En Ukraine avec Jacques Benoist-Méchin

L’Ukraine se retrouve à la une de l’actualité avec l’intervention militaire russe décidée le 24 février dernier. En un trimestre, ce conflit a provoqué l’exil à l’étranger d’environ cinq millions d’Ukrainiens (femmes, enfants et hommes de plus de soixante ans). Critiquée depuis 2015 pour son refus d’accepter des migrants extra-européens, la Pologne fournit de gigantesques efforts afin d’accueillir ces réfugiés. Outre la proximité géographique, l’histoire explique ce fantastique investissement caritatif.

Si certains cénacles activistes russes parlent de l’Ukraine comme de la « Petite Russie » ou de la « Nouvelle Russie » et estiment que la langue ukrainienne serait un dialecte paysan russe, les milieux nationalistes grands-polonais n’oublient pas que Lviv s’appelait entre 1919 et 1939 Lwów et considèrent la langue ukrainienne comme leur idiome méridional. Quant à la ville d’Odessa, elle appartint de 1941 à 1944 à la Grande Roumanie du Maréchal Ion Antonescu. Le tracé des limites administratives de la république socialiste soviétique d’Ukraine a connu de 1922 à 1955 plusieurs modifications avant que ses frontières soient reconnues comme la délimitation officielle d’un territoire souverain indépendant. Les fluctuations géopolitiques rendent ainsi difficiles la compréhension de son fait populaire.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, un esprit curieux et germanophone, Jacques Benoist-Méchin (1901 – 1983), rédige un court ouvrage sur l’Ukraine qui paraît en 1941 sous le titre de L’Ukraine. Des origines à Staline. Ce livre s’ouvre sur une carte intéressante qui matérialise les limites historiques de l’Ukraine. Si le trait sépare dans une diagonale Est – Ouest la Crimée, le port de Sébastopol n’étant pas ukrainien, les frontières englobent à l’Ouest les localités de Przemysl, de Chalm, de Brest-Litovsk, et frôle la banlieue de Varsovie et de Koursk. Au Sud-Est, l’aire historique ukrainienne s’étend jusqu’à Rostov et la région de Krasnodar.

Mystère ukrainien

Cinquante ans plus tard, en co-édition avec Valmonde, à la veille d’une indépendance qui viendra deux mois plus tard, les éditions du Rocher ressortent l’ouvrage sous le nom d’Ukraine. Le fantôme de l’Europe avec la préface d’Éric Roussel agrémenté d’annexes réalisées par Pierre Lorrain. Auteur dès 2000 de La mystérieuse ascension de Vladimir Poutine aux éditions du Rocher, Pierre Lorrain publiera en 2019 chez Bartillat L’Ukraine. Une histoire entre deux destins.

Déjà auteur avant-guerre d’une formidable trilogie sur l’Histoire de l’armée allemande (1936 – 1939) avant de s’intéresser après-guerre à Mustafa Kemal Atatürk et à Ibn Séoud, Jacques Benoist-Méchin examine l’histoire mouvementée de cette portion du continent européen. Il remarque que « le drame se complique d’une énigme » et s’interroge : « L’Ukraine, chimère ou réalité ? » Il note que « dans ce vieux château hanté et à demi ruiné du continent, où la conscience européenne erre, en proie à l’insomnie comme Hamlet sur la terrasse d’Elseneur, voici que surgit un spectre de plus, le fantôme de l’Ukraine ».

Il souligne que « la plaine ukrainienne est une des plus fertiles du monde ». Iraniens, Scythes, Sarmates, Grecs, Khazars, Slaves, Varègues, Mongols viennent y imposer une domination plus ou moins longue. Malgré la conversion au christianisme orthodoxe byzantin en 988, il a manqué à la dynastie de Vladimir Beau-Soleil un état d’esprit intergénérationnel sachant dépasser les contentieux personnels et familiaux, ce qui caractérisait la dynastie des Capétiens. La Rus’ de Kyiv s’affaiblit au gré des successions et des partages territoriaux qui ne peuvent qu’attiser d’incessantes rivalités intestines. La conquête mongole – tatare au milieu du XIIIe siècle préfigure la « domination lithuanienne et polonaise » à venir en attendant la mainmise russe.

