Jack Kerouac in memoriam (suivi d'une lettre de Kerouac sur Céline)
Jack Kerouac est mort il y a exactement quarante ans, le 21 octobre 1969, en Floride, loin de Lowell, dans le Massachusetts, où il est né et où il a passé les dernières années de sa vie, amer, déprimé, miné par l’alcoolisme et le spleen, avec sa mère, Gabrielle L’Evesque, jadis ouvrière, comme la mère de Céline était petite commerçante. Cette fin d’existence triste comme un quartier de banlieue, fin de nulle part, frontière grise avant le grand saut dans la lumière tant désirée depuis longtemps, offre à la mémoire collective un Kerouac catholique, conservateur, redneck louant les sénateurs d’extrême droite, antisémite et patriote. Ironie des destins personnels… Mais la lassitude, l’usure, le dégoût d’une misère bue jusqu’à plus soif… le corps exténué, malgré sa constitution d’athlète…Mais aussi le refus de l’engagement, de la violence radicale, de la politique… Il est anticommuniste, il hait la posture contestataire, les professionnels de la rébellion, lui qui ne concevait la révolte que dans le vertige d’un nihilisme métaphysique, au-delà des mondanités idéologiques. La critique de la société, l’indifférence à la Seconde guerre mondiale, à la société de consommation, au discours cosmétique de l’american way of life, rêve ignoble qui cache une misère abyssale, ne sont que des ondoiements acides d’une plongée tragique dans le destin de l’homme, comme le Voyage au bout de la nuit est la réplique dévastatrice du tremblement tellurique de la civilisation occidentale. Comme Céline, il a toujours été en marge, suscitant illusions et malentendus, et de plus en plus, à partir de 1957, date de son « retournement », en marge de la marge du système officiel, ce qui devait l’éloigner définitivement de la gauche progressive américaine. Dans un dernier article, il dit sa haine des Jerry Rubin, Abbie Hoffman, Timothy Leary, David Delliner, Allen Ginsberg, tous très engagés, certains trop arrivistes pour ne pas ployer leur âme un jour devant le fric (voir la carrière d’un Jerry Rubin ! Do it !) ou le succès de foire, gueulards gauchistes cabotins et jouisseurs. Son soutien à la guerre du Vietnam, son respect ostentatoire du drapeau sont autant de signes provocateurs, dont il faut démêler ce qu’ils ont d’authenticité et d’agressive charge contre la comédie d’en face. Chez un écrivain, la vraie vie est ailleurs, entre les quatre bords de la page. Qui est le véritable Céline ? Rien de plus explosif n’a été écrit contre les dérives de la race blanche, assez bête pour s’autodétruire, et, chez l’un comme chez l’autre, rien de plus efficace n’a été gueulé contre le modèle nord américain d’arraisonnement de l’humanité de l’homme. Le reste est du pain gâté pour les canards…
Hyper médiatisé, à cause de sa légende sulfurique, de sa gueule de beau gosse, de sa carrure de footballeur, du grand sportif qu’il fut à 20 ans, il s’égare et bafouille, rougit devant les micros sournois et les pièges matois des intervieweurs patentés. Les critiques condescendantes des gendelettres, les cris horrifiés des petits bourgeois confits dans leurs certitudes aseptisées de lecteurs du Reader’s Digest l’écoeurent. Il est d’ailleurs. Sa révolution, comme il le clame, c’est la révélation. L’enfant demeure, l’innocent, le primitif. Sa religiosité sentimentale le relie à ce qu’il a toujours été, un « mystique à l’état sauvage », comme le Rimbaud de Claudel. Son chef d’œuvre, Sur la Route, est une quête hallucinée, à travers la route, highway qui ne mène nulle part, qui ne vaut que par le mouvement dont elle est l’instrument et le pré-texte, la recherche d’une Amérique hiéroglyphique, qui défile comme un rêve derrière les vitres ivres de voitures filant comme des météorites, ou vibrant derrière le vent fou des trains sur lesquels se juchent les paumés à la recherche de petits boulots, à la façon des freight-hopping, les travailleurs itinérants jetés dans la misère par la grande Dépression. Comme encore Rimbaud, chemineau de l’Absolu, comme le Céline du Voyage et de Mort à crédit, le Ferdinand des errances apocalyptique dans une Germanie calcinée par les bombes, il sombre dans le dépouillement volontaire, cultive le dérèglement (moins) raisonné des sens, avide de kiks, d’émotions aigues, pour atteindre le sentiment, l’espace d’une éternité, d’une existence éclatant sa plénitude en une jouissance dont le it jazzistique est la pointe. Beat, c’est, dans le jargon du jazz, l’état de celui qui est foutu, mais c’est aussi beato, l’antichambre de la sainteté. Un Bardamu yankee, qui serait resté dans la ville « dressée », au lieu de revenir revoir les villes européenne couchées au long des fleuves…Une vie à vau-l’eau, de « clochard céleste », celle du bhikkhu, le moine bouddhiste haillonneux, ou de certains gyrovagues médiévaux, dont la geste scrute des signes dans l’espoir de rencontrer le Graal.
