
British: la grande illusion
Pendant quatre ans, le Français Michel Barnier a été le négociateur en chef pour l’Union européenne avec le Royaume-Uni en plein Brexit. Né en 1951, il a postulé auprès des militants Les Républicains pour être leur candidat à l’élection présidentielle de 2022. Sans succès. Député français au Parlement européen entre 2009 et 2010, député de la Savoie de 1978 à 1993, sénateur de son département de 1997 à 1999, il fut en outre conseiller général de Savoie de 1973 à 1999 et en présida le conseil général entre 1982 et 1999. Tour à tour ministre de l’Environnement (1993 – 1995), ministre délégué aux Affaires européennes (1995 – 1997), des Affaires étrangères (2004 – 2005), puis de l’Agriculture et de la Pêche (2007 – 2009), il a été à deux reprises commissaire européen entre 1999 et 2004 et de 2010 et 2014. De sensibilité écologiste et gaullo-centriste, Michel Barnier était la personne idoine pour cette lourde tâche diplomatique inédite.
Au printemps 2021, il a publié La grande illusion. Le lecteur se retrouve plongé dans le cœur des rouages complexes des diverses négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Il y a en effet deux négociations consécutives. La première, de 2016 à 2020, définit les modalités de sortie de Londres de l’Union. Ce n’est pas superflu. « Les conséquences du Brexit, prévient l’auteur, […] sont innombrables : humaines, sociales, économiques et financières, techniques et juridiques […] Les droits des citoyens européens au Royaume-Uni et des citoyens britanniques au sein de l’Union; le règlement des engagements financiers pris par le Royaume-Uni envers l’Union en tant qu’État membre; l’avenir des nouvelles frontières de l’Union, notamment en Irlande. » Il aurait pu y ajouter la liberté de circulation des personnes, des biens et des capitaux, l’avenir de Gibraltar et des bases militaires d’Akrotiri et de Dhokelia qui occupent 3 % de la superficie de Chypre, l’enjeu d’une éventuelle frontière terrestre entre l’Ulster et l’Irlande, la circulation aérienne entre les deux espaces, etc. La seconde négociation réalisée en 2021 porte sur les relations entre la Grande-Bretagne et l’Union. Dans les deux cas, son équipe affronte la ténacité de leurs homologues britanniques prêts à faire croire que c’est l’Union européenne qui quitte le Royaume-Uni ! L’auteur estime que « les Britanniques se parlent à eux-mêmes, comme ils l’ont fait dans la campagne du référendum, et qu’ils sous-estiment la complexité juridique de ce divorce et beaucoup de ses conséquences ». Citant un grand journal de langue anglaise, Michel Barnier fait observer qu’« en quittant l’Union, observe Michel Barnier, le Royaume-Uni sortira automatiquement de 759 accords différents signés par l’Union européenne, au nom des États membres, avec 168 pays, et que Londres devra renégocier s’il veut en conserver les bénéfices. Parmi ces accords, 295 concernent le commerce, 69 la pêche, 65 les transports, 49 les sujets douaniers et 45 les questions nucléaires ».
La grande illusion présente donc un témoignage de premier plan sur un événement considérable, même si l’auteur se met – volontairement ou non – en valeur. Pourquoi ce titre ? Il reprend celui d’un essayiste britannique, Norman Angell, paru en 1910, qui croyait impossible toute guerre généralisée en Europe, car « tous les protagonistes, qu’ils soient proclamés vainqueurs ou vaincus, sortent perdants ». Michel Barnier déplore bien sûr le Brexit. Il découvre au fil des séances de négociations l’incroyable impréparation des Britanniques. Jusqu’au dernier moment, le système médiatique, les politiciens et le gouvernement pariaient sur le maintien dans l’Union. La douche glacée du succès du Brexit déchaîna un formidable chaos politique entre les tories et le Labour, entre Londres, l’Écosse et l’Irlande du Nord, et au sein même du Parti conservateur. En quatre années, trois premiers ministres se succédèrent au 10, Downing Street (David Cameron, Theresa May, Boris Johnson) ainsi que deux dissolutions de la Chambre des Communes en 2017 et en 2019.
