Un des plus grands écrivains français, un homme d’une infinie bonté : Marcel Aymé
MarcelAymé est mort il y a cinquante ans, qui s’en soucie ? Nous reprenons pour cet anniversaire un texte qu’André Brissaud publia à l’annonce de son décès.
Tout un monde est en deuil depuis la mort de Marcel Aymé, survenue brutalement, à Paris, le 14 octobre, à 23 heures. Pas seulement le monde des lettres, dans lequel il figure parmi les plus grands écrivains de langue française.; pas seulement le monde du théâtre, où il tient une place importante depuis 20 ans; mais aussi, et surtout, tout un petit monde d'épiciers, de bouchers, de gardiens de square, de pompistes, de tenanciers de bistrot, de crémiers, d'employés, de concierges, de paysans, de pêcheurs... qui connaissent Marcel Aymé pour l'avoir rencontré, fréquenté et aimé dans les rues de la Butte Montmartre, dans son village d'adoption, Grosrouvre, près de Montfort-l'Amaury, ou au Cap-Ferret, où il allait chaque année en vacances depuis trente ans. Et puis, encore, le vaste monde de ses lecteurs qui gardent tous un souvenir inoubliable, amical et admiratif de ses romans comme « La Jument verte », « Gustalin », « Travelingue », « La Vouivre », « Le Chemin des écoliers », « Uranus », etc. ; de ses merveilleux « Contes du chat perché » ; de ses étincelantes pièces de théâtre comme « Lucienne et le Boucher », « Clérambard », « La Tête des autres », « Les Maxibules », « Le Minotaure », etc.
On savait, qu'il avait été profondément affecté, le 18 juin 1966, par la brusque disparition de son gendre, Raymond Magne, directeur et rédacteur en chef de Carrefour, qu'il considérait comme un grand fils et était son ami le plus intime, le plus cher. Sa santé était moins bonne et il avait passé un mauvais hiver et un difficile printemps, mais ses vacances avaient été excellentes, au Cap-Ferret, avec sa femme, Marie-Antoinette, sa fille, Colette Magne, ses trois petit-enfants, Françoise, Frédéric et Isabelle. On le savait souffrant depuis une semaine, confiné à la chambre, mais de là... Non, ce n'est pas possible! et pourtant...
Il pleuvait dimanche sur Paris. J'avais revu son bureau tapissé de livres, son portrait par Gen Paul, et lui aussi, reposant calmement sur son grand lit, la tête légèrement penchée sur le côté droit, comme pour écouter. Son visage était celui que je lui connaissais : sous la rigidité plastique du minéral se dégageait une infinie bonté, mais le regard de ses gros yeux tantôt bleus, tantôt verts, ne perçait plus le rempart des lourdes paupières closes; et, surtout, je n'entendais pas sa voix basse prendre de la force, je ne voyais pas son front haut s'animer et naître son sourire si tendrement humain.
Quand je sortis du 28 rue Norvitts, la pluie faisait briller les pavés de l'avenue Junot Sous la lumière jaune des réverbères, je vis que tous ses personnages étaient là, qu’ils venaient une dernière fois le saluer, muets de douleur. Au premier rang, il y avait tous les animaux familiers des Contes du Chat perché. Ils étaient silencieux car ils savaient combien Marcel Aymé les aimait - à la manière de saint François d'Assise - et que, pour leur prouver son amour, il leur-avait donné la parole. Et puis, il y avait aussi une foule énorme d'humains des deux sexes, de tous âges, formée des personnages de ses romans, nouvelles, contes et pièces de théâtre. Il y avait Brûlebois, le nain du cirque Barnaboum et le couple Jardin... Il y avait Gustalin, près du comte de Clérambard... Ils étaient tous là. L'œuvre de Marcel Aymé continuait à vivre, elle continue à vivre.
Ses personnages préférés ne sont pas des anormaux, des obsédés, des candidats au suicide, à la drogue, à la pédérastie, aux asiles d'aliénés, à l'héroïsme ou à la sainteté. Ce sont des gens comme nous en connaissons ou comme nous pourrions en connaître. Tous sont vivants et on les aime, comme Marcel Aymé les aime, parce qu'ils nous ressemblent plus ou moins, parce que nous aimerions boire un verre avec eux, parce que nous les écouterions volontiers nous conter leurs joies et leurs misères. Ce sont des personnages charnels, savoureux, vrais, que Marcel Aymé - authentique passemuraille du monde romanesque - surprend dans leurs dimensions réelles et dans leur intimité. C'est une humanité saisie par le magnétophone et la caméra invisible.