Car Kerouac est fils de Breton canadien, (et sa mère était cousine germaine du premier ministre québécois et chef du mouvement séparatiste René Lévesque) et une fois, en 41, il s’est nommé « Jean, Baron de Bretagne ». En 1965, il part pour la France, à la recherche de ses racines armoricaines, comme il va à Rivière-du-loup pour retrouver un passé québécois. Poursuivant anxieusement sa quête d’identité, il allie des traditions celtiques au Tao chinois ou au bouddhisme, syncrétisme propre à une société déboussolée qui a assassiné la civilisation indienne et croit trouver dans les grands espaces, Far West reculé jusqu’à l’Océan (l’Océan maléfique et bénéfique de Melville !), des racines que son Histoire n’a plus. Kerouac est l’homme tragique de l’Amérique, son miroir le plus séduisant et le plus tendu vers un sens qui échappe toujours. Il est profondément imprégné de littérature européenne, de Baudelaire, de Rimbaud, de Lautréamont, d’Artaud, de Breton, de Genet, de Michaud, de Kafka, de Nietzsche, de Céline surtout, et enfin de Spengler, dont l’œuvre majeure, Le Déclin de l’Occident, conforte son pessimisme et lui offre en même temps une échappée anthropologique, un modèle d’existence, chez les « grands peuples fellahs de la terre », ces sociétés protohistoriques solidaires, fraternelles, ancrées dans le sacré, la magie, liées organiquement aux forces cosmiques, peuples de paysans rustres, anti-intellectuels, profondément humains. Il croit retrouver ces traits originels chez les Indiens mexicains, ou parfois chez les travailleurs, dont il capte le phrasé et le jargon, ayant été sans cesse travailleur lui-même en même temps qu’écrivain, ou chez les Noirs qui vont lui donner sa musique, celle du Be-bop, de ce jazz brûlant, rauque, violent, aussi tumultueux qu’un torrent caillouteux dévalant les pentes du désespoir et de la révolte, qui prit la suite du phrasé élégant de Lester Young, du souffle puissant de Coleman Hawkins, le swing de Count Basie, le jazz de Thelonious Monk, de Gillespie, de Max Roach, de Bud Powell, et surtout de Bird, de Charlie Parker le magicien. Car Kerouac voit dans le Nègre américain cet appel des instincts, le refus existentiel du modèle judéo-chrétien, ce langage transparent du corps et de l’affect, fondement existentiel d’un Céline libertaire. L’improvisation sur des motifs, comme la drogue, l’alcool, la vitesse (errance initiatique dont l’Orphée est Neal Cassady, allias Dean Moriarty, comme ce fantôme Bardamu poursuivant le spectre Robinson, comme Louis Ferdinand Destouche sur les champs de bataille, en Afrique, en Amérique, en banlieue parisienne, ayant touché à la drogue à Londres, s’étant jeté dans toutes les voluptés sensuelles, ayant désespérément déchiffré l’âme humaine par les tourments d’une écriture sismographique…), et, à la manière des soli de saxo, les phrases interminables comme celles d’un Proust qu’il déclame entre deux orgies (mais il avait parfois des pudeurs d’enfant de chœur, qu’il fut), la perte dans un rythme furieux, rauque, en rafales, agressif et tendre à la fois, fuligineux ou clair comme les aubes, brouillent et disjoignent la conscience du corps, ouvrent le monde comme le territoire d’un bacchant possédé par le souffle du dieu ivre, dont l’instrument est sa machine à écrire, avec laquelle il dévide, de 50 à 57, 12 livres, et un rouleau de télétype de 33 mètres de long pour le seul On the road, aussi halluciné que Céline meurtrissant les manuscrits du Voyage. Si on ne met pas sa vie sur la table, affirme Céline, on n’est pas écrivain. « J’écris ce livre parce que nous allons tous mourir » affirme à son tour Kerouac. Son livre, c’est sa vie, c’est l’enregistrement d’une anamnèse revécue dans la transe, le dégorgé jaculatoire de mots transbordés de New York à San Francisco et jusqu’au Mexique, dans un sac à dos qui hante les chambres sordides, les lieux crasseux où il faut quand même essayer de dormir, ou tout au moins sombrer dans le sommeil agité des ivrognes et des camés. Kerouac est le vates (le poète inspiré, non l’artifex, le faiseur de vers) perdu de l’âge atomique. L’irruption du langage parlé, dans son œuvre, est plus vraie que celle d’un Miller qui s’essaie désespérément au cabotinage langagier, et qui n’a pas encore quitté ses oripeaux de littérateur.
