Croyait-il en Dieu, Adolf Hitler ? Et si oui, en quel Dieu ? Entendons-nous bien, le jugement éthique et historique sur le Führer ne changera pas, quelle que soit la réponse que nous pouvons apporter à une question de ce genre. Et cependant sur l’homme Hitler pèsent encore tant d’inconnues qu’une telle question n’est peut-être pas inutile, même pour éclaircir l’une des équivoques qui avec le temps se sont développées sur le national-socialisme.
A propos de Dieu, Hitler s’exprime de manière différente selon qu’il en donne l’image qu’il veut présenter officiellement dans son pays et à l’étranger, ou bien qu’il en parle librement, avec franchise. Si par exemple on parcourt Mein Kampf ou ses discours et déclarations officiels, on est frappé de la fréquence avec laquelle il fait appel au « Créateur », au « Seigneur », à la « Providence » : toutes expressions qui, bien que génériques, renvoient à la conception d’un Dieu créateur et personnel. En somme, le Dieu chrétien. Dans Mein Kampf, Hitler évoque avec des paroles émues son enfance, ses visites à l’abbaye de Lambach, à « monsieur l’abbé ».
Eduqué dans la foi catholique (ainsi que beaucoup d’autres chefs nazis, comme Joseph Goebbels), Hitler était d’ailleurs conscient de gouverner un pays de confession mixte, où de plus l’Eglise catholique et l’Eglise évangélico-luthérienne étaient très fortes. Il n’avait donc aucune envie de déchaîner un Kulturkampf religieux, et ne perdait d’ailleurs aucune occasion de réaffirmer qu’en matière de foi, il était favorable à la plus grande tolérance religieuse et que même la religion juive n’était certainement pas une religion qu’il entendait combattre. Une conception libérale, du reste plus apparente et affichée que réelle : car en effet l’Etat national-socialiste visait aussi à un étroit contrôle sur les Eglises et sur les groupes religieux. Quant aux Juifs, l’indifférence par rapport à leur foi ne partait pas du tout d’une quelconque reconnaissance du Dieu biblique, mais du simple fait que le nazisme ne pardonnait pas aux Juifs d’être « racialement » tels, et retenait que même un Juif converti restait de toute façon un Juif, donc un sujet de discrimination.
LA FOI DE SON ENFANCE
Vis-à-vis du catholicisme, Hitler nourrissait du reste une sorte de haine-amour. Peut-être une certaine et vague nostalgie, dans la mesure où il s’agissait de la foi de son enfance ; mais surtout une forte fascination (qu’il aurait confessée à plusieurs reprises) pour les cérémonies liturgiques et une grande admiration pour la discipline, la sagesse politique, l’esprit hiérarchique qui rayonnaient du Saint-Siège.
Mais de là à la sympathie, la distance est immense. Au contraire, Hitler avertissait bien que ces mêmes caractères objets de son admiration étaient aussi autant d’obstacles sur la voie des rapports entre l’Eglise romaine et l’Etat national-socialiste. Et lorsqu’il estimait pouvoir s’exprimer en toute liberté (comme dans ses dénommés « Propos de table » recueillis en texte sténographique en 1941-42), il n’hésitait pas à se livrer à des considérations pesantes, à des traits ironiques (pas débonnaires cependant, mais au contraire chargées de rancœur) contre l’Eglise catholique coupable de cultiver chez les Allemands un esprit undeutsch (non-allemand), d’afficher son héritage spirituel « sémitique » qui la rapprochait des Juifs et surtout de constituer par sa nature même une réalité supranationale extrêmement dangereuse pour la conception totalitaire de l’Etat national-socialiste.
Hitler, en-dehors des occasions officielles, ne perdait pas une occasion, par exemple, de se moquer de l’esprit religieux qui semblait animer l’Espagne après la guerre civile et détestait cordialement le général Franco. Au contraire (et pas seulement parce que les luthériens formaient une grande partie du peuple allemand), il montrait davantage de respect et de compréhension pour le protestantisme, en soulignait volontiers le caractère « national » germanique, observait avec satisfaction que les Eglises protestantes se montraient plus malléables que l’Eglise catholique vis-à-vis de l’Etat totalitaire et considérait (comme l’avait déjà fait Richard Wagner, et avant lui Thomas Carlyle) Martin Luther comme l’un des plus grands fils de la patrie allemande.