Suivant les traces de La Bruyère dans ses satires des moeurs citadines, celles de La Fontaine dans ses « Contes du Chat perché », et celles de Voltaire pour l'ensemble de son œuvre romanesque, Marcel Aymé est le maître conteur du XXe siècle. Il a élevé à la perfection les qualités de malice, de netteté, de rapidité des meilleurs conteurs et fabulistes facétieux et satiriques de la littérature française. Même dans le fantastique, l'humain ne perd lamais ses droits. Sa tendresse pour les êtres et son réalisme implacable ne disparaissent jamais totalement, même quand la réalité explose. Il peut inventer des gens qui brusquement se dédoublent, se multiplient, grandissent ou rapetissent, rajeunissent ou vieillissent, traversent les murs, fréquentent les anges, chevauchent les centaures ou changent de visage et de formé ; toujours demeure une étincelle qui force la crédibilité.
Si Bernanos s'est penché sur les drames de l'âme plus ou moins religieuse, Montherlant sur ceux du caractère, Gide sur ceux de l'inversion, Saint-Exupéry sur ceux de l'héroïsme, Mauriac sur ceux de l'homme écartelé entre le Bien et le Mal, Malraux sur ceux de la destinée humaine, Marcel Aymé, lui, nous raconte l'homme tout court, tel qu'en lui-même il pense, agit et réagit dans la rue, dans les champs, dans son appartement ou au plus profond de sa retraite intérieure. Marcel Aymé sait voir, entendre, juger avec une lucidité mêlée de cruauté et d'amertume, mais toujours avec une intense humanité. Il s'élève contre la lâcheté, la médiocrité, là bêtise, la vanité, la fausse poésie et les sentiments vils, pour préconiser - à sa manière - le courage, l'originalité, l'intelligence ou le bon sens, la simplicité, la poésie teintée d'humour, - les sentiments vrais. Il y a sans doute plus de moralité dans une nouvelle comme « Les Sabines » que dans un lourd traité de morale. Il y sans doute plus de finesse et de profondeur métaphysique dans des, nouvelles comme « La Carte » ; « Le Décret », « La Légende poldéve » ou « L'Huissier » que dans les œuvres des philosophes de profession ; il y a sans doute; plus de charité et d'amour évangélique dans « Clérambard » que dans, les œuvres complètes de certains qui, revendiquent hautement, l'étiquette « écrivain chrétien ».
Marcel Aymé a écrit ses pièces pour que le spectateur, sous l'apparence du comique, sente les drames de la vie et surtout les monstruosités d’un monde égoïste et vicieux. Les travers, les vices, les passions qu’il met en scène pourraient donner naissance à des tragédies ou à des comédies tristes et sévères. Mais Marcel Aymé fait rire. Sa gaieté est franche ; virile, vigoureuse et saine, sans oripeaux ni concessions au code de civilité des snobs. La bouffonnerie de Marcel Aymé, comme celle de Molière, ne se perd jamais dans le burlesque, car elle garde toujours ses attaches avec, là réalité. La formule de, Molière était : « Pas de vérité sans comique, pas de comique sans vérité », elle pourrait être celle de Marcel Aymé, aussi bien pour son théâtre que pour ses contes, ses nouvelles, ou ses romans. Nous le savons, nous qui connaissons son œuvre nous qui le connaissons.
Parler de Marcel Aymé au passé, je ne puis encore m'y résoudre. Il est parmi nous ; il est parmi ceux qui l'aiment et l'admirent, (sans le lui dire!), intensément présent, toujours présent à l'amitié. N'est-ce pas Jean Anouilh ? N'est-ce pas André Barsacq, Claude Sainval, Raymond Rouleau, Roland Petit et Zizi Jeanmaire ? N'est-ce pas Antoine. Blondin et Michel Déon ? N'est-ce pas tous ses amis ?