Adepte de la « transparence », Michel Barnier rend compte régulièrement des avancées et des problèmes rencontrés à la Commission européenne, au Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, au Comité des ambassadeurs permanents, au Parlement européen, aux gouvernements nationaux et à leurs parlements sans omettre les journalistes et l’opinion publique. Aussi parcourt-il les États membres chaque semaine quand il ne s’occupe pas des différents pourparlers sur tel ou tel sujet pointu. Bien que calme et arborant volontiers un flegme tout anglais, l’auteur s’agace du double discours de la partie adverse. Fidèles à leur esprit de marin – pirate – négociant écumeur sur toutes les mers du monde, les Britanniques poussent pour obtenir des avantages considérables alors qu’ils quittent l’UE. Ils aimeraient bénéficier du beurre (le Brexit), de l’argent du beurre (un accord de libre-échange très favorable pour leurs produits) et du sourire de la crémière (un alignement des normes européennes à leurs normes plus floues). Négocier avec les Britanniques n’est pas une aimable partie de plaisir.
Ce livre confirme que le Brexit du peuple n’est pas celui de ses représentants (ou supposés tels). L’auteur se fait cinglant à l’égard de certaines personnalités-phares du camp du Leave. Le milliardaire ultra-libéral Jim Ratcliffe s’installe à Monaco tandis que le député ultra-conservateur Jacob Rees-Mogg crée deux fonds d’investissement en Irlande ! « On voit bien là le grand malentendu ou la grande hypocrisie entre les animateurs de la campagne du Brexit, dont beaucoup sont liés aux services financiers, et la majorité des électeurs du Brexit qui les ont crus en votant pour la fermeture des frontières, et la limitation de l’immigration. Une majorité des Britanniques ont voté contre la mondialisation en se déclarant pour le Brexit. Au moment même où les Farage et Johnson, ainsi que quelques patrons de la finance ou de la presse choisissaient, eux, avec le même bulletin de vote, une plus grande mondialisation… » Ne sont-ce pas Theresa May et Boris Johnson qui répètent en permanence leur volonté de transformer la Grande-Bretagne en un nouveau Singapour ou en une Global Britain, c’est-à-dire une Grande-Bretagne mondialisée principalement tournée vers le Commonwealth ?
Majoritaires en Angleterre (53,4 %) et au Pays de Galles (52,5 %), bien des Brexiters pensaient envoyer à leur classe politico-médiatique un formidable avertissement nationaliste sinon britannique, pour le moins anglais. Résultat ? Le Royaume-Uni se ferme aux Européens du continent et s’ouvre à ses populations allogènes anciennement colonisées. Michel Barnier prévient encore que « le grand malentendu est celui qui va forcément apparaître chez les citoyens britanniques qui ont voté pour le Brexit en pensant voter contre la mondialisation, contre une Europe qui ne les protégerait pas assez, contre une Europe qui a dérégulé et désindustrialisé ». Ce référendum était dès sa conception vicié, dans sa réalisation biaisé, et dans ses conclusions détourné…
Tenant de l’« euro-mondialisme », Michel Barnier se présente, le 10 juillet 2018, devant le fameux Council on Foreign Relations (CFR), l’une des instances majeures de l’atlantisme aux États-Unis, avant de saluer trois jours plus tard Madeleine Albright, sinistre secrétaire d’État de Bill Clinton entre 1997 et 2001. S’il cible les partisans du « nationalisme réducteur » de la « Grande-Bretagne seule » et les chantres d’un « national-multiculturalisme », il ignore en revanche l’existence d’une quatrième possibilité, inconnue du plus grand nombre, celle d’une « Europe des identités charnelles enracinées » de tradition impériale façonnée par les héritages, croisés ou non, des Normands d’Angleterre et de Sicile, du Saint-Empire romain germanique, des Gibelins italiens, des Pays-Bas bourguignons, des Habsbourg de Madrid et de Vienne, de la Pologne – Lithuanie, voire de l’« empire anglo-scandinave » de Knut le Grand après l’An Mil.
Le Brexit conforte l’analyse que les scrutins – élections et référendums – ne sont finalement que des palinodies. La sortie britannique de l’ensemble eurocratique ne signifie nullement la fin de toute relation bilatérale. Londres reste une composante essentielle du Bloc occidental atlantiste (BOA). La grande illusion de Michel Barnier confirme que le Brexit n’est qu’une coûteuse scène de ménage entre une Grande-Bretagne qui se croit encore maîtresse de toutes les mers du globe et une Union européenne décatie, incapable par idéologie stérile, conformisme puérile et dysfonctionnements voulus de prendre la voie risquée de la puissance. Le fatalisme des Européens et l’habitude des États membres de se servir du processus européen pour ménager leurs propres intérêts paralysent toute avancée de l’actuelle association continentale inaboutie vers une nation européenne enfin consciente d’elle-même.
• Michel Barnier, La grande illusion. Journal secret du Brexit (2016 – 2020), Gallimard, 2021, 544 p., 23 €.