Sur le plan des formulations politiques, donc, Hitler se réfugiait en apparence derrière une conception « laïque » (du reste partagée par beaucoup de gouvernements européens depuis la Révolution française) des rapports entre les Eglises et l’Etat. D’une part, il trouvait juste d’accorder une liberté de culte limitée seulement par le respect de la loi, de l’autre il exigeait que les autorités ecclésiastiques s’abstiennent d’influer d’une manière quelconque sur la politique et réaffirmait avec fermeté que la foi religieuse devait rester un problème de conscience personnelle. Position cohérente et modérée seulement en théorie : car, pour être traduite en pratique, elle aurait prétendu de la part des Eglises au silence le plus favorable vis-à-vis des choix radicalement antichrétiens du national-socialisme (avant tout la législation raciste) et de la part des sujets chrétiens du Troisième Reich à l’obéissance à des règles qui blessaient leur conscience en échange de la liberté de culte extérieure.
ON EST OU BIEN CHRETIEN, OU BIEN ALLEMAND
Hitler savait bien que tout cela était impensable. A Hermann Rauschning, avec lequel il eut des échanges de vues d’une franchise remarquable, il déclarait sans ambiguïté qu’il ne pouvait y avoir de coexistence entre « une foi chrétienne-judaïque avec toute sa morale de la compassion » et « une foi énergique et héroïque en Dieu et en la Nature, dans le Dieu qui existe dans son peuple, dans son destin, dans son sang même ». Pour lui, « une Eglise allemande ou un christianisme allemand sont des utopies. On est ou bien chrétien, ou bien allemand ».
Ces déclarations sont très graves, si on les considère seulement au niveau politique. Elles signifient qu’entre deux positions totalisantes se présentant comme l’être vraiment chrétien et l’être vraiment allemand (ce qui pour Hitler signifiait évidemment être nazi), il ne pouvait y avoir d’accord hormis un accord apparent et conditionné à l’abaissement d’un des deux éléments par rapport à l’autre.
Mais la gravité effective des déclarations de Hitler à Rauschning tient à leur tissu conceptuel : donc bien au-delà de la politique. La foi chrétienne est « sémitique », sa morale de la compassion méprisable. Nous sommes bien au-delà de Wagner, qui n’aurait jamais renoncé à la « compassion » ; et nous sommes dans un domaine très éloigné aussi de certaines doctrines religieuses-philosophiques qui par leurs origines « aryennes » éveillent chez Hitler une vague sympathie, comme le bouddhisme, qui serait inimaginable sans la morale de la compassion. Il pourrait sembler que la polémique antichrétienne de Hitler s’inspirait de Nietzsche, et c’est sans doute le cas : mais il s’agissait d’un Nietzsche lu hâtivement et d’un oreille distraite.
Et voici donc que des conversations avec Rauschning et des « Propos de table » émerge tout doucement le Dieu de Hitler. Ce n’était pas un Dieu très original : mais il n’avait certes rien à voir avec le Créateur transcendant qui était parfois invoqué par le Führer.
Ce Dieu de Hitler était d’abord un Dieu vaguement hégélien, Weltgeist, « Esprit du monde ». C’était un Dieu qui se manifestait dans la « nature », dans le « destin », dans le « sang » du peuple. D’une part, il rappellait certaines conceptions du XVIIIe siècle, de marque théiste, comme l’Etre Suprême de Robespierre (bien que Hitler détestait la Révolution française) ; mais, d’autre part, ce « Dieu » était une force immanente et panthéiste, fusionnée avec la nature et avec ses lois. Et, pour Hitler, les « lois » fondamentales de la nature étaient la lutte pour la survie, la sélection des espèces les plus fortes, l’organisation raciale du « genre humain ».
Cette foi aveugle dans la nature et dans ses lois interprétées d’une façon raciste anime les convictions les plus fermes de Hitler, inspirées d’un darwinisme assez grossier mais qui avait le mérite d’apparaître convaincant et de s’unir à cette exaltation continue de la science qui, dans le nazisme, cohabite avec la mythologie nordique et avec les impulsions ataviques.