Subtil malentendu. Céline, lui aussi, verra clair dans le baroudeur aux phrases ronflantes. Chez Kerouac, qui en creva, la souffrance, les cris, le délire d’une société gravitent follement autour d’un essieu vide, les jours alternent entre pure volupté et féerie pour une autre fois, distorsion douloureuse où s’élargit sa conscience, celle du fils d’une Amérique qui n’a pas honte d’être blessée, d’un « Nord Américain exilé en Amérique du Nord ».
Lettre de Kerouac à propos de Céline (parue dans Paris Review en 1964) :
Louis Ferdinand Céline était médecin généraliste dans les quartiers pauvres de Paris. Il était aussi d’une sensibilité exceptionnelle et de fait un docteur très bon si je me fie à mon instinct en lisant ses récits de la souffrance insensée d’une bonne partie de sa clientèle. L’adorable petit garçon qui tousse à mort… la belle jeune fille qui saigne à mort… les vieilles propriétaires mortes depuis longtemps. Pour moi lire Voyage au bout de la nuit, c’était voir le plus grand film français jamais réalisé, un Quai des brumes supra céleste mille fois plus triste que la lippe amère de Jean Gabin ou la lubricité lugubre de Michel Simon ou la fête foraine où les amants pleurent…
Il me semble qu’en fait Céline a été en son temps l’écrivain français le plus doué de compassion. Il a dit lui-même (en 1950, dans une interview pour un journal parisien) qu’il n’y avait que deux écrivains véritables en France à l’époque, lui et Genet. […] Et la prose de Genet est en tout point aussi angélique, venant de la rue, que l’était celle de Proust dans les étages supérieurs. Et je dis que Céline avait raison à propos de Genet.
Mais Céline, lui, ses sources venaient de beaucoup plus loin, dans la littérature française : il descendait de Rabelais, il était passé à travers le viril Hugo. Il m’a toujours semblé que le Robinson du Voyage était poursuivi par le fantomatique Javert, et que Javert était Céline en personne, et que Céline était Robinson, si bien que Voyage est l’histoire du Suaire du moi de Céline à la poursuite du Suaire du non-moi de Céline, Robinson.
Je ne vois pas comment les gens auraient pu reprocher à Céline une méchanceté au vitriol s’ils avaient lu le chapitre sur la jeune putain de Détroit ou sur le prêtre au supplice qui se hisse à la fenêtre dans Mort à crédit, ou sur le merveilleux inventeur dans le même roman.
J’affirme qu’il était un écrivain d’une intelligence et d’un charme immense, suprême, et que nul ne peut lui être comparé. Il a une influence très importante sur l’écriture de Henry Miller, soit dit en passant, ce ton moderne et flamboyant qui envoie valser la rancœur de l’horreur, cette douleur sincère, ce haussement d’épaules et ce rire de rachat. Il a même fait rire et pleurer Trotski. La crise politique de notre temps n’est pas plus importante que la crise turque de 1822, à l’époque où William Blake écrivait ses lignes sur l’Agneau. Camus ferait changer la littérature en simple propagande avec ses discours sur l’ »engagement ». e ne me souviens que de Robinson… Je ne me souviens que du Docteur en pleine miction au bord de la Seine…
Moi-même, je ne suis qu’un ex-marin, je ne fais pas de politique, je ne vote pas.
Adieu, pauvre suffrant, mon docteur.