Céline, le pognon et le manteau de fourrure

Commandement célinien numéro un : il ne faut pas faire marcher le commerce ! La gaité le rend triste, et toute prospérité !

« Le commerce est le chancre du monde », il le dit et le répète. Il en dirait des choses sur les dettes de nos cent nations !

Dans une de ses lettres de prison, il se surpassera. Pour notre radin génie, la dépense est une « petite mort », et la consommation rime avec consumation.

Lucette s’est acheté une fourrure. On est le 9 août 1946, anniversaire de Nagasaki.

« Vendredi – Ce que je redoutais tant, ce que je ne voulais même pas savoir est arrivé, à peine en prison tu as lâché la bride à tous tes sales instincts d’anarchie de gaspillage à tes vices de saltimbanque au pillage de nos pauvres 4 sous notre suprême bouée de sauvetage pour des orgies de fruits et des somptueux achats de pommade. Toi qui es si sensible de si grand cœur tu deviens ignoble écœurante dans la satisfaction de tes lubies. Depuis la Rue Lepic je suis en lutte perpétuelle avec toi avec ton effroyable désordre ton anarchie de dépense. Jamais ton grand cœur ne veut considérer que les pauvres réserves que tu gaspilles ainsi ne tombent pas du ciel qu’il s’agit de mon misérable labeur et de mon supplice. »

Toutes les dépenses même minimes deviennent énormes surtout au Danemark, pays du froid et de Léon Bloy. Mais le champion garde son style :

« c’est le pitoyable pécule que tu dilapides en ce moment en lubies en folies – simplement pour céder à tes sales instincts de générosité imbécile – mais générosité avec mon supplice et mes angoisses – Quelle élégance ! Quelle atroce muflerie ! un peu de ladrerie serait plus romanesque. »

Après il faut une explication cosmique qui frapperait la dépensière. Il en devient de plus en plus drôle le bougre :

« C’est ta fatalité il semble. Tout plutôt qu’un redressement de tes sales penchants – plutôt que de mettre des gants, que de ne dépenser strictement que 10 ou 15 couronnes par jour. Ma mort dans les supplices et l’angoisse mille fois plutôt que de te refreiner gentiment et de ne dépenser que 10 couronnes… »

Il faut garder de quoi manger cependant, car bouffer c’est rester français !

« Tu ne veux pas vivre chichement – ne me fais pas dire que je veux que tu risques des leçons à te faire arrêter – Je voudrais que tu vives que tu bouffes largement avec 15 couronnes par jour – que tu engraisses que tu te tiennes en un mot. Qu’ai-je à faire de ta compassion par le jeûne ! Je ne suis pas hindou. »

Puis on retourne à la boîte de Pandore, à la somme toute tordante boîte de Pandore. C’est prodigieux :

« Tu es aussi folle que la femme qui comptait les haricots ou la chanteuse du 1er mai, toi c’est les magasins, les vaselines et les fruits et n’importe quoi. En m’enfermant on a libéré ta folie, ton romantisme épileptique de dépense qui ne conservera plus rien – tu passerais sur un agonique pour un panier de fraises. Tu effaces tous tes scrupules avec des balivernes optimistes. Ça va très bien Madame la Marquise et tout est dit. »

Lucette aurait dû le planter là et rentrer seule en France.

L’enfermement suppose la dépense qui suppose la mort de faim, ou même la mort tout court. On note l’attaque contre l’optimisme qui fait dépenser.

Puis le lyrisme devient eschatologique – on dénonce la passion de détruire l’argent :

« Tu ne peux pas vivre seule – tu deviens comme une bête éperdue – tu ne sais plus ce que tu fais – ta passion de détruire l’argent – toi-même, moi-même, l’emporte. C’est un cyclone. Je ne serai pas plus malheureux en France que je le suis ici en ce moment, dans cette stagnation hideuse, ce faux espoir, dans le vivier du Diable attendant mon tour d’être frit. À quoi bon ? »

La passion de détruire l’argent il fallait la trouver. Voyez sinon le champ lexical : bête, cyclone, diable : on est en pleine apocalypse.

Mais rien n’arrête notre génie effaré : une grande partie du génie de Céline repose sur la trouille. Le trouillard est plus marrant que le héros. Voyez Bourvil et Jean Marais.

On poursuit :

« Non ! Tu alourdis mon boulet déjà si accablant – par bêtise acharnée, capricieuse sottise. Mikkelsen sachant maintenant comme tu dilapides nos maigres réserves ne se soucie pas de nous voir tomber à sa charge. Notre maigre prestige c’était notre indépendance. Tu le ruines à plaisir. Chaque couronne que tu dépenses est un pas de plus pour moi vers le poteau… »

C’est extraordinaire vraiment. Le radinisme élevé à la hauteur d’un art.

Restent deux raisons de se plaindre : la folie dispendieuse et la persécution littéraire, deux belles causes d’inspiration stylistique.

« Une folie hélas – une folie atroce comme le jeu ou la morphine. Là où il m’aurait fallu une compagne implacablement raisonnable et appliquée, une folle dispendieuse déchaînée ! Deux hurluberlus désastreux et imbéciles voilà ce que nous sommes. Ceci en plus du reste hélas de la persécution implacable dont je crève. »

A la lettre suivante, bascule. On oublie la fourrure, on redevient gentil.

« Tu as très bien fait d’acheter cette fourrure, et je veux que tu la portes. Il faut être bien nourrie et coquette. Foutre de l’argent. Mon seul souci est de ne pas te voir misérable. Il doit durer 10 ans, fais tes comptes en conséquence. C’est tout. Il est là pour être dépensé. Je ne tiens en Prison qu’en te sachant pas trop malheureuse dehors et avec le chat !… »

La lumière revient, mais il ne faut pas oublier le principal : le chat Bébert, et là sourd encore la menace.

« Mais je suis heureux des détails que tu m’as donnés – à présent je vois clair. Mange bien, porte ta fourrure, habille-toi bien il le faut. Déménage – et à aucun prix ne quitte Bébert ou j’écris tout de suite à la Légation. »

C’était leur fils Bébert le chat.

Le défilé verbal est très explicable comme toujours chez Céline. Elle est politique cette lettre. Elle symbolise sa lutte contre l’anarchie : car dépenser c’est créer du désordre.

Concluons.

Même dans les pamphlets Céline nous raconte son rapport sentimental au pognon. Dans l’Ecole des cadavres il fait même allusion à la lessiveuse :

« J’ai mis de côté un petit paquesson pour les jours périlleux. J’ai planqué suffisamment pour n’avoir plus jamais besoin, devrais-je vivre encore cent ans, des secours de personne. Peau de vache absolue – Est-ce que je suis renseigné sur les conditions humaines ? – Pendant 35 ans j’ai travaillé à la tâche, bouclant ma lourde pour ne pas être viré de partout. À présent, c’est fini, bien fini, je l’ouvre [comme je veux, où je veux, ma grande gueule, quand je veux.

Ne vous cassez pas le haricot.

Ce que j’écris, je le pense, tout seul, et nul ne me paye pour le penser, ne me stimule. Personne, ou presque personne ne peut se vanter d’en faire autant, de se payer ce luxe. Moi je peux. C’est mon luxe. Mon seul luxe. Et ce n’est pas terminé ! Je n’ai pas fini de travailler. »

Des fois qu’on l’accuserait d’avoir été acheté, lui qui se flatte de n’avoir écrit que pour gagner de l’argent.

* Lettres de prison à Lucette, NRF, Gallimard, pp. 265-271

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