LA PROPAGANDE ANTICLERICALE
Le mouvement national-socialiste reflétait les positions de son chef : mais en les projetant à l’extérieur il savait les présenter avec beaucoup d’adresse, de sorte que le bras de fer entre l’Etat et les Eglises apparaissait toujours comme une contingence politique. Si on a la patience de lire certains opuscules de propagande diffusés dans le parti et par le parti et destinés spécialement aux jeunes, on trouvera des tons antichrétiens et anticléricaux extrêmement grossiers, des mélanges d’attaques contre la foi, les mystères, les sacrements, les miracles, d’un matérialisme déconcertant (et souvent naïf). Mais cette propagande ne figurait jamais comme étant vraiment approuvée par les sommets de l’Etat et du parti : et, à l’intérieur de la Hitlerjugend et même des S.A., les dispositions antireligieuses étaient confiées à des circulaires très confidentielles.
Quant à son programme officiel, les célèbres « 25 points » du N.S.D.A.P., le parti national-socialiste déclarait que la base pour l’appartenance à la communauté populaire germanique, c’est-à-dire pour être un Volksgenosse, était le « sang allemand », pas la confession religieuse. D’une part, toutes les confessions religieuses devaient être libres, pourvu qu’elles ne mettent pas en danger l’existence de l’Etat ou ne heurtent pas « les sentiments de moralité de la race germanique » : une formulation assez ambiguë, qui laissait ouvert le discours sur les « caractères sémitiques » du christianisme mais n’osait pas les dénoncer ouvertement par crainte de perdre des adhésions et des sympathies. D’autre part, le parti soutenait adhérer à l’« orientation d’un christianisme positif, sans lien avec une confession déterminée ». Cet esprit combattait l’esprit « judéo-matérialiste ».
En somme, des formulations beaucoup plus habiles mais aussi beaucoup plus ambiguës qu’elles peuvent le sembler aujourd’hui. L’expression « christianisme positif » ne signifiait rien en elle-même, mais faisait penser à une attitude d’adhésion essentielle à l’esprit chrétien qui s’était présenté dans l’histoire et la morale et qui était devenu depuis des siècles la morale courante, au-delà des dogmes et des confessions. Dans un pays de confession religieuse mixte, il semblait logique qu’un parti laïc se déclare au-dessus des confessions historiques. Qu’ensuite il combatte le « judéo-matérialisme » passait pour une déclaration rassurante vis-à-vis des chrétiens : ce n’étaient pas les racines juives du christianisme qui étaient contestées, mais plutôt ce qui dans l’idéologie nationale-socialiste était les résultats extrêmes du judaïsme, c’est-à-dire l’usure, le capitalisme international, le communisme.
Dans la pratique de la vie allemande dans le Troisième Reich, l’ambiguïté continuait. Le parti et les S.A. employaient volontiers des figures et des symboles chrétiens dans leur propagande, et devant la grande croix dans la crypte de la Feldherrnhalle de Munich, dédiée à la mémoire des morts du Putsch de 1923, le Führer avait l’habitude de se recueillir chaque année pendant une cérémonie nocturne à la lueur des flambeaux. La liturgie politique même du parti, d’un coté inspirée (comme l’a bien montré George Mosse) des cérémonies jacobines et des célébrations des ligues patriotiques de l’Allemagne du XIXe siècle, devait aussi beaucoup à un christianisme peut-être revu à travers le mysticisme wagnérien. Mais cela n’empêchait ni la propagande antireligieuse, ni les violences occasionnelles contre la communauté des fidèles, ni les persécutions contre cette partie du clergé catholique ou évangélique qui se montrait moins encline au compromis.
Avec l’Eglise catholique, les rapports ne furent jamais faciles. Le pape Pie XI ne s’était jamais leurré sur la nature du national-socialisme, mais entendait quand même éviter des souffrances et des persécutions aux catholiques allemands : il ne pouvait d’ailleurs ignorer que beaucoup d’entre eux avaient salué avec soulagement l’arrivée de Hitler au pouvoir et qu’ils étaient aussi nombreux dans le parti. On arriva ainsi, le 20 juillet 1933, à un concordat qui garantissait les droits de l’Eglise, mais qui légitimait le gouvernement hitlérien aux yeux des catholiques du monde entier et qui avait comme résultat le désaveu, de la part des autorités ecclésiastiques, des syndicats catholiques allemands ainsi que du Zentrum, le parti catholique.
