internautes sur simple notification des ayants droits. La loi légitime en fait une pratique déjà plus ou moins en place, et ouvre la porte cette fois à sa généralisation.
[4] La Ligue odebi est « un observatoire des pratiques sur internet et surtout un lieu de proposition actif et militant envers le monde institutionnel, économique et politique. Nous nous allions pour promouvoir notre idée d'un internet démocratique, solidaire et transparent. Nous entendons ainsi proposer une parole indépendante dans une démarche pragmatique libérée des idéologies enfermantes. »
[5] Ainsi selon Alex Türk, sénateur (non-inscrit) « C'est un problème de délais : un juge aura du mal à trancher rapidement. [Cette loi permettra] de réagir quasiment en temps réel. » Pour un autre il s'agit d'intégrer le droit à « la réalité d'internet, qui est extrêmement rapide. Il faut donc que les procédures soient rapides si on veut qu'elles soient efficaces. » (Libération du 08 janvier 2004)
[6] Le magasine en ligne www.peripheries.net propose de manière très « pertinente » et plutôt ironique de regrouper l'ensemble des lois et projets de lois de l'équipe Raffarin sous le titre de « On va se gêner... »
Quelques liens utiles :
Le dossier sur la LEN sur le site de l'Assemblée Nationale:
http://www.assemblee-nationale.fr/12/dossiers/economie_numerique.asp
Dossier de l'association IRIS:
http://www.iris.sgdg.org/actions/len/
Pétition d'IRIS:
http://www.iris.sgdg.org/actions/len/petition.html
Actions de la Ligue des associations Haut Débit françaises:
http://www.odebi.org
La lEN pour les Nuls :
http://www.odebi.org/modules.php?name=Downloads&d_op=getit&lid=1
Position des principaux fournisseurs d'accès français:
http://www.afa-france.com
|