Accueil SAVOIRS Reprises La plus belle page de la littérature mondiale : l’agonie du prince André

La plus belle page de la littérature mondiale : l’agonie du prince André

Parlons de Guerre et paix, ce livre qui émerveilla Flaubert et le monde à sa parution. (Nicolas Bonnal)

C’est Alain (Emile Chartier, philosophe et pacifiste), qui disait :

« lisez et relisez ces pages éternelles. N’espérez pas en trouver ailleurs l’équivalent. »

* * *

Guerre et paix, tome trois, pp.323-325 (ebooksgratuits.com)
Léon Tolstoï

Le prince André sentait qu’il se mourait, qu’il était déjà mort à moitié, par la pleine conscience de son détachement de tout intérêt terrestre et par une étrange et radieuse sensation de bien-être dans son âme. Il attendait ce qu’il savait inévitable, sans hâte et sans inquiétude. Ce quelque chose de menaçant, d’éternel, d’inconnu et de lointain, qu’il n’avait jamais cessé de pressentir pendant toute sa vie, était maintenant là, tout près : il le devinait, il le touchait presque.

Jadis il redoutait la mort : deux fois il avait passé par cette douloureuse et terrible agonie de l’angoisse, et maintenant il ne la craignait plus comme il l’avait crainte, alors que ses yeux, captivés par les bois, les prairies, les champs et l’azur du ciel, voyaient venir la mort dans l’obus qui s’avançait en tournoyant.

Revenu à lui dans l’ambulance, cette fleur d’amour éternel s’était épanouie au fond de son âme, délivrée pour quelques secondes du joug de la vie ; libre et indépendant de la terre, toute crainte de la mort avait disparu en lui. Plus il s’absorbait dans la contemplation de cet avenir mystérieux qui se dévoilait devant lui, plus il se détachait inconsciemment de tout ce qui l’entourait, plus s’abaissait cette barrière qui sépare la vie de la mort et qui n’est terrible que par l’absence de l’amour. Qu’était-ce en effet que d’aimer tout et tous, de se dévouer par amour, si ce n’est de n’aimer personne en particulier et de vivre d’une vie divine et immatérielle ? Il voyait venir sa fin avec indifférence et se disait :

« Tant mieux ! »

Mais, après cette nuit de délire où celle qu’il désirait retrouver lui était apparue, après qu’elle eut appliqué ses lèvres sur sa main en la couvrant de ses larmes, l’amour pour une femme pénétra de nouveau dans son cœur et le rattacha à l’existence.

Des pensées confuses et joyeuses venaient l’assaillir, et en se reportant au moment où, à l’ambulance, il avait aperçu Kouraguine à côté de lui, il se reconnaissait incapable de revenir aux sentiments qui l’avaient alors envahi. Tourmenté dans son délire par le désir de savoir s’il était encore de ce monde, il n’osait cependant le demander à ceux qui l’entouraient.

Il se vit en songe couché dans la chambre qu’il habitait. Il avait recouvré toute sa santé. Une foule de personnes inconnues défilaient devant lui. Il causait et discutait avec elles de choses et d’autres, et se disposait à les suivre il ne savait où, tout en se disant qu’il perdait son temps à des bagatelles, lorsqu’il avait à s’occuper de bien plus graves intérêts ; et cependant il continuait à leur parler et à les étonner par de brillantes citations, qui pourtant n’avaient aucun sens… Peu à peu ces figures s’évanouirent, et toute son attention se concentra sur la porte entr’ouverte de l’isba… Parviendra-t-il à la fermer assez vite ? « tout » dépend de cela. Il se lève, il s’en approche pour tirer le verrou, mais ses jambes fléchissent sous lui, et il sent qu’il n’arrivera pas à temps !… Réunissant toutes ses forces dans un effort suprême, il va se jeter en avant, lorsqu’une angoisse terrible l’étreint… Cette angoisse, c’est la terreur de la mort… C’est la mort qui est là, là, derrière la porte, et, au moment où il s’y traîne haletant, l’affreux spectre la pousse, l’enfonce et pénètre dans la chambre !… Cet être innommé, c’est la mort, la mort qui vient à lui, et il faut à tout prix qu’il lui échappe !… Il saisit la porte… la refermer n’est plus possible, mais, en rassemblant ce qui lui reste de forces, peut-être pourra-t-il du moins l’empêcher de passer ?… Hélas ! ses forces s’épuisent, il s’agite dans le vide, et la porte remue de nouveau !… Il tente une fois encore de résister à la pression du dehors… Peine inutile !… Le spectre entre, il est entré… et le prince André se sent mourir !

À ce moment il comprit qu’il dormait, et, faisant un violent effort, il se réveilla…

« Oui, c’était bien là la mort !… Mourir et se réveiller ! La mort est donc le réveil ?»

Cette pensée passa comme un éclair dans son esprit, et un coin du voile qui lui dérobait encore l’inconnu se releva dans son âme ! Il sentit son corps délivré des liens qui l’attachaient à la terre, et il éprouva un mystérieux bien-être, qui depuis lors ne le quitta plus !

Réveillé par la sueur froide qui l’inondait, il fit un mouvement.

Natacha s’approcha et lui demanda ce qu’il désirait. Il ne comprit pas sa question et fixa sur elle un regard étrange.

Ses derniers jours et ses dernières heures s’écoulèrent paisibles et sans qu’il se produisît dans son état aucun nouvel incident.

La princesse Marie et Natacha ne le quittaient pas d’une minute, mais elles sentaient que leurs soins s’adressaient uniquement à ce qui ne serait bientôt plus pour elles qu’un cher et lointain souvenir, à son enveloppe matérielle, et que son esprit n’était déjà plus de ce monde. La violence de leurs sensations était telle, que le spectacle terrible de la mort n’avait pas de prise sur leurs âmes. Jugeant inutile d’aviver leur douleur, elles ne pleuraient, ni quand elles étaient à ses côtés, ni hors de sa présence, et, se trouvant impuissantes à exprimer par des paroles ce qu’elles éprouvaient, elles ne s’entretenaient plus de lui.

Elles le voyaient s’abîmer lentement, avec calme, dans l’inconnu, et toutes deux savaient que c’était bien et que ce devait être ainsi.

Il se confessa, il communia, et prit congé des siens. Lorsqu’on lui amena son fils, il effleura sa joue de ses lèvres et se tourna, non pas par regret de la vie, mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on attendait de lui. On le pria cependant de bénir l’enfant : il le fit et jeta ensuite sur ceux qui l’entouraient un coup d’œil interrogateur. Il semblait leur demander s’il n’y avait pas encore quelque chose à faire ; il rendit enfin le dernier soupir entre les bras de la princesse Marie et de Natacha.

« Où est-il à présent ? » se demanda-t-elle. Lorsqu’il fut couché dans le cercueil, tous s’en approchèrent pour lui dire un dernier adieu. Le cœur de l’enfant était déchiré par une poignante surprise. Tous pleuraient ; la comtesse et Sonia sur Natacha et sur celui qui n’était plus, et le vieux comte sur lui-même ; il prévoyait qu’il aurait bientôt le même pas à franchir.

Natacha et la princesse Marie pleuraient également, non sur leur propre douleur, mais sous l’influence de l’émotion dont leur cœur débordait à la vue du mystère si solennel et si simple de la mort !

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