Syrie & Levant : Gazprom (Poutine) = 0 ! Exxon (Trump) = 1 ! [1]
Leçon de géopolitique appliquée à toutes les groupies de ce cher Vladimir V. Poutine : un chef d’État ne se juge pas à sa capacité de placer des prises de judo sur un tatami ou à monter torse-nu un étalon, un ours (ou même, pour d’autres, un scooter) ! Un homme d’État se juge à sa capacité à abattre ses cartes au meilleur moment possible. À l’orée de la visite de son Secretary of State, Rex W. Tillerson, à Moscou, Trump a abattu les siennes qui correspondent bien aux (seuls) intérêts US du moment. Or désolé, de le dire : là encore, amère leçon à nos gogos droitiers prompts à se pâmer devant les chefs (d’État) des autres : ni Poutine, ni Trump ne président aux destinées de notre si vieille Europe, mais à celle, respectivement de la Russie & des États-Unis. Eh oui, & à ce jeu, au 10 avril 2017, le score serait plutôt simple à lire : Gazprom (Poutine) = 0 ! Exxon (Trump) = 1 ! 1ère Partie.
« …les Russes ont été visiblement avertis de l’imminence de ces frappes par les canaux appropriés. Et les défenses anti-aériennes russes sur place n’ont pas été utilisées : les missiles américains n’ont pas été interceptés. Les Russes ont eu une approche réaliste en laissant faire l’action unilatérale américaine, même s’ils l’ont critiqué fermement ce matin. Ce qu’ils font d’ailleurs déjà avec les Israéliens lorsqu’ils les laissent leurs avions mener des raids régulièrement ».
Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (Moscou).
D’abord, commençons par le commencement : que s’est-il passé exactement ?
Jacques Borde. Dans l’état actuel de nos infos, c’est soit assez simple ou très compliqué :
Version simple : La Base d’Al-Chaayrate, dans la province de Homs, a bien été frappée autour de 00h40 TU par 59 missiles surface/surface BGM-109 Tomahawk tirés par le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71)1 à partir de la Méditerranée orientale. La base syrienne consécutivement à ces tirs a subi des dégâts substantiels mais non définitifs. Les pistes d’envol, notamment, seraient toujours opérationnelles. À meilleur preuve, des appareils (type non précisé) ont pu décoller à partir d’Al-Chaayrate dès hier, le 8 avril 2017…
Version compliquée : tout ne s’est pas aussi bien passé que prévu. Mais pourquoi et avec quelles conséquences ?
Là, que pensez-vous de l’analyse de Bassam Tahhan, sur les BGM-109 Tomahawk qui auraient raté leur cible ?
Jacques Borde. Oui. C omme toujours Bassam Tahhan analyse les choses en profondeur et passe l’affaire au peigne fin. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec tout ce qu’il nous dit mais je ne saurais trop vous conseiller d’écouter que qu’il a à nous dire.
Donc, comme le dit Bassam Tahhan, le résultat des frappes US n’est pas si évident ?
Jacques Borde. Tout à fait. Bassam Tahhan le dit lui-même : ces missiles n’étaient pas de première jeunesse. Vous noterez également que lors des tirs de ses 3M-54 Kalibr, de dernière génération eux, la marine russe en égare (sic) aussi quelques-uns…
Trente-six Tomahawk perdus, c’est quand même beaucoup ?
Jacques Borde. Oui et non. Vous noterez que ce chiffre de 36 BGM-109 Tomahawk égarés (sic) est simplement la différence entre les impacts identifiés (23) sur la Base d’Al-Chaayrate, et le total d’engins tirés par la Navy (59).
Pour le reste, vingt-trois (23) BGM-109 Tomahawk passablement anciens – des modèles de près de 40 ans, d’après Bassam Tahhan – se frayant leur chemin pour taper une seule cible, c’est plutôt un bon résultat. Assez peu rassurant quant aux performances des armes russes.
Que voulez-vous dire ?
Jacques Borde. Qu’avec un tel ratio et en tirant des missiles de dernière génération, il ne resterait pas grand-chose des cibles si les choses devaient aller plus loin. Quant aux 36 égarés, rien ne nous dit qu’ils ne visaient pas d’autres cibles. Quant à savoir si ces dernières ont été atteintes ou pas : mystère et boules de gomme !
Cela ne marque-t-il pas les limites de la bulle protectrice russe ?