En historien méditatif, Jacques Benoist-Méchin comprend que l’invasion mongole « signifia la fin de la Russie primitive, fondée par Rurik, Jaroslav et Vladimir. Elle provoqua une immense brisure dans l’histoire de ces régions, une brisure que les siècles ne réparèrent jamais complètement ». De ces temps très agités sortirent du même terreau spirituel, ethnique et civilisationnel l’âme populaire bélarussienne, moscovite (bientôt russe), ukrainienne, voire ruthène, soit des peuples-frères à l’histoire dès lors différente, d’où l’acquisition au cours des siècles suivants de particularismes socio-culturels inévitables.

Une histoire très tourmentée

L’auteur d’Ukraine. Le fantôme de l’Europe évoque les cosaques et quelques figures telles que Ivan Mazepa, l’hetman Pavlo Skoropadski, l’anarchiste armé Nestor Makhno ou le socialiste indépendantiste Simon Petlioura. D’après l’auteur, tsariste ou soviétique, l’impérialisme russe rechercherait « l’asservissement des peuples allogènes, la centralisation administrative et la “ marche vers les mers “ – mer Blanche, mer Baltique et mer Noire, en attendant d’accéder aux rivages du Pacifique ». Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage s’articule autour de cinq parties. La première va « Des origines à la guerre mondiale »; la deuxième concerne « La guerre et la révolution (1914 – 1921) »; la troisième « L’Ukraine soviétique »; la quatrième « L’Ukraine polonaise » et la cinquième « L’Ukraine subcarpatique ». Ce découpage se justifie en raison de la complexité des affrontements comme le démontre Iaroslav Lebedynsky dans Les guerres d’indépendance de l’Ukraine 1917 – 1921 (Lemme, 2016). La fin de la guerre civile russe fait que l’Ukraine « est redevenue un fantôme, une nation sans État. Pour elle, à défaut d’indépendance, est-ce au moins la paix ? » Nullement ! Dans la décennie 1930, la partie soviétisée subit « la grande ruine », c’est-à-dire l’holodomor, le génocide par la famine. « Pour la seule période de 1932 – 1935, le dépeuplement des campagnes a été de plus de 15 millions de personnes, parmi lesquelles on estime qu’il y a en plus de 5 millions de victimes, mortes de faim ou déportées dans les camps de concentration de la Russie septentrionale et de la Sibérie ».

Pendant l’Entre-deux-guerres, le gouvernement polonais entend soumettre la Galicie par une sévère politique de « polonisation » forcée des minorités nationales. Il rencontre cependant une féroce résistance qui, à l’instar des Comitadjis de l’ORIMA (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne et d’Andrinople dont les couleurs horizontales sont d’ailleurs le rouge et le noir…), fomente des attentats. La responsabilité en revient à l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens) d’Eugène Konovaltz (Yevhen Konovalets). Son assassinat à Rotterdam, le 23 mai 1938, ne prive pas les nationalistes ukrainiens de chef puisqu’ils élisent à sa place son « collaborateur le plus proche » en la personne d’André Melnyk (Andriy Melnyk). Pour des raisons chronologiques évidentes, Jacques Benoist-Méchin ne cite pas Stepan Bandera et l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne à la bannière rouge et noire) fondée en 1942. Il passe en revanche un peu trop rapidement sur l’éphémère État de Ruthénie subcarpatique.

Dans son encyclopédique Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours (Dualpha, 2005), Jean-Claude Rolinat revient sur des événements méconnus. D’une part, la Crimée connaît du 24 août 1991 au 7 mai 1992, puis du 22 mai 1994 au 1er avril 1995, de vigoureuses tentations séparatistes avec l’éventuelle formation d’un « État tatar de Crimée »… D’autre part, il signale la brève existence d’une Ruthénie subcarpatique indépendante, du 15 au 30 mars 1939, avant d’être annexée par la Hongrie de l’amiral Horty, puis, sous l’impulsion de l’URSS, du 21 mai au 29 juin 1945, pour finir intégrer dans l’Ukraine. Jean-Claude Rolinat remarque que « de nos jours, certains Ruthènes nostalgiques d’un âge d’or que très peu ont connu, s’opposent à l’Ukraine et s’alignent sur le slogan “ ni Kiev, ni Moscou ! “. Face aux revendications rivales de certains nationalistes slovaques et hongrois, ce petit pays où l’Église uniate [le rite gréco-catholique lié à Rome] est prédominante, se prend à rêver de devenir une “ zone libre d’Europe “ ».