En d’autres mots, le concordat avec l’Eglise éliminait le « catholicisme politique ». Grâce à la médiation de figures politiques de grande autorité et de foi catholique assurée, mais aussi proches de Hitler, comme Franz von Papen, les évêques atténuèrent beaucoup leur attitude primitive vis-à-vis du national-socialisme, et les accusations d’« athéisme » ou de « néo-paganisme » devinrent (pour la convergence de l’accord avec le Vatican et de la répression) beaucoup moins dures et moins fréquentes. Restaient à l’intérieur de la hiérarchie ecclésiastique des adversaires irréductibles du régime, comme l’archevêque de Munich, le cardinal Faulhaber : mais il y avait aussi beaucoup d’admirateurs de Hitler, convaincus que le national-socialisme avait sauvé l’Allemagne du danger de l’athéisme bolchevique et que le caractère « spiritualiste » du mouvement, basé sur les mots d’ordre de la famille, de l’honneur et du travail, favoriserait une cohabitation éthiquement et civiquement possible, et même profitable, entre catholiques et nazis.
Vis-à-vis de l’Eglise évangélique, les choses étaient différentes. Celle-ci ne disposait pas de la couverture supranationale qui était objectivement offerte à l’Eglise catholique par le Vatican, et était donc plus exposée à des pressions et à des chantages ; en outre, au moment de la prise du pouvoir par Hitler, elle se trouvait dans un état de grave désagrégation interne ; enfin, l’aversion de Luther pour les Juifs, bien que motivée d’une manière différente par rapport à celle des nazis, pouvait mener au niveau de la propagande à une certaine convergence instrumentale.
Si l’Eglise catholique disposait d’un contenu dogmatique et d’un appareil hiérarchique qui la protégeaient des « crises d’identité », on ne pouvait pas dire la même chose des diverses communautés ecclésiastiques protestantes, qui étaient souvent déchirées quant à l’attitude à adopter vis-à-vis du national-socialisme. Cela allait en effet des attitudes philonazies ou nazies tout court à des positions ennemies du nouvel ordre.
Hitler suivait avec intérêt, mais aussi avec impatience et avec un certain mépris mal dissimulé, la crise du monde protestant allemand. Il accueillit toutefois avec faveur, mais sans enthousiasme excessif ni manifestation particulière de sympathie, la décision de quelques milieux modérés luthériens ou calvinistes de converger, en 1933, dans une Eglise évangélique d’Etat, la Reichskirche, qui aurait été guidée par un Reichsbischof (évêque d’Etat) apprécié du gouvernement, aurait eu une devise semblable à celle de l’Etat nazi (Ein Reich – Ein Volk – Eine Kirche) et un clergé (dont auraient été tenus à l’écart les membres de races non-aryennes) qui aurait juré fidélité à l’Etat avec une formule analogue à celle employée pour les fonctionnaires et les officiers de l’armée, qui incluait une promesse formelle de fidélité personnelle au Führer.
Si la Reichskirche pouvait être appréciée d’Hitler dans la mesure où elle se proposait comme organe de l’Etat, il accorda par contre une attention faible et ennuyée à ces « chrétiens » qui entendaient conjuguer leur foi nationale germanique avec une profession de christianisme par ailleurs ambiguë et tiède. Ceux-ci étaient les Deutsche Christen, qui entendaient sortir de toutes les confessions (la catholique comme la luthérienne et la calviniste) et fonder une Eglise chrétienne-allemande dans laquelle l’antisémitisme aurait été accueilli sans réserve. Dans leur profession de foi, formulée en 1933, l’Ancien Testament était entièrement supprimé ; les chrétiens-allemands soutenaient que Dieu avait parlé un langage spécifique pour chaque peuple, et que pour le peuple allemand il avait assumé l’aspect de Hitler et de sa doctrine.
La nouvelle loi divine « jaillie du sang et du sol » ne parlait pas le langage transcendant de la Révélation, mais plutôt le langage immanent de l’histoire. Dans la mystique chrétienne- allemande, entraient au même titre la mythologie pseudo-scientifique d’un Christ « aryen », la mystique de Hitler conçu comme « notre doux Christ allemand » et enfin la perspective d’une ascèse guerrière dans laquelle les chrétiens-allemands se voyaient eux-mêmes comme les « S.A. du Christ ».
