L’historien Nicolas Lebourg décode les revirements du FN
Dans sa quête de normalisation, le FN sait jusqu’où ne pas aller trop loin. La diabolisation, aussi, a du bon, à en croire l’historien Nicolas Lebourg.
Le FN a-t-il intérêt à se normaliser maintenant que ses idées sont devenues normales ?
La montée du FN répond à une demande sociale autoritaire structurée par le sentiment de la destruction d’une communauté de destin. Or, l’histoire politique enseigne que, pour s’imposer, un parti se doit de proposer une offre autonome. Le FN a végété tant qu’il occupait le créneau de l’anticommunisme où les partis gouvernementaux de droite, parce qu’au pouvoir, passaient pour plus efficients. Ce n’est qu’aux législatives de 1978, à l’instigation de François Duprat, alors numéro deux, que la dénonciation du coût social de l’immigration est devenue son credo.
La mauvaise graine était semée…
Après avoir corrélé chômage et immigration, la stratégie de François Duprat consistait à pousser les droites à venir concurrencer l’extrême droite sur ce thème, puis à jurer que le FN n’est pas d’extrême droite mais une droite parmi d’autres et, enfin, la normalisation effectuée, à viser le pouvoir.
Le FN n’en joue pas moins sur plusieurs tableaux ?
Longtemps, la sociologie suffisait à expliquer le vote frontiste : origine sociale, niveau de diplôme, milieu urbain, etc. Aujourd’hui, son souverainisme qu’on peut qualifier d’intégral s’adresse à tous les électeurs pour peu qu’ils se sentent menacés par la globalisation politique, économique, démographique et culturelle. Ce souverainisme leur promet et les gains du capitalisme entrepreneurial, sur le thème du « protectionnisme intelligent », et ceux de la protection de l’État-providence, sur le thème de la « préférence nationale ».
Son électorat a changé ?
Le politiste Florent Gougoux a montré qu’à la présidentielle de 1988, au sein de l’électorat ouvrier, 15 à 20 % des primo-votants ont quitté la droite familiale pour l’extrême droite. Le PS a connu pareille désaffection. Cette prolétarisation du vote frontiste s’est poursuivie jusqu’en 1995. Le FN a depuis élargi sa base électorale. Les scrutins de 2012 témoignent ainsi d’un vote interclassiste en sa faveur. Passé plus de 6.000 euros mensuels, les électeurs ont voté à 19 % pour le FN. Celui-ci a même dépassé les 34 % à Neuilly-sur-Seine. Le FN agglomère désormais son électorat bourgeois des années 1980 et son électorat prolétaire des années 1990. À noter que la fille fait moins bien que le père auprès des professions intellectuelles et des hauts diplômés trustés par le PS.
Cette stratégie a ses limites ?
Elle est suffisante pour passer le premier tour d’une présidentielle et triompher dans des scrutins de listes, mais après ? L’emporter au second tour oblige à s’ancrer dans un camp. C’est la logique même de la Ve République. Si les questions de l’immigration, de l’identité et de la sécurité chères aux électeurs frontistes séduisent aussi nombre d’électeurs de droite, ces derniers restent réticents à l’interventionnisme économique et la sortie de l’euro prônés par le FN. Ces thèmes empêchent aujourd’hui un bon transfert des votes au second tour. Le FN n’a ainsi glané aucun département lors des cantonales de 2015.
D’où un retour à ses fondamentaux ?
Dans l’optique des européennes de 2014, le FN avait évolué vers un souverainisme intégral. Aux régionales de 2015, il a donné la primauté aux thématiques identitaires, mettant en sourdine son discours social-interventionniste. Il donnait la leçon, celle d’une offre autonome, à l’UMP. Déjà, en 2012, Nicolas Sarkozy avait oublié l’adage de François Duprat : « l’électeur préfère toujours l’original à la copie ». Faisant campagne sur l’identité, l’immigration et l’islam, il avait rendu à Marine Le Pen les voix prises en 2017 à son père sur le thème de la « valeur-travail ».
Toujours l’oscillation entre normalisation et diabolisation ?
Marine Le Pen a un anti-modèle : le Movimento Sociale Italiano (MSI) Transformé en Alleanza Nazionale (Alliance nationale) en 1995, il a participé au pouvoir dans le bloc des droites de Silvio Berlusconi. Mais cette normalisation, sous l’impulsion de Gianfranco Fini, a précipité sa fin, entre désintégration électorale et auto-dissolution en 2009. Finalement, l’extrême droite court aussi sûrement à sa perte à imiter la droite que l’inverse.
Propos recueillis par Jérôme Pilleyre
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