Une question toujours d’actualité

Jacques Benoist-Méchin se fait même visionnaire. « Aujourd’hui, l’Ukraine semble se trouver de nouveau à la veille d’une de ces compétitions sanglantes qui ont ponctué son histoire, mais d’une compétition infiniment plus tragique et plus radicale que toutes celles dont elle a été l’objet jusqu’ici ». Il comprend qu’à moyen terme, le sol ukrainien deviendra le champ de bataille entre les Germains (les Allemands) et les Slaves (les Russes), soit entre les Allemands et les Russes. En cas de conflit majeur, « est-il sûr, après vingt-cinq ans de “ socialisme intégral “, qu’ils [les Ukrainiens] lutteront uniquement pour le triomphe du “ Père des Peuples “, et pour le maintien de la Russie soviétique “ une et indivisible “ ? » Les analyses qu’il avance demeurent encore pertinents aujourd’hui si l’on remplace certains mots par d’autres plus contemporains. Staline « ne peut renoncer à l’Ukraine et aux débouchés sur la mer Noire sans voir s’effondrer son œuvre, son régime et toute l’économie soviétique. On peut être sûr qu’il luttera jusqu’au dernier souffle avant de laisser échapper “ le grenier, la soute à charbon et le réservoir de pétrole “ de l’URSS, les centrales électriques du Dnieprostroï et les fonderies du Donbass ».

Jacques Benoist-Méchin affirme enfin avec résolution et empathie que l’Ukraine « est le lieu d’habitation d’un peuple fier et travailleur, qui aspire à son indépendance, qui souffre et peine, qui ne veut être “ l’espace vital “ de personne, mais désire se gouverner et être enfin lui-même. S’il n’y est guère parvenu jusqu’ici, c’est à cause de sa situation de carrefour entre l’Europe et l’Asie; c’est à cause de l’hypothèque écrasante qu’ont fait peser sur son histoire les appétits démesurées de ses voisins ». En effet, quand il termine la rédaction en mai 1939, hormis les quelques tentatives étatiques avec l’hetmanat de Skoropadski, la république populaire d’Ukraine (UNR) et la république nationale d’Ukraine occidentale (ZUNR), « un État ukrainien n’existe pas et n’a jamais existé, au sens propre du terme. Mais qui niera qu’il existe une nationalité ukrainienne, c’est-à-dire un groupe d’hommes parlant la même langue et partageant les mêmes aspirations, héritiers d’un même passé et solidaires d’un même destin ? »

Le cas ukrainien confirme la fabrication volontariste des communautés populaires infra-stato-étatiques décrite par Anne-Marie Thiesse dans La Création des identités nationales. Europe, XVIIIe – XXe siècles (Le Seuil, 1999). Avec une population moindre, on retrouve un processus semblable en Catalogne, en Écosse, en Flandre, en Croatie, au Pays basque, voire en Corse. Dans le sillage du romantisme, des philologues, des historiens, des folkloristes renouent avec leur patrimoine ethno-culturel vernaculaire et les formalisent en unifiant par exemple la langue. On peut le déplorer et hurler à la supercherie nationalitaire. Ces expressions populaires en partie constructivistes qui se développent à partir du XIXe siècle représentent néanmoins de nos jours une réalité incontournable.

Emprunt d’une excellente méthode empirique historique, Ukraine. Le fantôme de l’Europe se caractérise par son objectivité. Ses détracteurs reprocheront de façon anachronique à Jacques Benoist-Méchin son implication dans la Collaboration en tant que secrétaire d’État aux relations franco-allemandes en 1941 – 1942 dans le gouvernement de l’amiral Darlan. Ils pourront y voir la préfiguration d’une complicité manifeste entre l’indépendantisme ukrainien et les forces de l’Axe. Toutefois, sans préjuger des actuelles péripéties des événements en cours, la lecture de cet ouvrage éviterait bien des simplismes historiques grossiers qui charrient des contre-sens politico-historiques délirants, une « naziphobie » ridicule, un antifascisme grotesque et une russophobie absurde.

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