Tout cela convenait au Führer, qui en effet se hâta de débarrasser les chrétiens-allemands de leur adversaire le plus rigoureux, le pasteur Martin Niemöller qui devant la dégénérescence politique du christianisme avait fondé une « ligue d’urgence » parmi les ministres évangéliques du culte. Niemöller était une figure religieuse singulière : c’était un converti, un homme d’un courage extraordinaire qui pendant la [première] guerre mondiale avait été commandant de sous-marin. Dans les premiers temps, lui aussi n’avait pas hésité à saluer en Hitler le sauveur de l’Allemagne, et même pendant le procès qui lui fut imputé il n’hésita pas (et certes pas par opportunisme) à réaffirmer sa fidélité personnelle au Führer. A son tour, Hitler devait nourrir personnellement de la sympathie pour son courage et sa sincérité : en effet, en 1937 ce fut peut-être pour le soustraire à un sort pire qu’il l’expédia à Dachau et plus tard comme prisonnier politique à Sachsenhausen. En 1939, Niemöller s’offrit encore comme volontaire de guerre : c’est seulement vers la fin des années quarante, maintenant âgé, qu’il se serait converti au pacifisme intégral.
BRAS DE FER ENTRE ROME ET BERLIN
Au fur et à mesure que l’Etat national-socialiste se consolidait, le caractère (déjà clairement affirmé chez Hitler) de son antichristianisme fondamental se fit plus clair. On brima de toutes les manières les initiatives à caractère culturel, d’assistance, récréatives, patronnées par les Eglises, et cela même ouvertement au mépris du concordat de 1933. Ce fut en 1937 que le Kirchenkampf (le combat des Eglises, que Hitler aurait peut-être préféré éviter) arriva à son apogée, avec la fermeture de la faculté de théologie ; l’instruction religieuse fut entravée surtout vis-à-vis des jeunes, où la Hitlerjugend visait au monopole d’organisation, et même vis-à-vis des aumôniers militaires il y avait des difficultés.
Le pape Pie XI fut poussé par tout cela à publier le 4 mars 1937 l’encyclique Mit brennender Sorge (« Avec un souci brûlant »), qui conduisit les rapports entre Eglise catholique et Etat national-socialiste au bord de la rupture irrémédiable.
Si par ailleurs Hitler méprisait les chrétiens-allemands en les considérant, à juste titre, comme des chrétiens tièdes et poltrons et en même temps comme des nazis médiocres, il n’est pas très vrai (au contraire de ce qui est souvent répété) qu’il nourrissait de la sympathie pour les cercles néo-païens qui s’organisaient en Allemagne.
Peut-être le Führer accordait-il une certaine considération seulement à la dénommée Deutsche Glaubensbewegung (Mouvement de la Foi allemande), fondée en 1933 par une constellation de divers groupuscules de « sans Eglise », qui ne se reconnaissaient dans aucune religion révélée mais entendaient fonder une « foi allemande » qui tirerait sa force de l’histoire et des traditions des communautés germaniques. Il s’agissait d’une sorte de mystique du folklore allemand, qui proposait une intense vie communautaire avec la remise en valeur des fêtes et des coutumes germaniques.
L’animateur du mouvement pour la « foi allemande » était Jacob Wilhelm Hauer, mais on savait qu’il pouvait compter sur les sympathies du vieux « néo-païen », le maréchal Ludendorff (mort cependant en 1937) ainsi que d’importants dirigeants nationaux-socialistes comme Alfred Rosenberg, Rudolf Hess, Walter Darré, Heinrich Himmler.
Le mouvement pour la « foi allemande » choisit pour symbole une roue solaire dorée sur fond bleu et se dota d’une organisation paraliturgique complexe inspirée en partie des cérémonies catholiques, en partie des suggestions jacobines (le « calendrier agricole » proposé au Führer par le mouvement ressemblait beaucoup à celui de la Révolution française). Les trois couleurs « aryennes » (le blanc, l’or, le bleu) furent les couleurs liturgiques des ornements de cette « Eglise allemande » qui connaissait des cérémonies lustrales semblables au baptême et des consécrations para-ecclésiastiques comme les mariages, célébrés devant un autel sur lequel étaient posées une épée et une copie de Mein Kampf. Mais, malgré les efforts pour rattacher cette sorte de panthéisme nordique aux traditions archaïques « germaniques », le mouvement pour la « foi allemande » ne sut jamais s’élever au-dessus d’une pauvre parodie des rites catholiques ou maçonniques, parce que ceux-ci (le confessèrent du moins Hauer et Rosenberg) étaient leurs modèles culturels effectifs.