Jacques Borde. Plus que ça : son échec plus que relatif ! En effet, la bulle protectrice russe s’est avérée assez peu convaincante. Rappelons-le :
1- totalement inopérante lors des frappes aéroportées à répétition des Israéliens ;
2- laissant passer, sur Al-Chaayrate, plus de 40% des engins tirés. On est loin des promesses du vendeur, désolé de le dire.
En un mot comme en cent, quel que soit le perpétrateur d’attaques sur la Syrie, l’égide russe a des aspects de carpette un peu mitée par endroit. Tel sera, en tout cas, le message retenu par les ennemis, mais également par les partenaires et clients de Moscou.
Et qu’en déduisez-vous quant à ces matériels et leur avenir ?
Jacques Borde. C’est l’éternelle lutte entre le projectile et le bouclier. À ce stade, il n’y a pas beaucoup explications possibles :
1- les Russes mentent comme ils respirent quant à la qualité de leurs systèmes. Ce qui va finir par être gênant au plan commercial. Le successeur des S-300, 400, etc. le S-500 n’étant attendu que pour 2022. S’il est vraiment au point à cette date ;
2- si leurs matériels fonctionnent pour de vrai, ce dont on peut objectivement douter, alors les Russes mentent comme ils respirent quant à la mise en œuvre de leur couverture accordée à la Syrie. Ce qu’ils ont, d’ailleurs, commencé à reconnaître.
3- rien ne nous a garantit que si des BGM-109 Tomahawk tirés par le USS Porter (DDG-78) et le USS Ross (DDG-71) ont bien été interceptés, ils l’ont forcément été par les Russes. N’oubliez pas la présence en force des Iraniens sur le front syrien. Ils ont peut-être testés leurs propres matériels.
Lesquels, leurs nouveaux S-400 ?
Jacques Borde. Je ne crois pas du tout à la présence de S-400 iraniens en Syrie.
Et pourquoi donc ?
Jacques Borde. Pour trois simples raisons :
1- les Iraniens viennent tout juste de les toucher. Et la maîtrise de ce système d’armes ne se fait pas d’un claquement de doigt ;
2- les Iraniens n’en on pas assez pour les positionner ainsi à portée des F-16I Soufa israéliens, qui, justement, se sont fait la spécialité de ratatiner sous les bombes tout matériel sophistiqué livré au Hezbollah. Je ne pense pas que le fait que ces engins soient opérés par le Sêpah-é Pâsdâran-é Enqelâb-é Eslâmi2, les arrête beaucoup ;
3- N’oubliez pas non plus la capacités des Sayerot3 israéliens à se projeter chez l’ennemi, y compris pour lui piquer ses jouets. Là, je vous rappelle, en 1969, l’Opération Rooster 53. Soit la prise de contrôle, le démontage & l’enlèvement d’un site radar dernier cri fourni par les Russes à l’Égypte. Et un plus gros morceau qu’un S-400…
Or la tentation serait grande pour Jérusalem. En effet, à ma connaissance, ils n’ont pas de modèle récent d’engin russe de ce type et les Iraniens aurait quelque peu modifiés les leurs. S’offrir un S-400 iranien, le jackpot serait double.
Et, si, comme vous le suggérez, les Iraniens ont fait le choix de tenter d’intercepter les Tomahawk tirés sur la Syrie, qu’avaient-ils sous la main ?
Jacques Borde. Les Iraniens ont optimisé le S-200, des versions Sayyad-2 et 3 made in Iran, en fait.
Et, il y a aussi les S-200V (SA-5 Gammon) syriens et leurs radars de tir 5N62 qui ont pu acquérir illuminer et tirer les BGM-109 Tomahawk. Tout est possible.
Et, pour revenir à l’hypothèse russe, vous en pensez quoi finalement ?
Jacques Borde. Je pense que la vérité doit se situer à mi-chemin entres les hypothèses hausse et basse.
Qu’en fait les systèmes russes ne sont pas aussi performants que le prétend le catalogue de Rosoboronexport4, ce qui est assez classique. Les grands noms de l’industrie armement sont avant tout des commerciaux : vendre à tout prix est leur Graal. Et quant aux Russes, soit :
1- ils n’ont pas de quoi protéger la Syrie. C’est aussi bête que ça !
2- ils n’ont pas (jusqu’à présent) fait grand-chose pour protéger la Syrie. Sauf, sans doute, les deux ou trois spots où sont positionnés les appareils de la Vozdushno-Kosmicheskiye S’ily (VKS)5.
