L’autre jour (2016) à Madrid, par quarante degrés centigrades et sur la plaza del sol, « des milliers » de jeunes et étudiants se sont réunis en tongs, short et T-Shirt pour une réunion Pokémon qui promettait beaucoup. Ils se réunissaient pour chasser le Pokémon devant les médias émerveillés qui en rendaient compte, et qui affirmaient que les jeux vidéo ne sédentarisent pas, qu’une action japonaise (Nintendo) montait autant qu’à Wall Street, qu’enfin soixante-six millions de zombies qui, comme dans un roman de Phillip K. Dick, faisaient la même chose (la chasse à une électro-bestiole donc) au même moment, c’était, c’est fantastique. Quel signe de modernité, tralala.
Ceci dit, souvenez-vous que du temps de nos aïeux, pour paraphraser Corneille, nous ne valions guère mieux. Nous avions déjà une technologie de choix pour nous ahurir, enfants de ce règne de la quantité et de la révolte des masses…
C’est Villiers de l’Isle-Adam qui avait le mieux perçu l’air du temps électro-magnétique. Le recueil des Contes cruels contient bien des perles qui calmeront les grincheux du web : nous étions alors crétinisés par l’avènement de la lumière. C’était pour reprendre le bon mot de Philippe Béchade l’inintelligence artificielle au berceau. Je ferai mon distinguo entre technique et technologie : la première sert et soutient le corps, la deuxième s’attaque à l’âme – comme dit Tocqueville. La première vous transporte, la deuxième vous occupe. La première sert l’homme, la deuxième s’en sert. Fermez le ban et rentrez dans le rang… On n’a pas été foutu d’aller dans l’espace, alors on s’attaque à votre esprit ou ce qu’il en reste…
La force de Villiers de l’Isle-Adam, qui intéressera mes lecteurs, est de relier le phénomène de la technologie à celui du chauvinisme qui nous enverra à Verdun et ailleurs. Voyez ces mots qui en annoncent d’autres (de maux) :
« Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées du beffroi, − dehors, là−bas, au−delà du mur de ses yeux −, des piétinements de cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs, des acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur de gloire lui arrivait ! »
Tout cela très lié donc au militaire festif et ludique, comme la guerre allemande du futur, qui enchante le Kaiser ou même le bien jeune Thomas Mann. Le mégaphone (revoyez le Dictateur de Chaplin pour comprendre) et la fée électricité annoncent les massacres qu’ils inspirent et encensent :
« Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des cuirasses. Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité, mille éclairs de sensations, pressenties et indistinctes, s’évoquaient ! Une divination l’avertissait de ce qui enfiévrait les cœurs et les pensées dans la Ville. »
La guerre fraîche et joyeuse est d’abord une guerre électrique, une guerre de conditionnement donc. Macluhan a bien parlé de l’imprimerie pour la révolution puritaine en Angleterre (révolution si j’ose dire du peuple du Livre et de la livre…).
Après Villiers lance le grand débat auquel personne ne répond jamais : les membres du docte public moderne, les gens donc, sont-ils abrutis par la technologie ou sont-ils ahuris naturellement ?
Céline était clair : pour lui le populo n’est pas une innocente victime, il est clairement collabo, et il n’apprécie que le faux et le chiqué. On n’a pas créé l’homme des masses façon Le Bon ou Canetti. Il existait déjà (lisez Sénèque, bon Dieu !) :
« Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l’or et devant la merde !… Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n’eut jamais dans toutes les pires antiquités… Du coup, on la gave, elle en crève… Et plus nulle, plus insignifiante est l’idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules… mieux la publicité s’accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l’idolâtrie… »
Autrement dit la technologie révèle la bêtise humaine, elle ne la fabrique pas ; elle la répand, elle ne la provoque pas. Medium is not message. Quelques milliers de Happy Few chaque jour pour Dedefensa.org, un milliard pour Lady Gaga et son Twitter (sans oublier le million de commentaires par chanson, – voyez YouTube et vous saurez de combien de zombis vous êtes entourés), qui aplatit pape, Trump, Clinton, tout « le flot de purin mondiale » qu’a dénoncé notre bon Francis Ponge.
Moins agressif, mais aussi misanthrope que Céline ou Léautaud, Villiers ajoute :
« Car le public raffole, remarquez ceci, de l’Extraordinaire ! Mais, comme il ne sait pas très bien en quoi consiste, en littérature (passez−moi toujours le mot), ce même Extraordinaire dont il raffole, il s’ensuit, à mes yeux, que l’appréciation d’un portier doit sembler préférable, en bon journalisme, à celle du Dante. »
Villiers écrit que dans la société du spectacle il ne faut pas faire semblant d’être bête (c’est trop difficile) : il faut l’être.
Enfin, bien avant le culte hollywoodien (peu avant en fait, car enfin il a écrit sur Edison), Villiers décrit une tordante machine à gloire – car on veut tous être célèbre comme Andy Warhol, Woody Allen ou les ayatollahs.
« Le rendement de sa machine, c’est la GLOIRE ! Elle produit de la gloire comme un rosier des roses ! L’appareil de l’éminent physicien fabrique la Gloire. Elle en fournit. Elle en fait naître, d’une façon organique et inévitable. Elle vous en couvre ! N’en voulût−on pas avoir : l’on veut s’enfuir, et cela vous poursuit. »
Et si un public par trop assoupi ne répond pas assez vite, qu’on lui botte le derrière, comme aux émissions dites de divertissement ! Il faut qu’il applaudisse le célèbre.
Tout cela pour dire que le Pokémon n’est pas si grave…
Sources
Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration ; le Livre noir de la décadence romaine (Amazon.fr)
Villiers – Contes cruels (ebooksgratuits.com)