Hitler eut (contrairement au trop sentimental Rosenberg ou à Himmler, qui était malade d’ésotérisme et de cérémonialisme) l’intelligence de ne pas trop se compromettre ni de trop compromettre le mouvement national-socialiste avec ces mouvements pseudo-religieux qui déclaraient fumeusement « adhérer à l’antique pensée païenne du Tout » et à la « morale de l’homme nordique », mais qui en réalité n’allaient pas au-delà de l’esthétique wagnérienne et de la Deutsche Mythologie de Grimm. Et cela même si certains représentants de la « foi allemande » (comme Hauer, qui avait été missionnaire protestant en Inde et qui avait emprunté à l’hindouisme l’idée de la « roue solaire » comme signe distinctif de son mouvement) étaient sans doute des personnages intéressants.
LES NEOPAÏENS DU TROISIEME REICH
Dans les cas les plus notables, la « foi allemande » (suivant aussi en cela, du reste, le modèle wagnérien) n’aboutissait donc qu’à des fantaisies du genre Niebelungen ou à une sorte de « spiritualisme aryen » qui regardait surtout les exemples hindouistes-brahmanistes.
Le panthéisme cosmique, l’identification de Dieu avec la nature, la morale de l’ascèse héroïque et même du message bouddhiste primitif, étaient les éléments de base d’un culte qui entendait proclamer l’étrangeté de la race germanique au message « sémitique » chrétien : même si ensuite, à l’intérieur de cette morale héroïque, on tendait à récupérer le même Christ, mais un Christ relu plus à travers les textes gnostiques et les œuvres des mystiques allemands médiévaux (surtout Eckhart) qu’à travers le message évangélique.
Sans doute Hitler n’était-il pas étranger à ce type de culture. Dans ses années de jeunesse à Vienne, il avait été touché par l’enseignement des nombreuses petites sectes occultistes qui peuplaient le sous-bois culturel de la capitale de l’empire des Habsbourg. Il s’était ensuite intéressé aux théories cosmogoniques de Hans Hörbiger et aux théories astrologiques. Mais le mysticisme nordique et antiromain du Mythe du XXe siècle de Rosenberg l’ennuyait ; et il ne perdait pas une occasion de se moquer férocement des « professeurs » qui rêvent des gloires archéologiques des anciens Germains mais qui ensuite servent la cause beaucoup moins utilement qu’un brave garçon des S.A. ou un robuste ouvrier qui sait jouer des mains.
Les néopaïens du Troisième Reich servaient aux parades folkloriques et constituaient un moyen de chantage et de pression vis-à-vis des Eglises chrétiennes : le Führer n’avait cependant aucune intention de leur concéder un espace réel.
La vérité, sur le caractère « religieux » du national-socialisme, n’est pas dans ses connexions avec des milieux ou des rites néo-païens de ce genre. Irréductiblement athée, nihiliste et matérialiste dans son essence, le mouvement national-socialiste était « religieux » dans son appareil de la liturgie politique de masse et, surtout, dans sa conception du monde totalisante. En tant que tel, il était une foi : et il ne pouvait pas tolérer, sinon pour des raisons contingentes et avec tout le cynisme des choix de commodité, la coexistence avec d’autres fois.
Le national-socialisme ambitionnait de remplacer toutes les religions puisqu’il entendait se proposer comme un succédané de la religion. Avec le temps, dans les intentions de Hitler, son Eglise politique aurait remplacé toutes les Eglises. L’appel ancestral aux traditions germaniques, le rappel des coutumes folkloriques et des gloires historiques du peuple allemand, le ritualisme basé tantôt sur le monde wagnérien tantôt sur l’Eglise catholique, étaient tous des moyens pour capturer mystiquement l’âme du peuple allemand et pour fournir au matérialisme raciste et au fanatisme antisémite la dignité d’un appareil qui pouvait sembler spirituel.
Le « néo-paganisme » nazi vient donc à réoccuper, à la lumière de la méditation historique, son authentique rôle de tesselle dans la savante mosaïque de l’organisation hitlérienne du consentement. C’est celle-ci, au fond (et non la faible substance culturelle et la fragile consistance sociale qui en furent les caractères de base), qui est la raison principale de l’intérêt que son étude peut revêtir.