3- ils ont fini par craquer et obtenu un résultat mi chèvre-mi choux.
C’est assez énorme, ce que vous nous dites là ?
Jacques Borde. Non. Voyez les matériels tirés par les Américains : rien qui casse la baraque. Le BGM-109 Tomahawk n’est pas de première jeunesse. Alors comme se fait-il qu’autant soient passés entre les mailles du filet protecteur (sic) russe ?
Donc pas beaucoup de raisons de s’en vanter, vous voulez dire ?
Charlotte Sawyer. Oui, restons entre gentlemen. Deux raisons à cela :
Primo. les résultats de leur S-400 ne sont pas à la hauteur de leurs espérances. Ou plutôt de ce qu’ils promettent à leurs futurs clients. Alors, autant rester discrets.
Secundo. Ces tirs étant un warning shot à l’égard (notamment) de Moscou, c’est au US Secretary of State, Rex W. Tillerson6 qu’il conviendra de pousser plus avant et de dire ses quatre vérités aux Russes. Le quidam moyen suivant l’actualité du Levant n’a que peu d’importance en cette affaire..
Quelles leçons plus générales tirez-vous des frappes US sur la Syrie ?
Charlotte Sawyer. Comme tout le reste, elle font partie du Grand jeu au Levant…
Oui, mais à quoi ont-elles pu bien servir ?
Charlotte Sawyer. D’abord, à déplacer le problème là ou l’administration Trump le voulait !
Primo. Évacuer la question de savoir si, oui ou non, c’est bien Damas qui est derrière la diffusion récente de vecteurs chimiques.
En prenant l’initiative de taper dur et vite, l’administration Trump règle, par l’absurde, le problème : si Washington a agi ainsi, c’est que, bien évidemment, les Américains – qui étaient, sont et seront le primus inter pares des puissants pour quelques dizaines d’années encore – ont raison sur le fond. Les Syriens sont coupables parce que les Américains les punissent. CQFD. Implacable inversion du discours.
Jacques Borde. Oui. Et vous noterez que quasiment plus personne ne se préoccupe de savoir ce qui s’est passé à Idlib. Media et chancellerie ne nous en reparlerons que pour nous affirmer que les Syriens sont bien les vilains de l’affaire.
Mais la réunion du Conseil de sécurité, demandée par les Russes ?
Jacques Borde. (Éclat de rires) Un échec cuisant ! Mais tout le monde s’en fichait, voyons ! Les Russes n’ont, encore une fois, rien compris au film. Cette phase du Grand jeu ne se joue plus au machin. Grotesque cirque diplomatique ou, de toute façon, les Russes n’obtiendront rien aujourd’hui ni demain, comme les Américains hier. Les membres permanents se neutralisants l’un, l’autre. Ou les uns et les autres…
Charlotte Sawyer. C’est pour cela, qu’après l’euphorie très washingtonienne suite aux exploits (sic) de notre US Navy, Rex Tillerson a dû commencer à avaler son Stetson et battre en brèche les propos de notre ambassadeur près l’ONU, Nikki Haley, qui, elle, avait estimé qu’il fallait chasser Bachar du pouvoir.
« Notre stratégie en Syrie, notre priorité c’est d’abord de vaincre DA’ECH », a rappelé le US Secretary of State dans ses entretiens successifs avec ABC et CBS7. Ensuite de « conclure des accords nécessaire d’avoir «la participation du gouvernement syrien et le soutien de ses alliés ». Une fois le cessez-le-feu en place en Syrie, « nous aurons les conditions pour entamer un processus politique (…). C’est grâce à ce processus politique que nous estimons que le peuple syrien pourra décider du sort de Bachar el-Assad ».
De l’art de se raccrocher aux branches…
[à suivre]Notes
1 Destroyers lance-missiles classe Arleigh Burke.
2 Corps des Gardiens de la révolution islamique.
3 Pluriel de Sayeret, un Sayeret est une unité des forces spéciales israéliennes.
4 Entité russe en charge des ventes d’armes.
5 Ou Forces aérospatiales russes. Créées le 1er août 2015 suite à la fusion de la Voïenno-vozdouchnye sily Rossiï (VVS, armée de l’Air) avec les Voïenno Kosmicheskie Sily ou (UK-VKS, Troupes de défense aérospatiale.
6 Pdg du géant pétrolier ExxonMobil.
7 Face the Nation, CBS, (9 avril 2017).